1.6 La matérialisation de l'histoire : les
photos120
Quand Lisa me raconte l'histoire de sa parentalité,
elle m'explique qu'il lui apparaît comme une cruelle évidence,
dès la maternité qu'elle va devoir créer sa
parentalité envers et contre tou-te-s. Les flashes crépitent,
elle est présente et heureuse mais personne ne songerait à la
photographier. Au troisième jour et parce qu'elle l'aurait
exprimé, elle est prise en photo avec Thibault. Mais de photo avec
Véronique, il n'y en aurait jamais eu aucune.
118 Dans « La matérialisation de l'histoire : les
photos »
119 MUXEL Anne, op cit.
120 MUXEL Anne (1996), Individu et mémoire
familiale, Paris, Armand Colin.
Dès le premier mail de notre rencontre, Lisa m'envoie
deux photos prises en Grande-Bretagne, l'été
précédent l'entretien. Sur la première, Thibault, un
garçon souriant au premier plan, défiant l'objectif. Ses cheveux
blonds sont recouverts d'une capuche de sweet shirt. A l'arrière plan,
une maison avec un escalier de pierre, et une femme en anorak s'avançant
vers Thibault, les cheveux courts. Il s'agit de la compagne de Lisa. Sur la
seconde, un green, Thibault pose, une main sur le club, l'autre sur la
hanche, en jean et en sweet jaune. Lisa aime bien ce double visage de Thibault.
Ces photos montrent bien selon elle où il en est en ce moment, entre la
spontanéité de l'enfance, quand il bondit vers l'appareil (la
première), et le sens de la mise en scène de soi, le captage du
regard, un peu de frime aussi, de l'adolescence (la seconde). Pour elle, il
s'agit du moment où on commence à hésiter à courir
comme un « gamin » vers ses parents, et qu'on reste un peu
sur son quant-à-soi, qu'on maintient une petite distance
personnalisante. A chaque âge sa singularité, conclut-elle.
Les photos sont socialement importantes. Elles servent de
construction d'une mémoire commune, on voit en image le baptême,
l'anniversaire auxquels nous n'avons pas pu assister. Nous pouvons ensuite le
décrire et le raconter comme si nous y étions allé-e-s. De
la même manière, nous avons les images de nos parents,
grands-parents, plus jeunes, avant notre naissance. Ces photos participent donc
grandement à la construction d'une mémoire familiale et nous
intègre dans une histoire commune au-delà de notre vécu
individuel. Elles sont le support, les illustrations de ce que racontent les
membres de notre famille. Comme Annie Ernaux, qui dans Les
années121, part des pages d'un album photo qu'elle
tourne. Elle décrit les photos et raconte, en faisant le lien avec ses
souvenirs, l'époque, le contexte socio-historique.
M'envoyer deux photos de Thibault est pour Lisa important.
Comme on montre la photo de son enfant dans son portefeuille, pour elle, me
montrer ces photos, c'est dire qu'il est son fils. Ne pas être prise en
photo à la maternité, c'est ne pas être reconnue comme
parent. Car dans notre société, l'album de naissance d'un enfant
est composé des photos du nourrisson dans les bras de ses parents. Par
ailleurs, c'est la preuve en image d'une histoire, celle des vacances en
Grande-Bretagne, du temps partagé, du fait qu'elle le voit toujours. La
preuve du lien aussi, car Thibault court vers l'objectif, puis pose, ce qu'elle
traduit par la relation qu'un adolescent entretient avec ses parents. Ce qui
suppose qu'elle est parent.
De plus, à travers la description et
l'interprétation qu'elle fait de la photo, elle montre qu'elle
connaît Thibault, son « évolution », ses aptitudes
développées.
121 ERNAUX Annie (2008), Les années, Paris,
Gallimard, Collection « Folio ».
Quand Lisa choisit de me montrer ces photos en particulier, ce
n'est évidemment pas pour me dire qu'elle est partie en Grande-Bretagne,
ni qu'elle a passé ses dernières vacances avec sa conjointe, ni
qu'elle a fait du golf. L'histoire qu'elle raconte à ce moment-là
est celle de sa relation avec Thibault.
Pour aller plus loin, les photos ont un autre effet sur notre
interprétation. C'est que nous avons tous et toutes le même type
de photos de notre enfance - au sein de notre génération. En
regardant une photo étrangère de quelqu'un-e que nous ne
connaissons pas, nous reconnaissons et projetons une scène que nous
avons vécue. Et nous interprétons la photo à partir de ce
souvenir. J'ai l'exemple en tête d'une photo avec laquelle je m'amuse
souvent. On y voit mon grand-père, un gros bonhomme aux cheveux et
à la moustache grise, des lunettes, penché à table
à la fin d'un repas (il reste la tasse de café, la serviette en
papier chiffonnée, la bouteille d'eau vide) au dessus une petite
règle jaune qu'on discerne mal, avec des trous au milieu pour dessiner
des formes. Il tient un crayon, dessine ces formes et semble concentré.
A sa gauche, penché au dessus de son dessin, un petit garçon de
sept ans, attentif, habillé en bleu et une petite fille, accoudée
à la table, le visage caché par la main, sur laquelle elle repose
sa joue, tournée vers le dessin aussi, habillée toute en rose,
une queue de cheval retenue par un chouchou rose. Toutes mes amies ont eu
l'impression de voir la photo idéale d'un grand-père et de ses
petits-enfants, le grand-père sage, calme, qui raconte des histoires.
En réalité, pour avoir été
présente durant cette scène, il était en train de jurer et
de prononcer toutes les grossièretés possibles en langue
française parce qu'il ne comprenait pas comment marchait ce « truc
» et comme d'habitude, il parlait très fort.
Cette anecdote me permet d'avancer que la
réalité que nous avons l'impression de voir à travers les
photos, n'est en fait qu'une interprétation projetée à
partir de notre propre univers, nos propres souvenirs. Tout comme lorsqu'on
voit une jeune femme avec un bébé dans les bras et qu'on en
déduit qu'elle est sa mère (alors qu'il s'agit de la nourrice).
Ou encore quand nous lisons un livre et que nous avons l'impression d'en avoir
des images précises et qu'au moment de les confronter (avec un-e autre
lecteur/lectrice ou une mise en scène cinématographique), nous
sommes surpris-e-s de constater que nous n'avons pas tou-te-s vu les
mêmes choses - ni retenu les mêmes choses.
Les photos ne représentent donc pas la
réalité mais servent plusieurs histoires, une histoire par
personne qui montre ces photos et une histoire par personne qui les regarde. Le
socle commun à ces histoires est ensuite construit par la parole et des
références communes. « Car que cherche-t-on en se penchant
sur une photographie dite de famille ? A coup sûr un supplément
d'identité, mais aussi le support d'une narration de sa propre histoire,
enfin une
inscription dans une temporalité. »122
Ce n'est pas l'histoire telle qu'elle a été vécue qui
intéresse, mais telle qu'elle est racontée communément par
tout-e-s celles et ceux qui la reconnaissent comme ayant existé.
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