2.3 Recompositions familiales et territoires de la
parentalité
Anne a eu un premier divorce il y a vingt ans, puis elle a eu
un deuxième compagnon, Patrick, qui avait des enfants du même
âge que les siens. Stéphane, le fils de Patrick vivait chez son
père. Elizabeth, sa fille, venait en vacances. Anne et Patrick ont donc
eu une tribu de cinq enfants. Elle trouve que c'était parfois
très dur mais que des liens très forts se sont tissés. Et
cela même s'il y a eu des disputes que ce soit avec les enfants de l'un-e
ou de l'autre, quand ils/elles étaient adolescent-e-s. Selon elle,
c'étaient des adolescent-e-s très difficiles. Mais elle pouvait
se fâcher contre eux/elles, qu'ils/elles soient ses propres enfants ou
non, parce qu'ils/elles vivaient chez elle. Pour elle, c'est une question de
territoire. Il y a un territoire au sein duquel elle pense qu'elle n'a rien
à dire parce que ce ne sont pas ses enfants et un territoire où
elle aurait à dire parce qu'ils/elles vivent chez elle. Anne serait
porteuse de la loi chez elle.
Cela signifie qu'elle considère l'existence de
territoires parentaux au sein desquels elle n'a pas eu d'emblée
l'accès en toute légitimité pour les enfants de Patrick.
Et de la même manière, Patrick n'en a pas eu d'emblée
l'accès en toute légitimité pour ses enfants à
elle. Par exemple, il y a eu une réunion de parents au collège
pour un-e de ses enfants à laquelle elle ne pouvait pas se rendre. Il y
a une interrogation et Anne aurait demandé à l'enfant : «
Je ne peux pas y aller, est-ce que c'est légitime que Patrick y
aille ? ». Et son fils aurait répondu «
évidemment, bien-sûr ». Et pour Patrick,
c'était pareil. Le commissariat a appelé Anne parce
146POTIN Emilie (2009), Enfants en danger.
Enfants protégés. Enfants sécurisés ? : Parcours de
(dé)placement(s) des enfants confiés à l'Aide sociale
à l'enfance, Thèse de doctorat dirigée par Arlette
Gautier, Université de Bretagne Occidentale.
que Stéphane, le fils de Patrick avait
été arrêté parce qu'il consommait de l'herbe dans le
parc. Les policiers lui auraient dit « Il a demandé
expressément que ce ne soit pas son père qu'on appelle mais vous.
». Anne aurait compris à ce moment-là qu'elle
était une figure parentale. Et dans le même temps, elle se disait
que Stéphane se dédouanait de la colère de son
père. Alors elle est allée le chercher et tou-te-s les deux sont
allé-e-s boire un coca dans un café pour discuter et elle lui
aurait dit « Tu comprends que je ne peux pas cacher ça à
ton père, ce n'est pas possible ». Pour Anne, elle ne pouvait
pas le dédouaner de la colère de son père mais la
discussion aurait permis de le préparer. Elle considère que cet
épisode précisément lui a fait prendre conscience qu'elle
était une figure parentale pour les enfants de Patrick. C'est donc au
moment où l'enfant elle/lui-même lui donne une
légitimité en autorisant l'accès à ce territoire
qu'elle considère comme parental, qu'il/elle la confirme à ses
yeux comme référente.
Quand les cinq enfants sont là, le couple parental,
à l'heure de se lever pour aller en primaire, au collège ou au
lycée, passe dans les chambres pour vérifier qu'ils et elles se
sont bien réveillé-e-s. En cas de problème, c'est le
parent avec statut qui dirait « Allez, on se lève maintenant
! » Par contre, à table, si la table n'est pas
débarrassée, les deux seraient légitimes « Bon,
ça suffit ! ». Et les enfants débarrassent leurs
couverts. Le territoire individuel des enfants, c'est la chambre. A part
repeindre la chambre en noir car il y en aurait eu un qui aurait voulu
repeindre sa chambre en noir et Anne aurait refusé parce que
c'était sa maison. Mais même si la chambre est en désordre,
elle ne dit rien, même pas pour ses propres filles. Quand les
grands-parents sont venu-e-s, Patrick aurait eu honte et Anne aurait dit «
T'inquiète, ils vont ranger » et ils/elles auraient
rangé.
Anne considère trois types de territoires : les
territoires parentaux (réservés aux parents comme l'école
et le commissariat), les territoires collectifs au sein du foyer (où
elle considère que les deux adultes ont d'emblée leurs mots
à dire parce que c'est chez eux/elles), les territoires individuels des
enfants où aucun des deux parents n'a accès.
Anne ne considère pas qu'il soit nécessaire
d'être père ou mère statutaires pour accéder aux
territoires parentaux. Mais elle définit tout de même ces
territoires comme des territoires à accès restreint. Il faut
être parent, avec ou sans statut. Le passeport, c'est ce statut ou
l'autorisation de l'enfant. Si l'adulte a un statut légal de parent
vis-à-vis de l'enfant, celui/celle-ci n'a pas à confirmer la
légitimité de l'accès. Si l'adulte n'a pas ce statut, il
faut d'abord qu'il/elle soit considéré-e comme parent,
confirmé-e par l'enfant, pour avoir accès à ces
territoires. Cela signifie qu'en définissant ces territoires de cette
manière, raconter qu'on y
a accès sans avoir de statut de parent, c'est raconter
qu'on est reconnu-e par l'enfant comme parent.
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