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Christiania : micro-société subversive ou "hippieland" ?

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par Félix Rainaud
Université de Poitiers - Master 1 Sociologie 2012
  

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Quatrième partie : Un espace à double tranchant pour les autorités

Immédiatement après le début de l'occupation en 1971, un petit groupe de personnes a formulé l'objectif suivant pour Christiania :

«L'objectif de Christiania est de construire une société autonome où chaque individu peut s'exprimer librement et doit rendre des comptes à la communauté. Cette société doit être autonome financièrement, et les aspirations communes doivent continuellement s'attacher à montrer que la pollution mentale et physique peuvent être évitées. »

13/11-1971. Ainsi formulé par Sven, Kim, Kim, Ole et Jacob 23(*)

4.1 Un espace subversif...

Cet objectif est un élément central de Christiania. Au-delà de ses prétentions utopiques d'une société idéale, il est le point de départ de la constitution d'une communauté dont le but sera de subvertir les normes existantes. Cette subversion s'exprimera à Christiania par différents canaux, qu'il s'agisse du mode de fonctionnement interne à Christiania qui va prôner la démocratie directe avec des assemblées de quartiers, ou des manifestations politiques des mouvements sociaux qui trouveront à Christiania de nombreuses ressources (lieux de réunion, point de convergence des luttes...). Aussi, le théâtre d'action politique occupera une place centrale dans la remise en cause de la vie quotidienne. Aujourd'hui, force est de constater que les entreprises de subversion qui ont vu le jour à Christiania sont beaucoup moins radicales et qu'elles ont été réappropriées, réintégrées par les normes de la société.

4.1.1 Un fonctionnement selon des principes libertaires

« La présence du fait politique est partout dans la ville : la ville exerce des fonctions politiques ou administratives à l'égard d'un territoire plus ou moins vaste ; elle participe à l'encadrement territorial. Elle gère, d'autre part, ses propres affaires. Mais la ville, lieu de centralité, est également site privilégié de l'expression, de la diffusion des idées, de la lutte aussi ; capitale, elle organise les dominations comme elle couve les révolutions » a écrit l'urbaniste Marcel RONCAYOLO24(*). L'esprit originel de ce fait urbain de la capitale danoise qu'est Christiania est en partie le résultat de la rébellion de la jeunesse dans les années 60 qui avait un idéal et la motivation d'expérimenter une gouvernance démocratique alternative. « Le seul dénominateur commun des nouveaux habitants était un anarchisme réduit à l'essentiel, l'horreur de la hiérarchie en constituant l'alpha et l'oméga. Deux principes indispensables à tout squat s'y greffèrent : la supériorité du droit d'usage sur le droit de propriété (en principe, qui s'absente plus de trois mois perd tout droit au local qu'il prétend conserver) et le recours à la discussion plutôt qu'à la force » note Jean-Manuel TRAIMOND (1994 : 99). Comme je l'ai déjà évoqué plus haut, il y a eu une production de normes implicites, qui ont disciplinarisé l'espace et les corps.

Aussi, la question de la participation des habitants dans les prises de décisions politiques (autrement dit la démocratie), concernant leur ville, leur quartier, leur environnement, est une question souvent reprise dans le débat politique contemporain (l'un des arguments principaux de la campagne présidentielle de Ségolène Royale en France en 2007 par exemple était la « démocratie participative » sensée répondre à cette question). La participation des habitants dans les prises de décisions sur leur quotidien est une des caractéristiques principales de Christiania. C'est cette participation lors des assemblées, par leurs règles de droit propre, que les Christianites s'assurent et expriment leur autonomie politique, bien plus qu'un simple rassemblement territorial ou économique. Le mode de prise de décision au sein de la « commune libre » est emprunté à la tradition libertaire à travers la démocratie directe sans aucun contrôle étatique.

Face aux différents problèmes qui pouvaient se poser à Christiania, « la solution [...] exigeait souvent soit une action concertée, soit une règle contraignante. Qui allait édicter cette règle contraignante ? Møde, en danois, signifie réunion, assemblée. Assemblée générale se traduit par fællesmøde. Les premières assemblées générales se rassemblèrent donc. Il fut vite évident que leur autorité, en théorie la seule possible, serait limitée. (TRAIMOND 2000)». L'assemblée générale, le fællesmøde, avait donc autorité pour édicter des mesures contraignantes. Mais de l'aveu de J-M TRAIMOND : « il fut vite évident que leur autorité, en théorie la seule possible, serait limitée », considérant que : « Trois cents personnes (dont vingt plus ou moins ivres, cent fumant joints et shilums, cinq accompagnées de bébés hurlant, douze accompagnées de chiens aboyant, deux d'une santé mentale vacillante) prennent malaisément des décisions pratiques », et que « bon nombre de christianites, préférant la bière à l'anarchisme ressentent peu de respect à l'égard des fællesmøder. Ce qui ne signifie pas qu'ils en négligent systématiquement les prescriptions. » (TRAIMOND 2000).

L'inefficacité des fællesmøde, le  « souverain ultime du corps politique Christianite », entraina la division administrative de Christiania en zones, très inégales en termes de populations (la plus grande recense 80 personnes, la plus petite seulement 9), dont le nombre varie selon les périodes et les sources, mais dont on peut aujourd'hui fixer le nombre entre 13 et 15 (cf carte en annexe) : « l'ordre normal de décision politique ou de résolution des conflits était ceci : On discute entre voisins [dans les assemblées de zone : områdemøder], ou au husmøde (réunion de maison) ». Toutes les affaires intérieures, qu'il s'agisse de questions d'ordre purement pratique, économique ou social, sont discutées lors des réunions mensuelles de zone où seuls les résidents de la zone ont accès. Pour les questions qui touchent la communauté toute entière, l'Assemblée générale de Christiania, le fællesmøde est maintenu : « 80 % (mon estimation, que je ne crains guère de voir contester) des litiges (je ne parle donc pas des débats politiques) tranchés par les område - et fællesmøder concernent l'occupation de tel ou tel appartement, maison, roulotte... » (Ibid.).

Si la résolution d'un conflit échoue à l'områdemøder, le conflit est discuté au fællesmøde. Si aucune solution n'est adoptée, « on recommence, à l'un quelconque des échelons. Jusqu'à ce qu'un jour la solution naisse, ne serait-ce que de la lassitude générale » (Ibid.).

En parallèle à ces deux sortes de réunions, il existe également des réunions d'affaires composées principalement de représentants des différentes entreprises de Christiania. Ces réunions sont ouvertes à tous les Christianites - et aux Christianites seulement! Ces réunions sont donc une affaire purement intérieure, fermée à l'observateur extérieur - et tout le monde y a librement la parole.

La structure du mode de prise de décision est organisée autour du principe de consensus démocratique et le rejet du vote, qui signifie qu'en principe une décision peut être prise s'il y a un consensus autour d'elle. Ce processus de prise de décision est directement emprunté aux assemblées vikings. Lors de notre entretien avec Richard Lee Stevens, celui-ci est revenu également sur le déroulement d'un fællesmøder où les personnes souhaitant prendre la parole doivent demander « le bâton de parole »:

Entretien avec Richard Lee Stevens

When you were finished speaking, you give it to somebody else who wants to speak. And when he's finished speaking, he gives the stick to somebody else who could speak.

Then you put the stick down and we are all agreeable on it.

At the beginning this was a relatively new, interesting ... process.

But strangely enough, or (possibly?) enough we have kept ... the process all along till this day.

That means we have never at any time made a vote. We have always spoken openly and the real condition is that there is usually people who suggest what we have to talk about, what kind of decision we have to make. Many time it's about, relationship with the government, with the outside government or some kind of relation with the violence or [some kind of] a bar, or problem in a bar. So we have someone raise the question and ... the question and tries to present the different parts of the problem. And many people talking who know about the problem, they come and talk about it. And then the guide, the one who's running the meeting says `we're finished with that. Now it's open for discussion'

And then the person who wants to speak, whoever raises their hand and they can speak.

At one point, the one who's running the meeting says `We're going to take a break now' and we try to precise where we are in ...

So she or he raises the point again and he tells about what we have to talk about this , it seemed to be we'd be ... agreeable on this part of it, but we're still not ... on other part. If everybody agree about that, we can go further.

Making one hour, two hour-discussion then try to reformulate the question until we come to the point when we have to make a decision and then we found that we are all agreeable.

This, takes a lot of time.

Comme évoqué plus haut, Jean-Manuel Traimond a témoigné des difficultés qui pouvaient survenir lors des réunions à Christiania. Aussi, la reproduction des rapports sociaux de domination qui structurent nos sociétés peuvent se retrouver dans les mouvements sociaux, en particulier lors des assemblées : les ambitions personnelles, les logiques de confiscation du pouvoir, la confiscation de la parole et l'instauration de médiations qui limitent les relations interindividuelles sont des critiques qui sont souvent adressées aux assemblées lors des mouvements sociaux outre leur lenteur.

« Il est remarquable que, pour la période dont je peux traiter avec sûreté, soit 1971-1984, les règles positives du droit christianite sont restées extraordinairement peu nombreuses, en gardant à l'esprit qu'on ne saurait qualifier de règles positives les interdictions du meurtre, du viol.... qui pour les christianites tombent sous le sens. [...] Les aktivister (activistes) plus politisés, en général d'origine bourgeoise et de haut niveau de scolarisation, ont poussé à la création de plusieurs autres règles qui n'ont jamais entraîné la même unanimité :

- Le « loyer » (contribution à la caisse commune) ;

- La règle selon laquelle n'ont droit à participer aux møder que les gens qui dorment à Christiania (Nombre de vendeurs de haschich qui passent toute leur journée à Christiania sans y dormir s'invitent aux faellesmøder qui les intéressent);

- L'interdiction de vendre une habitation à son occupant suivant ou de l'acheter au précédent ;

- L'interdiction d'installer de nouvelles roulottes ;

- L'obligation d'en référer à l'områdemøde pour qui souhaite emménager (afin que, d'une part, les droits de ceux qui ont depuis longtemps demandé à emménager dans tel ou tel endroit lorsqu'il deviendrait libre soient respectés. Et, d'autre part, afin que l'on puisse éviter d'avoir pour voisin quelqu'un d'impopulaire ou de dangereux).

Si elles sont plus ou moins contestées, ces règles existent encore aujourd'hui à Christiania.

La lenteur des assemblées générales, si elle pouvait être un inconvénient à première vue, a aussi joué un rôle positif pour les Christianites. En effet, ce mode de prise de décision interne a aussi permis de considérablement ralentir l'action politique des gouvernements. Comme je l'ai montré plus tôt, le Danemark a construit en particulier au long du XXème une « identité sociale-démocrate » notamment caractérisée par le dialogue. En usant de ce mode de prise de décision, qui peut être particulièrement long comme le rappelle Richard Lee Stevens dans l'entretien, le gouvernement ayant reconnu Christiania comme un interlocuteur légitime a parfois dû attendre de longs mois avant d'obtenir une réponse de la part des Christianites.

* 23 Ici cité de Maagensen, Bjarne, 1996, Christiania - en længere historie (Christiania - a Longer History). København: Gunbak og Kaspersen, p. 12.

* 24 Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris, Gallimard, 1990, citation, p.145.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway