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Retour sur des témoins oubliés : les sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau (1942-1944).

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par Morgane Loiselle
Université de Paris Ouest Nanterre - La Défense  - Master Recherche en Histoire Contemporaine 2010
  

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Chapitre II

Les limites du témoignage

L?historien doit inévitablement porter un jugement sur le document qu?il analyse, il n?a pas d?autre choix afin de distinguer ce qui est pertinent de ce qui ne l?est pas, autrement dit, il n?a de cesse de devoir faire preuve de discernement. De fait, « nous n?avons au mieux que le témoignage et la critique du témoignage pour accréditer la représentation historique du passé222 ". Il s?agit avant tout de déterminer la véracité du document étudié. Dans un premier temps cette vérification se fait autour de la confirmation des évènements racontés, chose qui a été vérifiée dans cette étude en comparaison des diverses autres sources, mais cette vérification se fait aussi à travers l?étude du témoin. C?est à partir de ce moment que l?on se trouve dans une situation délicate, car l?on doit aussi caractériser celui qui écrit afin de comprendre s?il était en réel capacité de pouvoir retranscrire les faits. Autrement dit, ce dernier axe d?analyse va tenter de rendre compte de l?état émotionnel dans lequel Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental étaient plongés.

1. Autocritique des Sonderkommandos

Si nous avons pu discerner les différentes motivations qui ont poussé les auteurs à envisager le travail d?écriture, l?on peut être amené à s?interroger s?ils avaient eux-mêmes le recul nécessaire sur leur fonction, sur ce qu?ils pouvaient être. Primo Lévi223 qui voyait dans leur témoignage une certaine « expiation " rédemptrice, tend à oublier combien Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont souhaité lever le voile sur ce qu?ils avaient été amenés à faire et surtout comment ils avaient réussi à le faire. En réalité si l?on se penche sur le manuscrit de Lewental, l?on s?aperçoit qu?il tient des propos assez durs sur ces hommes qui se sont accoutumés à leur travail : « plus d?un s?est à tel point, avec le temps, laissé aller, que c?en était une honte pour soi-même. Ils avaient simplement oublié ce qu?ils faisaient et ce à quoi ils s?appliquaient [
·
·
·]224 ". C?est à partir de ce moment qu?il affirme en aucun cas vouloir excuser ou défende ces hommes, mais qu?il tente uniquement de les comprendre. Ces êtres « tout à faits normaux, moyens, [--] ordinaires [~]225 " ont été amenés à ne plus penser, à ne plus ressentir, afin de survivre dans de telles conditions : « ce coeur, ce coeur qui ressent il faut le tuer, il faut émousser tout sentiment qui fait souffrir, il faut devenir un automate226 ". L?accoutumance s?est ainsi imposée à eux. A l?analyse des témoignages, l?on retrouve

222 Citation empruntée à Paul Ricoeur, La mémoire..., op.cit., p. 364.

223 Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 53.

224 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 141.

225 Ibid., p. 141.

226 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 93.

continuellement cette notion d?automatisation, de ces hommes plus capables de penser, de saisir la réalité des faits : « On se sentait complètement perdus, vraiment comme des morts, comme des automates [
·
·
·]227 ". Ces hommes ont été contraints pour survivre de perdre une part de leur humanité en oubliant la signification de ce qu?ils faisaient jusqu'à, pour certains, devenir indifférents « On était plus des êtres humains. Nous avions atteint le stade où nous pouvions manger et boire parmi les cadavres, totalement détachés de nos émotions228 ". En réalité, il s?agit là d?une des caractéristiques des camps de concentrations nazis qui se traduit par l?obstination des SS à vouloir régir les lois du camp dans une inexorable brutalité, une insensibilité sans faille, et un parfait automatisme. L?individu, le « stück " est alors réduit à sa seule existence biologique. A partir de ce moment, l?esprit ne doit plus être apte à penser, à réfléchir ni à comprendre, il doit obéir : « Il deviendra le maître de ton moi, le possesseur de ton âme229 ". Gradowski avait ainsi très bien cerné les mécanismes de l?univers concentrationnaire : pour les SK comme pour les autres déportés, il s?agissait alors de devenir cet automate par obédience, mais il a fallu aussi le faire pour soi-même, pour survivre dans des conditions où le raisonnement, la logique, la pensée n?avaient pas leurs places. Les limites du témoignage se fond ainsi ressentir pour celui qui transcrit et pour celui qui découvre ces manuscrits du fait qu?il demeure impossible de saisir véritablement ce que pouvait ressentir ces hommes lors d?un tel moment, en effectuant un tel travail.

Une dissension existait ainsi entre les membres du Sonderkommando. Si chacun était obligé de mettre de côté une part de son humanité durant l?exécution des différentes tâches astreintes, certains d?entre eux ont été amenés à ne jamais la retrouver : « Ce commando spécial n?étaient réellement plus des hommes à part entière, en eux, tout sentiment humain avait disparu, brûlé en même temps que celui ou celle qui leur était le plus cher. Ils étaient totalement endurcis, insensibles aux souffrances et à la mort d?autrui230 ". Wieslaw Kielar, pourtant étranger au Sonderkommando, tient un regard proche de la réalité sans pour autant distinguer ceux qui parmi ces hommes, n?étaient jamais parvenus à s?accoutumer. Filip Müller explique ainsi que la vision des corps « c?était le plus dur de tout. A cela on ne se faisait jamais. C?était impossible231 ". Il en est de même pour Gradowski, Lewental et Langfus, qui ont prouvé de par leurs manuscrits qu?une part d?humanité a subsisté. Le travail d?écriture a alors permis aux auteurs de sortir de cet état de robotisation. C?est ainsi qu?ils ont été amenés à penser, à imaginer méme pour Gradowski, afin de dépasser l?horreur du quotidien, à transcender la tragédie. C?est cette notion que l?on pourrait rappeler à ceux qui ont parfois voulu lier aux Sonderkommandos une déshumanisation totale et omniprésente. Les manuscrits retrouvés sous le sol d?Auschwitz vont alors à l?encontre même de cet aspect

227 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 136.

228 Saul Chazan, We wept without tears..., op.cit., p. 235.

229 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 96.

230 Wieslaw Kielar, Anus mundi. Cinq ans à Auschwitz, Paris, Laffont, 1980, p. 192. Wieslaw Kielar, déporté politique polonais, fut l'un des premiers prisonniers du camp d?Auschwitz, puisqu?il y fut envoyé en mai 1940.

231 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 85.

puisqu?il ressort de ces témoignages toute l?humanité de ces hommes, de cette souffrance qui n?avaient de cesse de les habiter.

C?est de ce fait que ces manuscrits ont souvent été rejetés car il apparaît difficile de concevoir que des juifs, aient pu participer à l?extermination. Hannah Arendt232 selon Gideon Greif était persuadée que les membres du Sonderkommando, avaient participé activement, soit volontairement à la tuerie des juifs. Ainsi, ils adhéraient à la machination nazie avec complaisance et donc sans aucune autre contrainte que celle de mettre à exécution leur instinct naturel. On déforme ainsi totalement la réalité des faits pour se rassurer soi-même : aucun juif ne peut avoir les points liés, méme malgré lui, à l?extermination nazie. On rejette l?idée qu?une telle chose puisse avoir eu lieu en expliquant, que seule la nature défaillante de ces hommes, puisse être responsable de tels agissements. Or cet amalgame est lourd de conséquence. Si certains d?entre eux pouvaient s?apparenter à une telle description c?est avant tout parce qu?ils ont été brisés par Auschwitz, par ce « travail » inimaginable qu?ils n?ont pas eu le choix d?exercer. Ils n?avaient aucunement la possibilité de refuser ou de se révolter sans prendre le risque de se faire tuer. Autrement dit, les accusés ne sont que ceux qui les ont contraints à exécuter un tel travail. La double difficulté est alors de rappeler que parmi les Sonderkommandos, certains sont parvenus à garder un degré d?humanité.

Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental ont alors tenté d?expliquer à quel point la réalité de ce travail avait été difficile. Ils rendent compte ainsi de ce sentiment de détresse, de honte qu?ils ressentaient à l?égard de ce qu?ils avaient dû faire, de ce qu?ils étaient contraints de faire « Malheur, tel était le sentiment de chacun de nous. Telle était la pensée de chacun de nous. Nous avions mutuellement honte de nous regarder droit dans les yeux233 ". Pourtant un paradoxe est souligné dans chacun des témoignages analysés dans ce mémoire où malgré la souffrance ressentie, la peine éprouvée, aucun d?entre eux n?étaient en mesure de pleurer : « Moi, leur infortuné enfant, l?époux maudit, je suis dans l?incapacité de gémir et de verser ne serait-ce qu?une larme pour eux234 ". Josef Sackar235 et Jaacov Gabai236 ont eux aussi expliqué cette incapacité qu?ils avaient à pouvoir pleurer, d?oü le titre choisit par Gideon Greif « We wept without tears ", autrement dit « nous pleurions sans larmes ". Ces hommes en réalité n?étaient plus en mesure de faire le deuil, de se recueillir afin de penser à soi, à ce qu?ils avaient perdu alors que tous les jours, ils étaient contraint d?assister à l?anéantissement de leur peuple. La métaphore des larmes montre à quel point ces hommes ne pouvaient se détacher de la réalité pour revenir à un acte tout simplement humain. La tâche de l?écriture a très certainement permis à Gradowski, Langfus et Lewental de sortir de cet univers, de surmonter

232 Hannah Arendt accuse très clairement les membres du Sonderkommando d?avoir participé volontairement à la tuerie des Juifs dans le seul et unique but de « [...] de sauver leur peau ".

233 Zalmen Lewental, op.cit., p. 139.

234 Zalmen Gradowski, ibid., p. 110.

235 Déporté le 14 avril 1944 au camp d?Auschwitz, il est affecté au Sonderkommando le 12 mai avec Saul Chazan et deux cents autres détenus. Gideon Greif, We wept without tears..., op.cit., pp. 1 - 48.

236 Il est déporté le 11 avril 1944 et astreint au SK en mai 1944. Gideon Greif, op.cit., pp. 125 - 166. Cette interview a été traduite et publiée dans Des Voix sous la cendre..., op.cit., pp. 367 - 431.

les épreuves qu?ils enduraient au quotidien : « le voeu de raconter le Lager mobilisait l?attention sur les épisodes vécus. Et nombreux sont ceux que cette perspective a soutenu contre le découragement et le dépérissement237 ". Comme l?indique Renaud Dulong, transcender la tragédie à travers l?écriture, a ainsi permis aux auteurs de survivre alors que plus rien ne les raccrochait à la vie. Les témoignages tentent alors d?honorer l?individu qui, au sein du camp d?Auschwitz était condamné à ne pas exister. Les auteurs n?ont alors de cesse de rapporter les actes tout simplement humains de certains détenus avant leur entrée dans la chambre à gaz. Est-ce un hommage où une façon de faire son deuil ? S?il est impossible de répondre véritablement à cette question, l?on peut affirmer cependant que cela a ainsi permis à Gradowski, Lewental et Langfus de s?extraire du quotidien et de préserver un certain équilibre mental.

2. Ecrire pour se justifier ?

L?état de détresse extrême dans laquelle les membres du Sonderkommandos étaient plongés, force l?historien à s?interroger sur les « motivations " de ces hommes à vouloir rester en vie alors méme qu?ils se savaient condamnés. Ce questionnement volontairement provocateur va tenter de mettre en avant les différents aspects qui ont maintenus les hommes du Sonderkommandos en vie. En réalité, saisir l?univers de ces hommes, c?est aussi rendre compte de ce qui les retenait à l?humanité.

Les membres du Sonderkommando devaient vivre avec la souffrance des victimes exterminées mais aussi avec les obsédants reproches qu?ils se faisaient à eux même se sachant complices de l?extermination. Certaines victimes ont alors admonesté ces hommes comme le transcrit Lejb Langfus : « Mais tu es un Juif ! Comment peux-tu préserver ta vie, comment peux-tu conduire des enfants juifs pour qu?ils soient gazés ? Est-ce que ta vie parmi des assassins vaut davantage que les vies de tant de victimes juives ?238 ". Une réponse semble avoir été apportée par Zalmen Lewental : « L?homme se persuade qu?il n?y va pas de sa propre vie, qu?il n?y va pas de sa propre personne, mais uniquement de son intérét général. Mais la vérité, c?est qu?on a envie de vivre à tout prix. On a envie de vivre parce qu?on vit, parce que le monde entier vit et tout ce qui est agréable, tout ce qui est lié à quelque chose est en premier lieu lié à la vie239 ". Ainsi, au-delà de la torture psychique, et de la souffrance ressentie, les hommes du Sonderkommando ont souhaité survivre parce que cette chance leur étaient encore donnée. Peut-on y voir alors une volonté de justifier ses actes, ses décisions ? Lewental tend à rappeler que si des hommes ont survécu à Auschwitz, c?est avant tout au dépend d?autres détenus « Lors de leurs séjour au camp quand pour une ration de pain, le moindre chef d?équipe tuait un homme [...]. Et au détriment des dizaines [--] ils tenaient le

237 Renaud Dulong, Le Témoin oculaire..., op.cit., p. 109.

238 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 107.

239 Zalmen Lewental, ibid., p. 140.

coup au camp240 ». Il s?agit ici d?un rappel pour ceux qui seraient tentés de se laisser aller à un jugement et qui auraient oublié que les lois du camp ont voulu que certains survivent et que d?autres périssent. Lewental tient une vision très amère sur l?homme, mais son vécu au camp en tant que détenu puis en tant que Sonderkommando, lui a permis de saisir véritablement les rouages du camp d?Auschwitz. Il apparait pourtant une réelle différence entre les deux. Comme l?indique Imre Kertesz : la solidarité ne pouvait exister dans l?univers concentrationnaire « Dans la situation extrême où nous étions, et surtout en pensant à la dégradation totale du corps et de l?esprit et à la diminution quasi morbide de la capacité de jugement qui s?ensuit, en général, chaque individu est mû par sa propre survie241 », alors qu?elle demeurait dans l?univers de mise à mort. Les hommes du Sonderkommando n?étaient pas soumis au manque de nourriture, d?eau ou de confort, ils avaient dès lors assez d?éléments pour survivre. C?était bien évidemment l?inverse pour les autres déportés du camp.

Une certaine solidarité s?est ainsi mise en place au sein du Sonderkommando. Chacun d?entre eux savait que leur chance de survie était parfaitement limitée et qu?à partir de ce moment il fallait nourrir le moindre sentiment d?espoir. Celui-ci se retrouvait dans la volonté d?obtenir un jour justice. Ce désir de vengeance se retrouve continuellement dans les manuscrits de Gradowski, Langfus et Lewental. Il apparait en effet, que Gradowski vivait avec ce sentiment dès l?écriture de son témoignage. Il tente ainsi de convaincre le lecteur afin qu?il porte à son tour le flambeau de la vengeance : « Une étincelle de mon feu intérieur se propagera peut-être en toi, et tu accompliras dans la vie au moins une partie de notre volonté, tu tireras vengeance, vengeance des assassins !242 ».

Lejb Langfus, bien qu?il ne parle jamais lui-même de revanche, met un point d?honneur à retranscrire toutes les demandes de talion des différentes victimes : « Rappelez-vous que votre devoir sacré est de venger notre sang innocent !243 » ; « Le peuple allemand paiera beaucoup plus cher pour notre sang qu?il ne se l?imagine. A bas la barbarie, incarnée par l?Allemagne hitlérienne ! Vive la Pologne !244 ». Ces scènes vécues par Langfus, lui ont certainement donné l?espoir de vivre un jour la Libération, de survivre pour réaliser les voeux des victimes qu?il a vu exterminées.

Lewental a quant à lui souhaité dans un premier temps, s?enfuir afin de dénoncer ce qui se passait à Auschwitz. Mais la solidarité entre les hommes du Sonderkommando a empêché une telle action « [--] nos propres frères ne pouvaient admettre que qui que ce soit essaie éventuellement de se sauver alors qu?eux-mêmes resteraient ici245 ». Très peu de détenus se sont alors enfuis. Pourtant, contrairement aux autres prisonniers du camp, les Sonderkommandos avaient la possibilité de s?échapper. En effet, lorsqu?ils étaient conduits

240 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 144.

241 Imre Kertesz, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, Paris, Actes Sud, 1995. p. 55.

242 Zalmen Gradowski, ibid., p. 179.

243 Lejb Langfus, ibid., p. 103.

244 Ibid., p. 103.

245 Zalmen Lewental, ibid., p. 148.

près des Bunkers, aucune barrière n?était alors installée et la fumée dégagée par les corps en combustion aurait ainsi caché leurs mouvements. Mais la majorité d?entre eux, alors plongés dans un état d?automatisme total n?était plus à méme de réfléchir et donc de s?évader.

Pourtant, comme l?affirme Lewental, certains de ces hommes ont préféré la voie du suicide : « les meilleurs, les plus nobles, ceux qui ne faisaient pas de bruit n?étaient plus là, n?ayant pu supporter [--]246 ». L?auteur tend à mettre en avant un fait majeur : pour lui, comme pour Gradowski247, ceux qui avaient mis fin à leur jour n?étaient pas condamnables bien au contraire, ils étaient tout simplement les plus humains, les plus courageux et non les plus faibles. Le suicide était aussi un acte symbolique en opposition au régime nazi, qui voyait dans celui-ci un choix personnel, autrement dit humain, alors que ces hommes étaient condamnés à ne jamais apparaître en tant qu?individu. Il apparaît en effet, que le nazisme comme l?ont démontré Bruno Bettelheim et Hannah Arendt, était un réel processus de destruction de l?individualité : « le camp de concentration était le laboratoire où la Gestapo apprenait à désintégrer la structure autonome des individus et à briser la résistance civile248 ». La question du suicide n?a pourtant de cesse de venir hanter l?esprit des Sonderkommandos. Certains d?entre eux comme le rappelle Gradowski étaient profondément croyants, or le suicide dans les religions monothéistes est pleinement interdit car il empêche la communion de l?âme avec Dieu. Sans compter que dans le judaïsme, le suicide est considéré comme un auto-homicide empêchant alors « au meurtrier » les rites de rédemption249. Il semble ainsi que la religion ait permis à certains d?entre eux de survivre. Gradowski qui était pourtant nanti d?une éducation religieuse, a perdu foi en Dieu face à Auschwitz, et ne comprend pas pourquoi certains d?entre eux s?obstinent encore à prier « Pourquoi ? Chanteront-ils Hallelujah sur les rivages d?une mer dont les flots sont leur propre sang ? Le supplier, Lui, qui refuse d?entendre les sanglots et les pleurs de petits enfants ? Non !250 ». Paradoxalement, l?auteur affirme alors s?être parfois rassemblé avec ces hommes afin de prier pour les défunts251 et échapper à la réalité quelques instants.

Les hommes du Sonderkommando se sont aussi attachés à mettre en place un projet de révolte en lien avec le réseau général de résistance du camp252, face à l?arrivée incessante de nouveaux convois253. Cette idée a ainsi permis aux différents SK de tenir un peu plus

246 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 144.

247 Zalmen Gradowski, ibid., p. 210 - 211.

248 Bruno Bettelheim, Survivre, Paris, Hachette, 1996, p. 70.

249 Voir l?ouvrage de Jacques Ouaknin, L'âme immortelle. Précis des lois et coutumes du deuil dans le judaïsme, Paris, Bibliophane-Daniel Radford, 2001, p. 96.

250 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 206.

251 Le Kaddish yatom, ou Kaddish des endeuillés, est récité par les membres du Sonderkommando, afin d?accompagner le défunt vers l?au-delà, et les endeuillés vers le chemin de la vie.

252 Le groupe de combat commun Auschwitz créé en 1942. Selon Gideon Greif, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 439.

253 En juillet 1944, près de 440 000 Juifs hongrois ont été déportés à Auschwitz-Birkenau. Les SS ont alors envoyé la plupart d'entre eux dans les chambres à gaz, sans même sélectionner les adultes valides pour le travail.

longtemps malgré l?horreur dans laquelle ils étaient plongés. C?est à partir de ce moment qu?ils ont été amenés à « redevenir humain », soit à penser, à imaginer et à moindre mesure espérer. Mais les discordes existantes entre les deux entités distinctes ont forcé les membres du Sonderkommando à agir seul. Selon les différents témoignages analysés, en particulier celui de Lewental, il apparaît que le réseau de résistance ait dissuadé les SK d?agir face à l?arrivée de l?armée soviétique. Mais face à la réalité du camp, au travail à exécuter et aux sélections incessantes254, les hommes du Sonderkommando n?étaient plus en mesure d?attendre : « cela a amené tous les hommes du Kommando sans distinction [...] à tempéter pour qu?on mette fin à ce jeu, qu?on en finisse avec ce travail, ainsi qu?avec notre vie si nécessaire255 ». Peut-on dès lors voir dans cette révolte une sorte de suicide volontaire et collectif ?

Comme nous l?avons vu, les membres du Sonderkommando étaient persuadés qu?ils seraient liquidés et ce, avant l?arrivée de l?armée soviétique256. Cette révolte qui devait permettre la destruction des crématoires et dans une large perspective, la libération du camp, permettait alors à ces hommes de mourir dignement : « Notre espoir n?était pas tant de survivre que de faire quelque chose, de se soulever, pour ne pas continuer ainsi. Mais qu?on meurt ou pas, ce qu?il fallait, c?était se révolter257 ». Shlomo Venezia explique ainsi que dans cette révolte, aucun espoir n?était donné à leur survie, mais que seule cette volonté de changer le cours des choses était désirée. Autrement dit, les hommes du Sonderkommando ne souhaitaient plus attendre la mort sans se révolter. Plongés dans le désespoir le plus complet, ils voyaient dans cette révolte un dernier acte de résistance et une occasion de mourir librement « Nous les membres du Sonderkommando, voulions depuis longtemps mettre fin au terrible travail qu?on nous a forcé à faire sous peine de mort. Nous voulions faire quelque chose de grand258 ». Cette révolte s?est avant tout soldée par un échec en conduisant à la mort plus de 451 détenus du Sonderkommando. Mais il est indéniable, que cette opération suicide En réalité, au cours de cette révolte, 451 prisonniers juifs ont été tués par balles tandis que seuls 212 hommes sont restés en vie

Les hommes du Sonderkommando ont ainsi souhaité survire pour toute sorte de raison. Mais ils semblent que les limites du témoignage se posent de nouveau aux manuscrits, car malgré leur éclaircissement, voire leur compréhension, il semble relativement complexe de saisir pleinement ce que ces hommes ont été amenés à vivre, ni à faire pour rester en vie.

254 Le 23 septembre 1944, deux cents Sonderkommandos du crématoire III, ont été sélectionnés puis assassinés.

255 Zalmen Lewental, op.cit., p. 150

256 En réalité, en janvier 1945, trente membres du Sonderkommando étaient encore chargés de l'incinération des corps dans le dernier crématoire encore en activité à savoir le crématoire V. Les soixante-dix autres membres restants ont alors été affectés à divers commandos chargés du démantèlement et de la suppression des traces de l'extermination.

257 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p. 162.

258 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 100.

3. La question de l?indicible.

Les Sonderkommandos ont ainsi été au plus près de l?extermination nazie. Leurs témoignages permettent alors à l?historien de mieux saisir les dernières phases de la « Solution finale ". Mais au regard des différents manuscrits, il semble que la question de l?indicible se soit parfois posée aux auteurs. Alors qu?il était nécessaire pour Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental de rendre « imaginable » l?univers d?Auschwitz, les mots, les expressions autrement dit l?expérience du langage semblaient avoir ses limites : « L?entière vérité est bien plus tragique et épouvantable259 ". Cette citation de Lewental tend à mettre en avant les difficultés rencontrées par l?auteur face à la retranscription de l?horreur vécue. Cette difficulté est définissable à travers deux aspects.

Tout d?abord il apparaît très clairement que les auteurs n?étaient pas en mesure de comprendre ce qu?il se passait réellement, du moins à saisir la réalité de l?évènement « Pourquoi, pour qui, pourquoi la vie est-elle si [difficile], ont-ils mérité cela, étaient-ils fautifs ?260 ». Ces interrogations traduisent cet état d?incompréhension dans lequel était entré Lewental qui ne pouvait admettre que le génocide puisse se produire « c?est inadmissible, on extermine des êtres humains uniquement parce qu?ils sont juifs261 ». L?auteur est donc en premier lieu en état de choc face à un évènement qui n?avait encore jamais été vécu et donc imaginable. De là, la première difficulté était de transcrire cet état : cela passe ainsi par la négation du fait ou par diverses interrogations. L?emploi du terme « Enfer » repris à plusieurs reprises par les chroniqueurs, n?est pas anodin, car aucun d?entre eux ne l?a vu, pourtant il demeure possible de l?imaginer. Il s?agit en réalité de mettre des mots sur l?impensable. Pour Zalmen Gradowski, la rencontre traumatique est transcrite à travers la littérarisation poétisée de l?expérience, qui comme nous l?avons vu, se présente tel un texte sacré. Autrement dit, ce passage de la réalité à l?imaginaire témoigne du mal être existant de l?auteur, qui n?est alors pas en mesure de mettre des mots sur ce qu?il a lui-même vécu. Le choc de la réalité a ainsi créé un traumatisme chez l?auteur qui ne se sent plus en mesure de transmettre ce qu?il a subit.

C?est dans un second temps, qu?une lutte incessante va se mettre en place entre l?auteur et le travail d?écriture. En tant que témoin, Gradowski, Langfus et Lewental ont du faire un choix pour le moins difficile, celui de mettre des mots sur l?horreur vécue. C?est à partir de ce moment que l?indicible s?est imposé à eux car « Ce qui se passait exactement, aucun être humain ne peut se le représenter262 ". Un corrélat majeur est ici à définir, l?indicible ne s?applique pas à ce que voit l?auteur, à ce qu?il transmet, mais il s?applique au lecteur, en tant que transmetteur d?un fait qu?il n?a pas vécu. En d?autres termes, le choix des mots, de l?expression apparaît limité à celui qui retranscrit un fait, non par rapport à lui, mais

259 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre, op.cit., p. 130.

260 Ibid., p. 138.

261 Ibid, p. 134.

262 Zalmen Lewental, cité par Hermann Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz, Paris, UGE, 1994, p. 3

par rapport au lecteur qui n?a dès lors aucun point de comparaison suffisant pour comprendre toute la signification des mots employés. Cette notion définie par Jorge Semprun prend sens à travers un exemple concret qu?il convient de citer :

« Ils [les soldats] ont saisi le sens des mots, probablement. Fumée : on sait ce que c?est, on croit savoir. Dans toutes les mémoires d?hommes, il y a des cheminées qui fument. Rurales à l?occasion, domestiques. Cette fumée-ci pourtant [celle du crématoire], ils ne savent pas. Et ils ne sauront vraiment jamais. Ni ceux-ci ce jour-là. Ni tous les autres depuis. Ils ne sauront jamais, ils ne peuvent pas imaginer263 ».

Les mots ne peuvent transcrire la réalité vécue, autrement dit, l?indicible est avant tout une conséquence de cette barrière existante entre le langage et la réalité264. Les limites du témoignage sont donc pleinement posées par les membres du Sonderkommandos, qui ont été au plus près de l?extermination. Les termes « crématoires », « fours d?incinération », « chambres à gaz », qui ont une signification immense pour ces hommes, tend à perdre de leur véracité quand ils s?appliquent au transmetteur, à celui qui ne sera jamais en mesure de saisir l?horreur des camps. Les auteurs en avaient de fait, pleinement conscience. Lorsque Langfus retranscrit les scènes de massacre des jeunes garçons265, où la joie des SS face à ces meurtres était « indescriptible », l?auteur comprend que l?évènement retranscrit est alors inimaginable pour celui qui le découvre. Autrement dit, le lecteur ne sera jamais pleinement en mesure de comprendre toute l?atrocité de cette scène vécue. Il demeure même un décalage entre les membres du Sonderkommando et les autres détenus du camp « qui ont sûrement souffert de la faim et du froid, mais n?étaient pas en contact avec les morts. Cette vision quotidienne de toutes ces victimes gazées266 ». La question de l?irreprésentable, de l?indicible n?a alors de cesse de se poser aux auteurs.

Claude Lanzmann dans son film Shoah, souhaitait avant tout transcrire l?indicible en se refusant à la diffusion d?images d?archives. Auschwitz en était alors réduit à l?irreprésentable, et demeurait uniquement à travers le regard des témoins. Mais pour Emil Weiss et son film Sonderkommando. Auschwitz-Birkenau267, le spectateur est pleinement amené à entrer dans l?univers de ces hommes, et à découvrir cet « impensable ». Le spectateur est d?abord confronté à la lecture des manuscrits puis à la vision des auteurs. Une vision certes décalée mais qui tente de mettre en avant ce que pouvaient vivre, ressentir et voir les Sonderkommandos.

263 Jorge Semprun, L'Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 22.

264 Selon Karla Grierson dans Discours d'Auschwitz, Littéralité, Représentation, Symbolisation, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 102.

265 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 115.

266 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p. 211.

267 Le film documentaire Sonderkommando, Auschwitz-Birkenau réalisé par Emil Weiss en 2007, permet à travers la lecture des manuscrits de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, et la diffusion d?images d?archives, la mise en évidence de ce que fût l?univers de mise à mort à Auschwitz-Birkenau.

Une interrogation se pose alors, peut-on réellement parler d?ineffabilité ? Au regard de cette étude, il semble que la réponse soit négative. Grâce à ces manuscrits, il est pleinement possible de comprendre ce qu?était Auschwitz-Birkenau, et ce malgré les peurs obsédantes des auteurs qui voyaient dans l?expérience du langage les limites du témoignage. Ces hommes ont donc rendu déficient l?indicible en luttant contre le silence.

L?analyse effectuée dans cette deuxième partie a ainsi permis à l?historien de mieux saisir ce qu?était l?univers des Sonderkommandos à travers l?analyse des différentes formes narratives utilisées par les auteurs. Cela a permis de mettre en avant la réalité historique dans laquelle les membres du Sonderkommando étaient plongés : c?est à travers leur regard, pris entre désespoir et instinct de survie que nous sommes amenés à entrevoir le génocide. La portée onirique et symbolique du texte, permet alors aux auteurs de retranscrire l?horreur de leur quotidien face à l?unicité d?un tel évènement oü les mots, les expressions ne peuvent avoir les mémes sens lorsqu?ils s?appliquent au camp d?Auschwitz. Ces hommes en tant que témoin de l?extermination, ont choisi de porter un jugement sur ce qu?ils étaient, sur qu?ils ont été amenés à faire, afin de mettre en avant, que les hommes du Sonderkommando n?étaient en réalité qu?un instrument de la politique génocidaire nazie. Au choix de vivre ou mourir certains ont choisi la vie, c?est à partir de ce moment que le devoir de témoigner c?est imposé.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus