2.4 Milieu social et regard sociétal
La question homosexuelle et homoparentale dans un
milieu intellectuel
Lisa explique qu'il est remarquable qu'à la
crèche comme à l'école, cela n'a pas posé le
moindre problème qu'elle soit une coparente. Lisa croit qu'ils/elles
sont habitué-e-s à des anomalies plus graves, comme des parents
maltraitants, des parents dépendants de substances, des parents qui
oublient d'aller rechercher les enfants. Au moins là, ils/elles
pouvaient compter sur un petit lot d'adultes tout à fait
identifiés.
De la même manière, Martine explique qu'elle et
Eva n'ont jamais eu de problème avec le regard des autres parce qu'elles
vivent à Paris, qu'Esteban va à la crèche dans le
quartier
140 AUSTIN John Langshaw (1970), Quand dire, c'est
faire, Paris, Editions du Seuil, p.49 (1ère
édition 1962, How to do things with words)
« homosexuel », qu'il est à l'école
dans ce même quartier. A l'école et à la crèche,
c'est la seule famille homoparentale selon Martine et il y a assez peu
d'enfants dans ce quartier. Mais elle considère tout de même ce
lieu comme un lieu privilégié pour l'ouverture d'esprit.
Cependant, même ailleurs, elles auraient toujours été la
première famille homoparentale à entrer dans les institutions.
Pour Esteban, ce serait « génial » d'avoir deux
mamans, deux papas, ce serait facile. Ses amis lui demanderaient pourquoi eux,
ils n'ont qu'une seule maman, pourquoi ils n'ont qu'un seul papa et pas deux
comme Esteban. Pour Esteban, tout ça serait évident. Il aurait la
conscience d'un nombre de configurations familiales très diverses. Il y
a ceux qui n'ont pas de papa, ceux qui n'ont pas de maman, ceux qui ont deux
mamans, deux papas et puis tous les autres. Martine pense que tout est parfait
à partir du moment où on est heureux. Pour elle, c'est ce qui
compte.
Dans le même temps, Esteban aurait conscience de la
marginalité de la configuration. Elles lui auraient toujours dit, avant
même la naissance qu'il allait naître dans une famille
particulière. Elle préfère d'ailleurs les mots de
particulière et d'atypique à marginale car elle ne se sent pas
marginalisée pour le moment même quand les gens n'ont jamais
rencontré ce type de configuration. Souvent, les personnes auraient un
petit moment de surprise puis tous et toutes trouveraient cela «
génial ». Pour Martine, n'importe qui ayant eu
l'expérience d'être parent peut savoir qu'une « maman de
rechange, ce n'est pas plus mal, parce que quand l'une est fatiguée, il
y en a une autre ».
Eva pense qu'elle n'a jamais été
confrontée à des résistances du point de vue de la
société, excepté de la part de sa famille à elle.
Elles n'auraient jamais eu, dans la vie de tous les jours, dans leur immeuble,
à l'école, à la crèche, à la mairie de
résistance. Même dans leur vie de couple, elles n'ont jamais
été confrontées à l'homophobie. Elles vivraient
donc les choses très facilement de ce point de vue là. Ce qui
n'empêcherait pas les gens d'avoir leurs propres opinions, leurs propres
questionnements. Mais elles n'auraient jamais vécu
d'hostilité.
Le milieu social n'est pas sans impact sur le sentiment
qu'elles ont de ne pas être marginalisées. Tout comme il est plus
facile de se dire homosexuel dans un milieu artistique que dans un milieu
militaire, il est plus facile de parler de sa famille atypique quand on est
d'un milieu aisé, intellectuel, artistique qu'on possède les
mots, les discours socialement reconnus, les références pour en
parler (la littérature psychologique et/ou sociologique par exemple).
Martine fait beaucoup référence aux psychologues notamment
à Winnicott, reconnu pour sa psychologie de l'enfant. Elle prouve par
là qu'elle est renseignée tout comme Vanessa expliquait qu'elle
avait rencontré et lu des psychologues. Elles ont des arguments
d'autorité que ne possèderait peut-être pas quelqu'un d'un
milieu moins intellectuel (sauf
autodidactie). Il est aussi plus facile d'en parler quand les
moyens économiques permettent d'assurer la vie matérielle de la
famille. Martine emploie la majorité du temps de l'entretien à
démontrer que tout va bien, qu'ils et elles sont heureuses. En effet,
parler avant tout des problèmes et des doutes reviendrait à faire
peser les soupçons sur soi, sur ses choix. En cas de séparation,
si la mère statutaire peut assurer la vie économique de l'enfant,
sa configuration sera moins remise en cause que si elle rencontre des
problèmes financiers du fait d'être passée à un seul
salaire et de ne pouvoir réclamer de pension alimentaire à une
femme sans aucun statut reconnu pour l'enfant. Rencontrer des problèmes
ordinaires devient un argument à la stigmatisation quand on a choisi une
manière de faire ou de vivre atypique voire à la marge.
Etre lesbienne, parent non statutaire et
féministe : tension entre miitantisme et famile
Lisa emploie le mot « parent » à dessein. Il
lui arrive d'employer aussi le mot de « mère » en
société, pour ne pas aller systématiquement contre les
représentations sexuées de la parentalité et surtout de la
parenté. Mais « parent » raisonne plus justement pour Lisa.
D'abord, elle se sent lesbienne plus que femme et donc elle
préfère ce mot plus neutre de « parent ». Elle ne lui
associe pas le contenu particulier et injonctif de la «
mère », accomplissement ultime de la «
féminité ». Lisa peut donc être mère à
sa façon, indiscutablement parent. Ensuite, elle n'a pas accouché
de Thibault et elle pense qu'il est plus difficile d'imaginer une seconde
mère que deux pères. Les expériences de maternité,
sont selon elle, radicalement différentes entre l'accouchante et «
l'autre mère » et auraient été d'ailleurs
perçues comme radicalement différentes par l'entourage qui aurait
plus qu'investit le lien dit « biologique » entre la
mère et l'enfant. Enfin, en ne différenciant pas les hommes et
les femmes à travers les mots de père et de mère, on
rétablit selon elle, le lien parent-enfant indépendamment de la
représentation du couple hétérosexuel. Elle pense que ce
serait un progrès si on désinstitutionnalisait les couples
(abolition du mariage, « privatisation » de la conjugalité, au
sens d'un lien privé). Inversement, elle pense que le lien parent/enfant
regarde l'Etat, il mériterait selon elle d'être ouvert à
l'institutionnalisation. Ce qui permettrait la reconnaissance de la
coparentalité et de toutes les autres formes de parentalité et de
parenté. Ce qui permettrait aussi de sortir de tous les interdits et de
toutes les prescriptions qui pèseraient sur la vie des transexuel-le-s
par exemple. Car ils et elles devraient parfois choisir entre changer de sexe
et être parent. Il deviendrait de droit, inutile de réassigner les
intersexué-e-s à un sexe et un seul. La réflexion
intellectuelle que mène Lisa se transforme en action politique par des
propositions de changement. Elle peut alors associer militantisme et
parentalité, quand bien même ces deux domaines
semblaient entrer en tension quand le premier relevait de l'ordre du
féminisme. Elle est alors non seulement parent dans l'espace
privé mais aussi dans l'espace publique et politique. Se faire
reconnaître comme parent devient de fait, un enjeu politique.
Cependant, pour elle, faire des enfants est bien
délirant si on y réfléchit. D'un point de vue
psychologique, ce serait se lancer de façon inconditionnelle dans un
lien qui au départ n'est pas tout à fait une relation. Avant et
avec l'infant, celui qui ne parle pas, la relation serait d'abord surtout
projetée et donc imaginaire. Ce qui nous amène à repenser
au fait qu'il y a en fait deux relations : la parentalité et la
filiation. Dans la première, on peut investir le rôle de parent et
se construire comme tel, quel que soit le point de vue de l'enfant (même
s'il/elle n'est pas né-e). Dans le second, on investit le rôle
« d'enfant de », (ou plus largement d'affilié-e-s), quel que
soit le point de vue du parent (ou plus largement du/de la
référent-e).
Ensuite, de son point de vue philosophique, ce serait donner
vie à un être destiné à mourir, et le savoir, ou le
dénier. Pour elle, on ressentirait parfois soi-même
l'absurdité de l'existence, alors y entraîner d'autres, dans cette
condition de finitude, elle trouve que ce n'est pas très raisonnable. A
moins que ce soit l'ultime ruse de la raison : l'illusion de ne pas mourir et
de survivre dans l'enfant.
Elle pense aussi aux conditions de vie, démographiques,
économiques et sociales, écologiques aussi. Offrir ou garantir
quelle vie aux enfants qu'on met au monde ? Quel avenir ? Quel bonheur ?
Et puis, pour Lisa, quand on est lesbienne, et qu'on a un peu
lu les auteures plus radicales, on peut aussi se dire qu'on échappe
à la relation hétérosexuelle qui nous « prend
pour femme » et qu'on menace peut-être notre propre
émancipation en assumant la relation qui nous « prend pour
mère ». D'où peut-être la nécessité
de se désigner et de se revendiquer plutôt comme «
parent ». Mais l'argument pourrait s'universaliser. Chacun
pourrait se demander : Pourquoi perdre sa liberté en se liant ? Pour
elle, ce sont des questions qui se posent dans nos sociétés
d'individu-e-s.
Tout le long de son récit, Lisa vacille entre deux
injonctions : l'injonction féministe d'émancipation (elle me
suppose comme telle également) et les injonctions liées à
la parentalité, permettant - puisqu'elle n'est pas reconnue comme telle
- de se faire valoir comme parent. Se faire reconnaître comme parent tout
en se faisant reconnaître comme féministe pose une
difficulté d'intérêts contraires. Comme Martine qui faisait
valoir le confort de la résidence alternée tout en disant la
difficulté que représentait d'être séparée de
son enfant. Elle se trouve entre d'une part des idées féministes
à revendiquer dans l'espace
publique et politique et d'autre part, une sphère
privée dans laquelle elle ne tient à être ni femme, ni
mère. Se dire lesbienne et parent permet alors de se placer dans
l'espace militant, publique, politique et permet de faire revendiquer des
droits gérés par l'Etat en dehors de la sphère
privée.
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