2.3 L'enfant comme confirmant la parentalité
Pour Lisa, la question qui se poserait tout de même, en
particulier quand l'enfant est petit, ce serait d'avoir les idées assez
claires et assez de confiance en soi pour qu'une telle parentalité ne
soit pas vécue tout simplement comme un délire. Car dans sa
situation, elle était seule à produire des signes de sa
parentalité. Quand l'enfant grandit, la relation deviendrait «
réciproque », la parentalité prendrait alors appui sur le
regard de l'enfant et cesserait de paraître à ce point
délirante.
La question de la « réciprocité » est
récurrente dès lors qu'on étudie les relations
privées. Le couple, la parentalité, l'amitié etc. Une
relation n'est socialement valide que si elle est reconnue par tous ses
protagonistes. Pour autant, que faire des enfants adoptés qui
recherchent leur géniteur ou leur génitrice, appelé-e-s
parfois dans le sens commun « mère biologique » ou
« père biologique » ? Que faire du débat sur
l'accouchement sous X, dans lequel on déclare que l'enfant crée
le lien avec sa génitrice, dès la grossesse, alors que cette
dernière aurait le droit de ne pas être mère ? Que faire
également du débat sur l'IAD, avec donneur anonyme, dans lequel
le donneur ne se définit pas comme père, mais que quelques
enfants issus de l'IAD aimeraient connaître ? Enfin que faire de ces
phrases entendues : « je ne suis pas son père, mais elle est ma
fille » ?
128 GOFFMAN Erving (1973), La mise en scène de la vie
quotidienne : la présentation de soi, Paris, Les Editions de
Minuit.
Si l'on en croit le dictionnaire129, une relation
réciproque « marque un échange équivalent entre deux
personnes, deux groupes, deux choses ». « Réciproque » se
dit également de « deux propositions dont l'une implique
nécessairement l'autre » comme en mathématique. Socialement,
parler de relation réciproque demande à savoir ce qu'il y a dans
la tête de l'un-e et l'autre. Ce qui est impossible. Deux personnes qui
se disent toutes deux amoureuses l'une de l'autre ne donneront pas le
même sens, ni la même définition au mot « amoureux
». Ou bien cette commune définition sera construite dans le couple
- afin de devenir commune. Mais elle ne l'est pas d'emblée et il est
impossible de vérifier. Les représentations, les
définitions dépendent du parcours individuels et des univers mis
à disposition de l'individu-e. Chaque individu-e donne du sens à
ce qui l'entoure et à ce qu'il/elle vit, mais ce sens reste singulier.
On ne peut pas mesurer l'équivalence de deux sentiments, de deux
définitions d'une relation. A partir de quand les perceptions de la
relation sont-elles suffisamment différentes pour ne plus la dire «
réciproque » ?
Entre deux personnes, il y aurait donc bien deux relations.
L'avantage pour la parentalité, c'est qu'en français, nous
possédons les deux mots pour dire ces relations : parentalité (du
point de vue des parents) et filiation (du point de vue de l'enfant).
Anne Cadoret définit la filiation de deux
manières, selon qu'on se situe dans la cadre de la parenté ou de
la parentalité. Du point de vue de la parenté, la filiation
serait l'inscription de l'enfant dans une lignée. Elle aurait donc un
aspect historique, institutionnel et figé, et serait définie
selon un code de relation systémique, « une grille relationnelle
»130. C'est ce code qui définirait la position de
l'individu-e dans sa famille. En France, le système de parenté
étant bilatéral et exclusif131, on cherche à
identifier l'unique mère et l'unique père au sein des relations
existantes d'un individu.
Certaines recherches ethnologiques ont montré que cette
représentation de la filiation était une construction sociale, et
qu'il existait d'autres modèles dans des sociétés
différentes132. L'adoption, utilisée par les adultes
dans les sociétés occidentales, comme un moyen par défaut
d'avoir des enfants, est une pratique courante dans certaines
sociétés
129 Dictionnaire Encyclopédique Larousse 1998.
130 CADORET Anne (2006), « De la parenté à la
parentalité », in Cadoret Anne, Gross Martine, Mécary
Caroline, Perreau Bruno (dir), Homoparentalités : approches
scientifiques et politiques, Paris, PUF, p.31.
131 La famille en France s'est construite sur un
système de parenté bilinéaire, c'est-à-dire que
nous pouvons hériter de deux parents et de nos quatre grands-parents.
Les représentations du sens commun ont alors fait coïncider parents
et géniteurs/génitrices dans un contexte
hétéronormé et exclusif (un seul père, une seule
mère). SEGALEN Martine (2008), Sociologie de la famille
(6ème édition révisée), Paris, Armand
Colin.
132 FINE Agnès (2001), « Pluriparentalité
et système de filiation dans les sociétés occidentales
», in Le Gall Didier, Bettahar Yamina (dir), La
pluriparentalité, Paris, Presses Universitaires de France,
collection « Sociologie d'aujourd'hui », p. ??
comme celle des Sulka de Nouvelle Bretagne133. Sont
alors reconnu-e-s comme parent à la fois celui et celle qui l'ont fait
naître et celui et celle qui l'ont adopté. Suzanne Lallemand parle
dans ce cas d'adoption inclusive, et d'adoption exclusive lorsque le
géniteur et la génitrice sont exclu-e-s, comme c'est
majoritairement le cas en Europe et en Amérique du nord134
Dans le cadre de la parentalité, Anne Cadoret
définit la filiation comme la pratique nourricière et
éducative dans la petite enfance, lorsque l'enfant est
présent135. Si on reprend les propos d'Eric Fassin sur le
rôle des sciences sociales et la définition de la famille, la
parentalité - comme la filiation - ne doit pas être définie
de manière aussi précise par les sociologues136. C'est
l'individu-e qui construit la relation de parentalité et/ou de filiation
au quotidien, qui la définit ou non selon ce qu'il en
perçoit137.
L'enquête d'Eva Lelièvre, Géraldine Vivier
et Christine Tichit138 sur la parenté instituée et la
parenté choisie, montre que, du point de vue de l'enfant, la filiation
ne se définit pas forcément uniquement par le statut juridique du
parent. En effet, de nombreuses figures parentales sont ainsi définies
par les enfants eux-mêmes, sans que celles-ci n'aient été
géniteurs, génitrices ou parent-e-s adopti-f-ve-s.
Ces exemples montrent bien que la parentalité et la
filiation ne s'impliquent pas mutuellement. En revanche, quand on est parent
sans statut, faire valoir que l'enfant nous considère comme parent
permet de faire valoir sa relation comme confirmée par tou-te-s ses
protagonistes.
S'approprier le mythe des origines
Lisa ressent profondément qu'elle a un statut
sentimental particulier : elle serait au plus proche des « origines »
de Thibault sans être prise dans le quotidien. Thibault adorerait lui
poser des questions sur sa naissance, ou sur les petites aventures ou
mésaventures de quand il était tout petit. Quand il
s'était cogné à la douche, quand il s'était
brûlé la main dans sa soupe,
133 JEUDY-BALLINI Monique (1998), « Naître par le
sang, renaître par la nourriture », in Fine Agnès (dir),
Adoptions : Ethnologie des parentés choisies, Paris, Editions
des sciences de l'homme.
134 LALLEMAND Suzanne (1988), « Un bien qui circule beaucoup
», in Abandon et adoption - liens du sang, liens d'amour,
Autrement, n°96, p.135-141.
135 CADORET Anne (2006), op cit.
136 FASSIN Eric (2000), « Usage de la science et science des
usages : à propos des familles homoparentales », L'Homme,
n°154-155, p.391-408.
137 SINGLY François de (2007), Le lien familial en
crise, Paris, Editions Rue d'ULM.
138 LELIEVRE Eva, VIVIER Géraldine, TICHIT Christine
(2008), « Parenté instituée et parenté choisie. Une
vision rétrospective des figures parentales en France de 1930 à
1965 », Population, n°63, p.237-266.
il en reste de petites traces sur son corps. Elle croit qu'il
aime entendre et réentendre le désir de le voir naître.
Elle pense qu'elle est moins dans la réalité et que donc elle
aurait un rapport au mythe de « l'origine ».
Ce passage du récit de Lisa n'est pas sans
évoquer les situations d'adoption différenciant parents adoptifs
et parents ayant connu l'enfant tout petit. Ce que Lisa met en avant, c'est
l'histoire, la relation vécue et l'intérêt que Thibault y
porterait comme étant sa propre histoire. En faisant valoir cet
intérêt, elle fait valoir l'importance que Thibault lui
accorderait, et qu'il accorderait à la relation. Elle se compare aux
parents capables de raconter la naissance quand les parents adoptifs ne le
peuvent pas, ces mêmes parents appelés parfois « vrais
parents », qui font partie de « l'origine »139 dont
il ne faut pas priver l'enfant.
Des échanges
privilégiés
Lisa et Thibault discuteraient de choses qu'elle juge
importantes qu'il n'aborderait peutêtre pas aussi aisément avec
ses autres parents. Les rapports sociaux à l'école, au
collège maintenant, ou encore à la sexualité. Par
ailleurs, comme elle ne l'a que de rares weekends (un tous les deux mois), ce
serait vraiment festif et quand Thibault, Lisa et sa compagne le peuvent,
tou-te-s trois choisiraient de prendre le ferry pour l'Angleterre et
visiteraient une merveille.
Comme pour le mythe des « origines », Lisa
présente ses échanges avec Thibault comme la différenciant
des autres parents. Elle se décrit alors un rôle singulier, une
place « complémentaire ». Thibault serait plus à l'aise
avec elle sur certains sujets, et la reconnaîtrait comme quelqu'un de
confiance pour les aborder.
Dire et faire
Pour Lisa, se faire reconnaître comme parent s'est
traduit principalement de deux façons, l'une concrète : un rythme
exigé de rencontres ou visites hebdomadaires et l'autre plus symbolique
: en s'autodésignant comme parent. Auprès de Thibault, elle
explique que ça a été d'ailleurs plutôt comme «
mère », pour ne pas ajouter à l'anormalité.
Il était selon elle plus aisé de lui faire intégrer qu'il
était né de deux couples homosexuels, et donc de deux
mères et deux pères. Mais elle ne l'aurait pas fait
immédiatement car la culpabilité l'en empêchait au
139 Loetitia Belmonte rappelle que « la question des
origines recouvre le fait, pour un enfant adopté, de savoir qui sont ses
géniteurs » BELMONTE Loetitia(2000), « La question des
origines », Droit et société, n°29,
p.137-146.
tout début et dans un divorce, la «
mère » a toujours la garde, ne serait-ce que partielle. Il
lui aurait été insupportable d'être « mère
abandonnante », voire « mère sans enfant ».
Cela rejoindrait d'ailleurs peut-être une des raisons de se dire «
parent » plutôt que « mère ».
Pour moins souffrir du poids de la représentation de la «
mauvaise mère ».
Comme elle n'était pas forcément très
bien au début de la séparation, elle se serait elle-même
tenue à ces deux exigences (rythme et autodésignation). Et elle
pense qu'elle a eu raison car quand son désespoir s'en est allé,
elle n'avait pas cessé de construire la relation.
On sent alors dans le récit de Lisa l'importance que
prend l'enfant dans la reconnaissance de la relation. S'il ne la désigne
pas comme parent alors même qu'il est en âge de l'exprimer, elle ne
peut plus se faire reconnaître comme tel. L'enjeu est donc important.
Mais on voit également qu'elle doit négocier avec ce qui est
socialement recevable. Entre « mère » pour respecter
la construction sexuée de la parentalité (elle est femme et elle
est parent donc elle est mère) et « parent » (parce
qu'elle n'avait pas la garde de Thibault et qu'une mère n'est pas
reconnue comme une « bonne » mère si elle ne vit pas
quotidiennement avec ses enfants). C'est ce que rappelle John Langshaw Austin
« Il doit exister une procédure, reconnue par la convention,
dotée par convention d'un certain effet, et comprenant
l'énoncé de certains mots par certaines personnes dans certaines
circonstances. »140 C'est-à-dire que les mots qui
conviennent dans un certain contexte face à un certain type
d'interlocuteur/trice, ne conviendront pas dans un autre contexte avec d'autres
personnes.
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