3.3 Mettre ou ne pas mettre de mots
Pour François, leur famille est unie et soudée.
À la fin de l'entretien, il peine à mettre un mot sur sa relation
à Sarah. Communément, le terme qu'on attend de lui est «
belle fille » mais ce terme le dérange. Il serait bien
embarrassé d'en trouver un autre mais il trouve que cela prête
à quiproquo. On parle de « belle-fille » dans les
recompositions familiales mais aussi en cas de mariage, avec le père du
conjoint. Il trouve également que le terme est un peu froid. Pour lui,
maintenant, il considère Sarah comme sa fille. Il ne lui a pas encore
dit mais il lui dira peut-être un peu plus tard. Il trouve que c'est un
peu tôt par rapport au décès de son père. Et
à l'époque où son père était vivant,
François avait peur que Jean-Claude ait l'impression d'une mise en
concurrence. Par conséquent, il dit simplement à Sarah qu'il
l'aime beaucoup et qu'elle peut compter sur lui. Pour lui, cela se traduit plus
par des marques d'affect. Il trouve que Sarah l'améliore, lui apporte
beaucoup de chose par sa tendresse, son humour, son intelligence. Il peine
à trouver les mots et conclut qu'il l'aime.
François fonctionne plus par le faire que par le dire
d'où la difficulté pour lui à mettre des mots sur sa
relation en entretien et d'où le fait qu'il n'ait pas forcément
envie d'en mettre. Il met en oeuvre des pratiques, il fait reconnaître la
relation telle qu'elle est sans chercher à la définir de
manière théorique. Il la définit plutôt par
l'expérience et un ensemble de manière de faire et d'être
avec Sarah. Parmi les personnes que j'ai rencontrées, c'est le seul
à être à ce point comme cela. Cela ne signifie pas qu'il a
moins de références théoriques que les autres puisqu'il a
lui-même été étudiant à l'Université
et qu'il s'est formé dans plusieurs domaines qui impliquent un peu de
sociologie et de psychologie. Mais c'est aussi le seul qui ne prend pas ou ne
peut pas prendre appui sur l'enfant pour être reconnu comme parent.
Pour François, la question de la place du père,
qu'il ne faut pas prendre, est très présente. Sylvie Cadolle
explique que c'est une question qui revient souvent lors de
recompositions familiales149. Mais sans aucun doute
celle-ci est exacerbée lorsque la relation amoureuse et/ou sexuelle
entre la mère et son nouveau conjoint a commencé avant la
séparation avec le père - comme c'est le cas de François
et Michelle. D'autre part, cette prudence quant à la place du
père qu'il ne faut pas prendre est d'autant plus intense que le
père est décédé. Si plusieurs de mes
interlocutrices ont fait valoir l'enfant comme confirmant la relation de
parentalité, on voit bien ici aussi l'enjeu de la définition de
la relation par l'enfant. C'est l'enfant qui confirme la relation avec le
parent150. François ne s'autorise pas à se dire parent
de Sarah. Lisa explique que tant que la relation entre elle et Thibault
n'était pas perçue comme « réciproque
», elle semblait être un « délire ».
Martine explique qu'Eva et Esteban sont très lié-e-s. Anne
valorise l'accès à des territoires parentaux conditionné
par les enfants eux-mêmes. Il est difficile de se faire valoir comme
parent sans confirmation de la part de l'enfant. Parler d'une relation sans
l'accord de l'autre, c'est quelque part définir l'identité de
l'autre à son insu. C'est définir l'espace relationnel de
l'autre. Parce que socialement, une relation est vue comme
nécessairement « réciproque ». Pour autant, on peut
être seul-e à définir une relation (on est toujours seul-e
d'ailleurs, il nous arrive simplement de conjuguer notre point de vue avec
celui de l'autre personne) et que cette relation participe à notre
définition de nous-mêmes, à la construction de notre
identité sans pour autant altérer ou toucher à celle de
l'autre.
En revanche, François fait valoir une autre relation en
exprimant qu'il considère Sarah comme sa fille. Il ne lui dit pas encore
(car dire revient à demander confirmation) mais il peut l'exprimer de
cette manière à une tierce personne comme moi. Il l'exprime en
parlant de l'affect, de sa présence - non imposée (il serait
là si elle a besoin, il lui tend des perches qu'elle n'attrape
pas), il l'accompagne à ses activités, l'« aide » pour
ses devoirs mais elle n'a que rarement besoin de lui. Ce sont des choses qui
relèvent d'une relation unilatérale qui n'appartient qu'à
lui-même, à ce qu'il ressent.
Le « faire » dans ce cas-là, permet de vivre
et de définir la relation sans la dire. Le contexte d'entretien est en
cela très particulier qu'il « pousse » à la parole mais
les actes de la vie quotidienne peuvent tout autant être des
éléments de reconnaissance de la relation - sans passer par les
mots.
149 CADOLLE Sylvie (2007), op.cit.
150 SINGLY François de (1996), op.cit.
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