Christiania : micro-société subversive ou "hippieland" ?( Télécharger le fichier original )par Félix Rainaud Université de Poitiers - Master 1 Sociologie 2012 |
4.1.2 De faibles manifestations politiquesL'histoire de Christiania est liée à un contexte politique qui était celui de la « Nouvelle gauche » : « En outre, en dépit des méthodes illicites, le but du Freetown lui-même n'était pas sans résonance [...] avec une société influencée par la Nouvelle Gauche et les visions communautaires qui se propageaient à cette époque rebelle concernant le droit des peuples à l'autodétermination, le choix d'un mode de vie » (THÖRN, 2011 : 44). D'après Razmig KEUCHEYAN, « la nouvelle gauche politise des aspects de l'existence jusque-là considérés comme extérieurs au champ politique. La politisation de la sexualité en est un exemple, dont on sait l'importance qu'elle prendra au cours des années 1970, notamment au sein des mouvements féministes et homosexuels. C'est pourquoi la « critique de la vie quotidienne » chère à Henri Lefebvre constitue une thématique centrale de la période. Elle débouche sur une mise en cause des formes traditionnelles - social-démocrate et centraliste démocratique - d'organisation de la gauche, au bénéfice d'organisations moins hiérarchisées et plus souples. (KEUCHEYAN, 2010 : 51) ». Durant les années 80, perçues en général comme l'avènement du néolibéralisme, le Danemark voit aussi l'émergence et le développement de mouvements sociaux forts au sein desquels Christiania jouera un rôle moteur (mouvement des femmes, mouvement pacifiste, mouvement écologiste, mouvement squat, mouvements de solidarité...). Par exemple, en 1976, Le Front de libération homosexuel (Bøssernes Befrielses Front) s'installe à Christiania et Bøssehuset (« la maison gay ») est créé... Présenté comme un espace contre-culturel et une sorte de « micro société alternative », la première visite à Christiania fascine. Mais après seulement quelques heures d'observations, on en vient vite à se demander si Christiania n'est pas devenu une parodie d'elle-même. Ce sentiment est très bien retranscrit par Christa Amouroux qui fait part à la fois des tensions internes dans le freetown, et du malaise de certains activistes face à ce que devient Christiania, c'est-à-dire un marché de cannabis en plein air : «Within Christiania the closure of Pusher Street was fraught with tension. For many activists, Pusher Street was sapping the community of its vitality and legitimacy, and reducing Christiania to a parody of itself a . From this point of view, Christiania became synonymous with drugs, illegality, and transgression. These activists said the community was plagued by the effects of the hash trade's professionalization: intensification of policing, raids, criminality, violence, and commercialization b .The anti-consumption and anti-capitalist philosophy that formed the basis of Christiania's ideology was openly mocked by the intensely guarded space of Pusher Street where millions of Danish Kroner were made every year, and where grim-faced pushers were constantly on the lookout for undercover cops, suspecting a raid at any time.» a. Although there are many sub-groups in Christiania, the two main groups most often identified are--the activists and the pushers. The activists are the ones who took the time to speak with me and represent only a fraction of the total population, and I did not have the opportunity to speak with that many who identify as «pushers.» The few conversations I had with the pushers were guarded because they are extremely wary of speaking with potential «informants.» b. Christiania is at once a trademarked community and an internationally recognized «brand,» but it is also associated with the anti-capitalist, women's and peace movements. Members from these various groups participate in developing transnational political connections when they contribute to blogs on Christiania website, attend conferences and participate in what Christianitter refer to as «happenings.» Christiania maintains its status as cultural critic through its marketing, merchandising (buttons, t-shirts, stickers, etc) and a variety of other political practices (for example, by protesting the war in Iraq or hosting and cross-fertilizing with other social movements). (AMOUROUX : 116) Toutefois, cette relation aux drogues à Christiania peut être perçue comme un acte de désobéissance civile sur la vie quotidienne. Dans ce contexte, être un dealer ne devrait dès lors plus être entendu simplement comme comportement criminel individuel. Puisque la communauté accepte tacitement l'usage de certaines drogues, les fournir à un prix raisonnable fait partie du processus de vie selon les normes et les valeurs autodéterminées. Afin de régler les tensions entre pushers et activistes la solution serait donc de faire valoir la vente de cannabis comme un acte politique. Figure 9 Lors de la visite parlementaire de Christiania le 7 juin 2012, on observe au premier plan des policiers en uniforme, et devant eux un petit groupe de manifestants suivant la délégation, dont une personne avec un drapeau `Fri Hash'. Mis à part la mobilisation en faveur de la dépénalisation des drogues douces, on ressent peu d'engagement politique et activiste à Christiania. Lors de mon enquête de terrain, principalement fournie par mon observation participante extérieure à Christiania, où mon rapport au freetown était le même qu'un habitant de Copenhague, la grande majorité de mes sorties à Christiania étaient gouvernées par un intérêt culturel : aller voir un concert, sortir dans un bar, voir une exposition ; ou simplement pour flâner, et non pas politique. J'ai eu très peu l'occasion de voir des manifestations politiques à l'intérieur même de Christiania. Mis à part quelques affiches pour des manifestations ou des concerts antifascistes, et des manifestations pour la légalisation du cannabis. Cette sensation de « manque contestataire » me sera confirmée à plusieurs reprises lors de discussion avec des habitués de Christiania et d'autres habitants de Copenhague (étudiants, militants politique...) Notes de terrain Aujourd'hui j'ai revu Patrick25(*) au Pêcheur de lune tout à fait par hasard. Alors que je prenais un café, il s'installe avec moi et nous commençons à parler de Christiania. Je lui avoue que je suis un peu surpris de l'absence de manifestations politiques à Christiania et que je n'ai pas l'impression qu'il y ait une réelle conscience politique parmi les gens qui viennent ici. Il me répond : « c'est vrai qu'il ne se passe pas grand-chose ici... et c'est dommage car c'est un endroit qui devrait accueillir des grandes manifestations internationales ! En plus il y a des gens qui attendent ça ! Et bon à part ce qu'il y avait eu là pour l'environnement il y a deux ans c'est sûr que c'est dommage ! » Les mouvements revendicatifs des grands débuts (comme on peut les voir par exemple dans le livre de CATPOH) semblent loin. Si la structure de l'organisation anti-hierarchique et la démocratie directe, fidèles à l'esprit anti-autoritaire qui a vu naitre Christiania, demeurent, Christiania n'est plus aujourd'hui le catalyseur de mouvements sociaux qu'il a pu être. Toutefois, des liens ont été faits avec le mouvement `Occupy Wall Street' puisque certains habitants de Christiania sont allés sur place, et ont retrouvé là-bas une organisation proche de celle de Christiania : «So this kind of way of working: we have no leaders, and never had a ... leader, is an interesting way of living and we can see today that in fact, we just, for, a couple of... half a year ago we went to occupy Wall Street, some people of Christiania went to occupy Wall Street. In the beginning, cause `Occupy Wall Street' movement has no leaders also. All ... What we're in now, even though we've been here for years, they've gradually begun to be other kind of social movements which have this kind of a character. Previous social movements, whether we're talking about women's movement or civil rights' movements all of them had leaders. And people who worshipped ... who were used as leaders ... spokesmen. But this aspect is beginning to change now. And it's interesting because we've been doing this for 40 years. But there are being now starting other movements which are trying to develop a movement in another way of life, in another way of living, another way of existing another way of being with each other ...»(Entretien avec Richard Lee Stevens) «You could say that we have experience with occupying a piece of public ground for more than 40 years,» Manghezi said. «We would like to share our experience with the movement.» (CREMER, Justin, «Christiania goes Wall Street», The Copenhagen Post, 4 novembre 2011) Bien qu'il n'y ait plus une activité militante florissante, Christiania demeure un espace de formation politique pour de nombreux jeunes de Copenhague. L'influence de Christiania sur des générations de mouvements politiques contestataires, en particulier les mouvements anti-autoritaires, a été sans équivoque. « Comme un Christianite l'a expliqué, dans une grande partie de l'Europe des militants politiques émergent généralement du milieu punk rock dur, alors qu'au Danemark, beaucoup de gens qui deviennent activistes étaient d'abord des hippies dont les premières expériences d'actions autodéterminées étaient à Christiania. Christiania est une base arrière sécurisée où les squatteurs expulsés peuvent s'échapper et à partir de laquelle de nouvelles actions peuvent émaner ; Christiania offre un répit dans la tourmente de la répression urbaine et le stress » (KATSIAFICAS 184). L'hypothèse évoquée en début de paragraphe et faisant reposer le manque d'activité politique sur les tensions entre `pushers' et `activistes' est intéressante. On comprend en effet que ces tensions, querelles et autre bagarres ont pu finir par épuiser les plus militants des membres de la communauté. Toutefois, ces tensions ne peuvent pas expliquer à elles seules que ce qui fut la piste de lancement de nombreux mouvements sociaux dans les premières années soit aujourd'hui amorphe en termes de portée contestatrice. Il me semble plutôt qu'une pluralité de facteurs vient s'ajouter à ces tensions. Il faut bien voir d'abord que les Christianites luttent déjà pour la survie de Christiania depuis aujourd'hui 40 ans. Le « laissez-nous vivre comme nous l'entendons » adressé aux autorités par les Christianites est bien le message le plus diffusé par les Christianites. * 25 Patrick est un français vivant dans le quartier Sud de Copenhague (Amager) et qui vient à Christiania chaque week-end pour « se ressourcer » et respirer, Christiania est « son oxygène » comme il aime à le dire |
|