2 Des relations privilégiées
Pour autant, Philippe a bien choisi de me parler que quelques
relations autour de lui sans rester dans les généralités
de ses relations avec tous les enfants qu'il rencontre. Ce qui signifie qu'il
existe bien des relations construites comme prioritaires. S'il considère
donc qu'il a des responsabilités d'adulte, de parent, vis-à-vis
de tous les enfants, il ne se construit pas une
167 LELIEVRE Eva, TICHIT Christine, VIVIER Géraldine,
op.cit
identité de parent de manière égale pour
chacun-e d'entre eux/elles. Il le dit, il y a un privilège pour les
siens, c'est-à-dire pour celles et ceux avec qui il vit au quotidien
(sans pour autant que le lien soit statutaire). Sa relation avec
Hélène est aussi différente de ses relations avec d'autres
jeunes ou enfants qu'il rencontre car elle a été dite, construite
comme telle entre les deux protagonistes.
Pour reprendre le langage de Peter Berger et Thomas Luckmann,
ce sont les « autres significatifs » qui participent à
construire notre identité168. Cela signifie que le
privilège sera donné aux relations de parentalité qui
servent l'identité de parent de l'individu-e d'une part, et son
identité sociale en général d'autre part. Pour cela,
Philippe ne revendiquerait sans doute pas une relation avec un « plus
jeune » qui n'a pas besoin de lui comme parent, qui ne le reconnaît
pas comme tel - s'il ne vit pas sous son toit et s'il n'y a pas de lien
statutaire. Le lien statutaire crée la notion de droits et de devoirs
qui rend facultative la confirmation par l'enfant. La cohabitation implique la
solidarité conjugale et l'exercice quotidien de la parentalité
qui participe à légitimer l'identité de parent, même
si le point de vue de l'enfant prend d'ors et déjà davantage
d'importance (comme j'ai pu le voir avec Anne). En revanche, la relation entre
Philippe et Hélène n'est basée que sur une histoire
racontée, la construction de souvenirs partagés. Elle ne peut
prendre appui sur aucun statut ni aucune cohabitation. La seule relation qui
légitimerait la parentalité est la filiation que construirait,
selon Philippe, Hélène de son côté - en le
considérant comme son « papa de coeur ». Ni
l'histoire d'un couple ni l'histoire d'une configuration familiale ne rentre
dans le discours. C'est bien ce qu'il considère comme la demande
d'Hélène d'avoir un parent qui est racontée.
Dans tous les cas (statut, cohabitation, demande), Philippe
peut faire valoir ce qu'il revendique être des responsabilités
adultes. Les relations racontées servent donc bien son identité
sociale.
3 Une relation choisie, pas forcément
confirmée par l'autre
Philippe ne semble pas avoir d'emblée été
parent d'Hélène, tout comme il ne l'a pas été
d'emblée pour les enfants avec qui il vit. Il l'est devenu suite
à une rencontre, une élection mutuelle (pour
Hélène), suite à une cohabitation (pour les enfants
statutaires d'Odile) ou suite à une reconnaissance à l'Etat Civil
au moment de la naissance (pour ses enfants statutaires)
168 BERGER Peter, LUCKMANN Thomas (2006), La construction
sociale de la réalité, Paris, Armand Colin
(1ère édition 1966, The Social Construction of
Reality)
Le « T'es pas mon père »
démontre qu'il n'a pas non plus été reconnu comme parent
par tous les enfants en question, même s'il se considérait comme
parent. Lisa, de même, considérait que Thibault était au
départ trop petit pour exprimer qu'il la considérait comme
parent. François ne revendique aucune confirmation de la part de Sarah.
En revanche, pour Hélène et Philippe, la demande serait selon lui
- venue d'elle. La parentalité serait dans ce cas, une réponse
à une affiliation (dans le sens où Hélène le
considèrerait selon lui comme son « papa de coeur »).
Dans le langage de François de Singly, la parentalité pourrait
alors devenir un lien électif au même titre que le couple, dans le
sens où il serait choisi et choisi de nouveau continuellement
jusqu'à rupture du lien, quand il ne sert plus l'identité des
membres de la relation. Il prend l'exemple de François d'Assise. Dans
cette situation, c'est la filiation qui est rompue. « A son procès
[que lui a intenté son père car il était un mauvais fils],
François d'Assise dit : « Je ne suis plus ton fils », ce qui
est très différent d'un père qui dirait « Je ne suis
plus ton père ». [...] Quand François d'Assise dit «
Non, je ne suis pas d'abord le fils de mon père », il choisit sa
propre définition, définition qui n'exclut pas le fait qu'il peut
choisir un autre père (il choisit Dieu). Mais pas n'importe quel Dieu,
pas le Dieu des missions de la fin du XIXème siècle qui fait
trembler. Il choisit un Dieu éminemment personnel. »169
Entre un parent et son affilié-e, il y a donc bien deux
relations qui ne s'impliquent pas l'une et l'autre. On peut se
considérer comme parent d'un-e individu-e qui ne nous considère
pas comme tel. Inversement, on peut être considéré comme
parent par une personne sans que nous-mêmes ne soyons au courant de cette
considération, ni que nous ne nous définissions de cette
manière.
169 SINGLY François de (2007), Le lien familial en
crise, Paris, Editions Rue d'ULM, p.8-9.
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