En guise d'ouverture...
L'histoire d'une parentalité sans statut en
dehors de tout espace familial
Au moment de rechercher les personnes qui m'ont raconté
leur parentalité sans statut, je ne pensais pas particulièrement
et je ne précisais pas qu'il devait nécessairement s'agir
d'homoparentalités ou de recompositions familiales. Sans doute, les
débats politiques actuels et les représentations communes ont
associé mon annonce à ces deux configurations. Il est de plus
sûrement difficile de s'autoriser à se dire « parent »
en dehors de toute définition reconnue ou du moins débattue dans
l'objectif d'un statut. Ce n'est qu'en fin d'entretien avec Philippe, que mon
intuition s'est confirmée. Il peut exister des formes de
parentalité en dehors de l'espace famille, Philippe se considère
comme parent d'une jeune femme rencontrée dans sa vie professionnelle.
Il ne m'en a pas parlée quand je lui ai demandé au départ
de me parler de lui en tant que parent, ni après. Ce n'est qu'en toute
fin d'entretien, c'est-à-dire au moment de clore - quand je lui ai
demandé s'il souhaitait ajouter quelque chose - qu'il m'a raconté
cette autre relation.
Pour Philippe, un adulte doit être « un «
parent » en soi » par rapport aux plus jeunes. Il vit
actuellement une expérience forte en « « servant » de
père » à Hélène, une fille de 33 ans, qui
aurait été fortement blessée dans toute sa jeunesse.
L'histoire d'un père incestueux décédé quand elle
avait 12 ans et d'une mère qui l'aurait mal aimée,
décédée il y a deux ans. Hélène serait
alcoolique, aurait suivi plusieurs stages de désintoxication, aurait eu
plusieurs boulots décousus. Elle se serait mariée à 19 ans
et aurait divorcé un an plus tard.
Philippe l'a connue il y a seize ans, dans le cadre d'une
plongée. Tou-te-s deux auraient beaucoup discuté, se seraient
attaché-e-s l'un-e à l'autre. Petit-à-petit,
Hélène aurait commencé à lui raconter son
passé, sans beaucoup de détails au début, mais
suffisamment pour que Philippe ressente qu'elle avait besoin de s'appuyer sur
quelqu'un-e. « Son besoin « d'enfant » » et le
« réflexe [de Philippe] de « parent »
» aurait suffi à faire le reste. Hélène le
considèrerait depuis comme son « papa de coeur ».
Philippe essaie de lui apporter des « transmissions » comme
avec ses enfants, essaie de l'aider à se sortir de son passé.
Selon lui, c'est un programme difficile mais qui reflète ce que doit
être un adulte parent.
Depuis, il et elle s'écrivent par SMS, mail et tchat.
Quand il va dans sa région, tou-te-s deux essaient de se rencontrer.
Pour lui, les rencontres sont tournées sur le plaisir de se voir «
comme entre « père et fille » ». Il n'y aurait
aucun sujet particulier abordé de façon particulière. En
tout cas au début. Il a rencontré Catherine, sa mère, un
an avant son décès et il serait à ce moment-là, un
peu plus rentré dans son intimité morale et psychologique.
Philippe et Catherine se seraient vu-e-s trois fois dont deux chez elles. Le
contact aurait été très rapidement amical. Tou-te-s deux
ont le même âge. Il pense que cela a aidé. Il suppose que
Catherine a perçu le lien qui se construisait entre lui et sa fille et
qu'elle en était heureuse
voire rassurée pour la suite. Elle se savait mourante
et elle était, imagine Philippe, inquiète de l'état
psychologique d'Hélène. Elle n'aurait jamais demandé
quoique ce soit à Philippe mais elle lui aurait fait comprendre qu'elle
était contente de cette relation pour le futur. « Comme un
passage de flambeau ».
Plus récemment, Hélène aurait «
craqué » et aurait d'elle-même souhaité le voir.
Philippe y serait allé et aurait longuement discuté avec elle et
son copain sur son état psychologique général. Il pense
qu'à ce moment-là, il y aurait eu un échange fort de
parentalité. Elle, cherchant un « « père »
« pour s'appuyer » » et lui tentant de « «
transmettre » à « sa » fille », ce qu'il
pouvait. Odile la connaîtrait bien et la suivrait en tant que «
mère » dans ce processus. Philippe peut alors ressentir clairement
le sens de « parentalité » « vraie », « fausse
» voire « totalement fausse », ce qui lui prouverait que la
« génétique » n'est pas le seul modèle de
transmission d'échange entre personnes de générations
différentes.
La conception qu'a Philippe de la parentalité
correspond à une relation intergénérationnelle de
transmission et il tend à la définir en dehors de toute notion
statutaire ou liée à l'engendrement. Cette relation qu'il
entretient avec Hélène montre la possibilité de se
choisir. Les expressions et plaisanteries « On choisit ses ami-e-s, pas sa
famille », « On ne choisit pas ses parents mais on peut choisir
l'arme du crime » ne vont donc plus de soi. Les relations entre
individu-e-s se détachent peu à peu d'un cadre
institutionnel165. On est passé du mariage au concubinage
pour arriver aux couples non cohabitants. Il en est de même pour la
parentalité qui tend à se définir en dehors des
institutions définies par l'Etat. Les acteurs et actrices
définissent eux/elles-mêmes, leurs univers, leurs réseaux,
leurs relations en jouant avec ce qui est reconnu, ce qui tend à
l'être, et ce qui ne l'est pas (encore).
Un numéro de Recherches
familiales166 récemment publié, tente
d'étudier différentes formes de transmissions et liens
intergénérationnels (familiaux, sociaux, historiques,
statutaires, professionnels). Mais, contrairement à Philippe, ce
numéro considère les relations de parentalité
exclusivement au sein de la famille, tandis que le reste des liens
correspondrait à d'autres formes de relations. L'ouvrage ne
considère pas les formes de liens privés construits entre deux
personnes d'âges différents, qui ne se considèrent pas de
la même famille mais qui se considèrent « fille/fils de
», « parent de ».
165 SINGLY François de (2007), Le lien familial en
crise, Paris, Editions rue d'ULM.
166 Recherches familiales, n°8, « Lien
intergénérationnel et transmissions », UNAF, 2011.
1 Une relation en dehors de la famille
La relation que décrit Philippe questionne les
définitions habituelles de la famille et de la parentalité. Par
ailleurs, il les sépare car il parle de la parentalité comme
d'une relation autonome c'est-à-dire indépendante de tout cadre
institutionnel comme la famille. Pour lui, elle pourrait exister avec n'importe
quelle personne appartenant à une génération plus jeune.
La parentalité n'est alors plus soumise à l'idéologie
d'une famille composée de deux parents en couple au moment de la
conception ou de l'adoption. Elle n'est plus soumise non plus à la
logique de l'hétéroparentalité qui dépend de celle
du couple. Elle devient donc plurielle. Elle devient aussi choisie de
manière bilatérale, c'est-à-dire par le parent mais aussi
par le plus jeune. La volonté du parent ne suffit plus à
créer la relation comme c'est le cas de l'adoption institutionnelle et
de la conception.
L'enquête d'Eva Lelièvre, Géraldine Vivier
et Christine Tichit sur la parenté choisie entre 1930 et 1965 montre que
les figures parentales étaient davantage portées par les femmes
que par les hommes167. Et que ces figures entretenaient le plus
souvent un lien familial avec l'enfant : grands-parents, oncles, tantes,
soeurs, frères, cousin-es... Mais pour 16% d'entre eux/elles, il
s'agissait de quelqu'un-e sans aucun lien de parenté
instituée.
Cela révèle une fois de plus l'importance de
l'enfant - ou du moins du plus jeune, pour ne pas construire de
catégorie d'âge - dans la construction de la relation.
L'enquête d'Eva Lelièvre, Géraldine Vivier et Christine
Tichit s'est construite à partir de leur point de vue en leur demandant
quelles étaient leurs figures parentales.
Si la filiation et/ou la parentalité au sein de la
famille sont est des filiations et/ou parentalités « à part
», elles ne le sont que par leurs constructions sociales. Autrement dit,
parce que nous faisons d'elles des relations « à part » et
privilégiées. Elles ne le sont ni d'emblée ni de
manière naturelle.
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