Conclusion
Les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental ont présenté un double caractère : ils ont
en effet dans un premier temps, assuré la reconstruction de leur
identité personnelle, mais aussi des victimes qu?ils ont
été amenés à rencontrer, pour dans un second temps,
permettre la restitution et la transmission d?une mémoire.
Dès lors ces manuscrits, appuyés des diverses
sources dont on dispose sur la « Solution finale ", ont ainsi permis de
définir véritablement, ce qu?était le Sonderkommando
d?Auschwitz-Birkenau. De leur arrivée au camp à leur
sélection, de la description des différentes tâches
astreintes à la représentation de leurs conditions de vie, les
informations apportées par les auteurs, permettent à l?historien
de mieux saisir la réalité des divers mécanismes mis en
place par l?Allemagne nazie. Il apparaît en effet possible, de
reconstituer une continuité logique entre la création du
Sonderkommando en septembre 1942 et l?exécution de la «
Solution finale ". Chacune des évolutions du camp, telle que la mise en
fonctionnement des chambres à gaz puis des crématoires de
Birkenau, est comparable aux évolutions du Sonderkommando en
fonction de la diversification des tâches qui lui étaient alors
astreintes. Il s?agit donc d?un véritable instrument de la politique
génocidaire nazie puisque le Sonderkommando s?est
développé en parallèle des nécessités du
camp aux prises entre la mise en place des nouvelles infrastructures
d?extermination et la multiplicité du nombre de
déportés.
Ainsi, comme nous l?avons expliqué dans ce
mémoire, les membres du Sonderkommando étaient
poussés à l?extrême limite de l?humanité tout en
étant physiquement et mentalement coupés du reste du camp et
soumis dans la majorité des cas, à une liquidation au bout de
quelques mois. Mais face à la conjoncture qui voyait l?arrivée
incessante de nouveaux convois, ces liquidations ont été
volontairement espacées, afin que le travail consistant à faire
disparaître les corps puisse s?effectuer dans les meilleurs délais
possibles. Dès lors, si Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen
Lewental ont été maintenus en vie durant près de deux ans,
c?est avant tout face à l?activité meurtrière du camp. Ces
hommes étaient donc condamnés à servir leurs bourreaux
afin de rester en vie. Ils ont ainsi été contraints de choisir
entre le fait de vivre en tant que témoin et collaborateur forcé
de l?extermination ou de rejoindre ceux qui n?ont jamais eu
l?opportunité d?un tel choix. C?est justement parce qu?ils ont fait le
choix de vivre, que leurs témoignages ont été le plus
souvent ignorés par les scientifiques :
« C?est le signe évident de la difficulté
que pose à la compréhension et à l?analyse historique, un
phénomène comme celui de la coopération des victimes
à leurs propres bourreaux dans des situations où le mal est le
plus fort268 ".
268 Georges Bensoussan (dir.), Dictionnaire de la Shoah,
Paris, Larousse, 2009.
Ce que démontre ici Georges Bensoussan, c?est qu?il
demeure encore difficile aujourd?hui de concevoir que l?homme lui-même
dans des conditions les plus extrêmes, puisse se soumettre à
toutes sortes de sacrifices. La seule possibilité qui s?est ainsi
offerte à ce mémoire, a été la mise en exergue de
cette nature humaine tout en essayant de la représenter, de la
définir, de la comprendre. Cela ne pouvait se faire qu?à travers
une étude complète des écrits de Zalmen Gradowski, Lejb
Langfus et Zalmen Lewental car ils demeurent les sources les plus fiables sur
la retranscription des pensées, des souffrances, et des tourments qui
touchaient les membres du Sonderkommando au moment même
où les atrocités se produisaient. Il n?y a eu de fait, aucune
distance mémorielle entre le travail d?écriture et les faits
vécus.
Dès lors en plongeant dans l?univers de ces hommes,
nous avons été amenés à saisir pleinement la
réalité du génocide. Les Sonderkommandos n?ont eu
d?autres choix que de s?accoutumer à leur fonction afin de survivre dans
un monde oü le concept d?individualité était proscrit : plus
à même de penser, les Sonderkommandos sont devenus des
automates au service du nazisme. Il est évident que le principe de
déshumanisation faisait partie intégrante du processus
génocidaire : c?est de cette façon que les membres du
Sonderkommando sont devenus les instruments de la « Solution
finale ». Ils n?ont plus été amenés à penser,
à saisir, à comprendre la réalité de ce qu?ils
étaient en train de faire. De cette situation extrême
formée entre la jonction du « privilège » du savoir que
leur offraient les SS et la culpabilité des actes commis qui
l?accompagnait, est né l?impératif de témoigner. La
tâche de l?écriture, a alors permis à ces hommes de sortir
de cet état d?automatisation. Ils ont donc été contraints
de vivre dans une souffrance extrême car transcrire les faits, autrement
dit, mettre des mots sur la tragédie vécue, c?est aussi penser la
réalité de l?évènement. Une réalité
qui a vu l?exécution de plus d?un million de personnes. Ces
témoignages ont donc une valeur unique, car ils fournissent des
détails précis sur les mécanismes de mise à mort
qui ont non seulement été matériels mais aussi et avant
tout psychologiques.
Il était donc important pour ces auteurs de rendre
compte de cet état de cristallisation des émotions afin de
dénoncer les vrais coupables. Le régime nazi est ainsi
désigné responsable de la dénaturalisation de ces hommes,
qui ont été contraints de garantir, au nom de leur survie, le
processus d?extermination. Ces témoignages tentent ainsi de faire
prendre conscience au lecteur, qu?aucun jugement ne peut être
porté sur leur condition de survie qu?ils se soient «
dégradés » avec le temps ayant été «
broyés » par Auschwitz, ou qu?ils se soient tout simplement
résignés à effectuer un tel travail. Primo Levi, admet
lui-même qu?aucun jugement ne saurait être porté sur une
telle fonction face à l?unicité d?un tel évènement
:
« Chaque individu est un sujet tellement complexe qu?il
est vain de prétendre en prévoir le comportement, davantage
encore dans des situations d?exception, il n?est méme pas possible de
prévoir son propre comportement. C?est pourquoi je demande
que l?histoire des «corbeaux du crématoire» soit
méditée avec pitié et rigueur, mais que le jugement sur
eux reste suspendu269 ».
Il n?y a avait bien entendu, aucune prédestination morale
à l?abject de la part de ces «corbeaux du crématoire»
qui enrôlés par ruse, ont été confrontés
à la mécanique de l?anéantissement.
Il est alors évident que diverses stratégies
narratives ont été choisies par les auteurs afin de convaincre le
lecteur : il s?agissait là de certifier l?authenticité du fait
retranscrit, mais aussi et surtout, d?en assurer sa transmission. Chacun des
auteurs s?est ainsi placé en tant que témoin oculaire ayant
vécu l?atrocité de l?évènement mais qui en tant que
transmetteur des faits, devient le gardien de leur authenticité. C?est
entre ces deux aspects que se discerne le témoin historique. Ces hommes
se sont dès lors attachés à prouver l?existence du
génocide en laissant une trace dans l?humanité de ce qu?ils ont
été amenés à vivre étant persuadés
qu?ils allaient eux-mémes disparaitre. L?obsession nazie, nous l?avons
vu, était bel et bien de supprimer toute trace du crime, dès lors
aucun Sonderkommando ne devait survivre270.
L?impératif de devoir laisser aux historiens des preuves de
l?extermination s?est ainsi articulé autour du désir de laisser
une preuve de son existence afin que la fine barrière existante entre
eux et les bourreaux soient pleinement définie.
L?analyse du témoignage d?un point de vue
littéraire et historique, est de fait devenue indispensable car elle a
permis la mise en évidence des procédés stylistiques
utilisés pour décrire non seulement les bourreaux, les victimes,
mais aussi et surtout la vision qu?avaient les Sonderkommando
d?eux-mêmes. Ces hommes ont ainsi souhaité réhumaniser
la masse des victimes qu?ils ont vu disparaître. Il apparaît en
effet, que la vertu de ces témoignages résulte avant tout dans
cette volonté de transmettre le sentiment individuel autour
d?événements précis, alors que celui-ci était
condamné à disparaître dans la politique génocidaire
nazie. Voilà certainement pourquoi le témoignage a fini par
attacher la notion d?indicible, oü seule la création d?un espace
littéraire, voire poétique pour Zalmen Gradowski, permettait une
élaboration verbale transmissible. Cette étude doit ainsi
permettre à l?historien, de percevoir et de saisir le monde qui
était le leur, au-delà de cette notion d?indicibilité.
Ainsi si ce mémoire a pu être réalisé autour de ces
différents témoignages délaissés par l?histoire,
c?est que la question de l?impensable, de l?indicible, de l?insondable n?existe
pas et ne doit, comme nous l?indique Giorgio Agamben, en aucun cas exister :
« Dire qu?Auschwitz est indicible ou
incompréhensible, cela revient à euphèmein,
à l?adorer en silence comme on fait d?un dieu [...]. S?ils veulent
dire qu?Auschwitz fut un évènement unique, devant lequel le
témoin doit en quelque sorte soumettre chacun
269 Primo Levi, Les naufragés et les
rescapés..., op.cit., p. 60.
270 Sur les deux milles hommes ayant composé ce commando,
seuls quatre-vingt-dix ont survécu. Selon Carlo Saletti, Des Voix
sous la cendre..., op.cit., pp. 518 - 585.
de ses mots à l?épreuve d?une
impossibilité de dire [comme se fût le cas pour Zalmen Gradowski,
Lejb Langfus et Zalmen Lewental], alors ils ont raison. Mais si rabattant
l?unique sur l?indicible, ils feront d?Auschwitz une réalité
absolument séparée du langage [...], alors ils
répètent à leur insu le geste des nazis, ils sont
secrètement solidaires de l'arcanum imperrii271
».
Les témoignages de ces témoins
oubliés doivent en premier lieu apparaître comme une preuve
unique de l?existence du génocide. Il ne s?agit pas d?y voir une «
vérité universelle272 », mais de
reconnaître dans la mémoire historienne, l?expérience
irremplaçable des témoins. Cette expérience ne saurait
être traduite autrement qu?à travers le témoignage : qu?il
soit écrit, oral, artistique, il demeure une archive primordiale qui
survit au témoin et qui devient dès lors, le garant de son
existence et du génocide. Pourtant, il semble que les chroniqueurs de
Birkenau, qui ont démontré avec minutie jusqu?à quelle
profondeur l?homme peut tomber, n?aient toujours pas leur place au sein de
cette mémoire historienne.
271 Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz.
L'archive et le témoin. Homo Sacer, III, Paris, Editions Payot
Rivages, 2003, pp. 38 - 40 et p. 206.
272 Selon Gérard Wajcman, L'Objet du
siécle, Paris, Denoël, 2010, p. 25.
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