Chapitre II
Les limites du témoignage
L?historien doit inévitablement porter un jugement sur
le document qu?il analyse, il n?a pas d?autre choix afin de distinguer ce qui
est pertinent de ce qui ne l?est pas, autrement dit, il n?a de cesse de devoir
faire preuve de discernement. De fait, « nous n?avons au mieux que le
témoignage et la critique du témoignage pour accréditer la
représentation historique du passé222 ". Il s?agit
avant tout de déterminer la véracité du document
étudié. Dans un premier temps cette vérification se fait
autour de la confirmation des évènements racontés, chose
qui a été vérifiée dans cette étude en
comparaison des diverses autres sources, mais cette vérification se fait
aussi à travers l?étude du témoin. C?est à partir
de ce moment que l?on se trouve dans une situation délicate, car l?on
doit aussi caractériser celui qui écrit afin de comprendre s?il
était en réel capacité de pouvoir retranscrire les faits.
Autrement dit, ce dernier axe d?analyse va tenter de rendre compte de
l?état émotionnel dans lequel Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental étaient plongés.
1. Autocritique des Sonderkommandos
Si nous avons pu discerner les différentes motivations
qui ont poussé les auteurs à envisager le travail
d?écriture, l?on peut être amené à s?interroger
s?ils avaient eux-mêmes le recul nécessaire sur leur fonction, sur
ce qu?ils pouvaient être. Primo Lévi223 qui voyait dans
leur témoignage une certaine « expiation " rédemptrice, tend
à oublier combien Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont
souhaité lever le voile sur ce qu?ils avaient été
amenés à faire et surtout comment ils avaient réussi
à le faire. En réalité si l?on se penche sur le manuscrit
de Lewental, l?on s?aperçoit qu?il tient des propos assez durs sur ces
hommes qui se sont accoutumés à leur travail : « plus d?un
s?est à tel point, avec le temps, laissé aller, que c?en
était une honte pour soi-même. Ils avaient simplement
oublié ce qu?ils faisaient et ce à quoi ils s?appliquaient
[ · · ·]224 ". C?est à partir de ce
moment qu?il affirme en aucun cas vouloir excuser ou défende ces hommes,
mais qu?il tente uniquement de les comprendre. Ces êtres « tout
à faits normaux, moyens, [--] ordinaires [~]225 " ont
été amenés à ne plus penser, à ne plus
ressentir, afin de survivre dans de telles conditions : « ce coeur, ce
coeur qui ressent il faut le tuer, il faut émousser tout sentiment qui
fait souffrir, il faut devenir un automate226 ". L?accoutumance
s?est ainsi imposée à eux. A l?analyse des témoignages,
l?on retrouve
222 Citation empruntée à Paul Ricoeur, La
mémoire..., op.cit., p. 364.
223 Primo Levi, Les naufragés et les rescapés.
Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 53.
224 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 141.
225 Ibid., p. 141.
226 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 93.
continuellement cette notion d?automatisation, de ces hommes
plus capables de penser, de saisir la réalité des faits : «
On se sentait complètement perdus, vraiment comme des morts, comme des
automates [ · · ·]227 ". Ces hommes ont
été contraints pour survivre de perdre une part de leur
humanité en oubliant la signification de ce qu?ils faisaient
jusqu'à, pour certains, devenir indifférents « On
était plus des êtres humains. Nous avions atteint le stade
où nous pouvions manger et boire parmi les cadavres, totalement
détachés de nos émotions228 ". En
réalité, il s?agit là d?une des caractéristiques
des camps de concentrations nazis qui se traduit par l?obstination des SS
à vouloir régir les lois du camp dans une inexorable
brutalité, une insensibilité sans faille, et un parfait
automatisme. L?individu, le « stück " est alors
réduit à sa seule existence biologique. A partir de ce moment,
l?esprit ne doit plus être apte à penser, à
réfléchir ni à comprendre, il doit obéir : «
Il deviendra le maître de ton moi, le possesseur de ton
âme229 ". Gradowski avait ainsi très bien cerné
les mécanismes de l?univers concentrationnaire : pour les SK comme pour
les autres déportés, il s?agissait alors de devenir cet automate
par obédience, mais il a fallu aussi le faire pour soi-même, pour
survivre dans des conditions où le raisonnement, la logique, la
pensée n?avaient pas leurs places. Les limites du témoignage se
fond ainsi ressentir pour celui qui transcrit et pour celui qui découvre
ces manuscrits du fait qu?il demeure impossible de saisir véritablement
ce que pouvait ressentir ces hommes lors d?un tel moment, en effectuant un tel
travail.
Une dissension existait ainsi entre les membres du
Sonderkommando. Si chacun était obligé de mettre de
côté une part de son humanité durant l?exécution des
différentes tâches astreintes, certains d?entre eux ont
été amenés à ne jamais la retrouver : « Ce
commando spécial n?étaient réellement plus des hommes
à part entière, en eux, tout sentiment humain avait disparu,
brûlé en même temps que celui ou celle qui leur était
le plus cher. Ils étaient totalement endurcis, insensibles aux
souffrances et à la mort d?autrui230 ". Wieslaw Kielar,
pourtant étranger au Sonderkommando, tient un regard proche de
la réalité sans pour autant distinguer ceux qui parmi ces hommes,
n?étaient jamais parvenus à s?accoutumer. Filip Müller
explique ainsi que la vision des corps « c?était le plus dur de
tout. A cela on ne se faisait jamais. C?était impossible231
". Il en est de même pour Gradowski, Lewental et Langfus, qui ont
prouvé de par leurs manuscrits qu?une part d?humanité a
subsisté. Le travail d?écriture a alors permis aux auteurs de
sortir de cet état de robotisation. C?est ainsi qu?ils ont
été amenés à penser, à imaginer méme
pour Gradowski, afin de dépasser l?horreur du quotidien, à
transcender la tragédie. C?est cette notion que l?on pourrait rappeler
à ceux qui ont parfois voulu lier aux Sonderkommandos une
déshumanisation totale et omniprésente. Les manuscrits
retrouvés sous le sol d?Auschwitz vont alors à l?encontre
même de cet aspect
227 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 136.
228 Saul Chazan, We wept without tears..., op.cit., p.
235.
229 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 96.
230 Wieslaw Kielar, Anus mundi. Cinq ans à
Auschwitz, Paris, Laffont, 1980, p. 192. Wieslaw Kielar,
déporté politique polonais, fut l'un des premiers prisonniers du
camp d?Auschwitz, puisqu?il y fut envoyé en mai 1940.
231 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à
gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 85.
puisqu?il ressort de ces témoignages toute
l?humanité de ces hommes, de cette souffrance qui n?avaient de cesse de
les habiter.
C?est de ce fait que ces manuscrits ont souvent
été rejetés car il apparaît difficile de concevoir
que des juifs, aient pu participer à l?extermination. Hannah
Arendt232 selon Gideon Greif était persuadée que les
membres du Sonderkommando, avaient participé activement, soit
volontairement à la tuerie des juifs. Ainsi, ils adhéraient
à la machination nazie avec complaisance et donc sans aucune autre
contrainte que celle de mettre à exécution leur instinct naturel.
On déforme ainsi totalement la réalité des faits pour se
rassurer soi-même : aucun juif ne peut avoir les points liés,
méme malgré lui, à l?extermination nazie. On rejette
l?idée qu?une telle chose puisse avoir eu lieu en expliquant, que seule
la nature défaillante de ces hommes, puisse être responsable de
tels agissements. Or cet amalgame est lourd de conséquence. Si certains
d?entre eux pouvaient s?apparenter à une telle description c?est avant
tout parce qu?ils ont été brisés par Auschwitz, par ce
« travail » inimaginable qu?ils n?ont pas eu le choix d?exercer. Ils
n?avaient aucunement la possibilité de refuser ou de se révolter
sans prendre le risque de se faire tuer. Autrement dit, les accusés ne
sont que ceux qui les ont contraints à exécuter un tel travail.
La double difficulté est alors de rappeler que parmi les
Sonderkommandos, certains sont parvenus à garder un
degré d?humanité.
Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental ont alors tenté
d?expliquer à quel point la réalité de ce travail avait
été difficile. Ils rendent compte ainsi de ce sentiment de
détresse, de honte qu?ils ressentaient à l?égard de ce
qu?ils avaient dû faire, de ce qu?ils étaient contraints de faire
« Malheur, tel était le sentiment de chacun de nous. Telle
était la pensée de chacun de nous. Nous avions mutuellement honte
de nous regarder droit dans les yeux233 ". Pourtant un paradoxe est
souligné dans chacun des témoignages analysés dans ce
mémoire où malgré la souffrance ressentie, la peine
éprouvée, aucun d?entre eux n?étaient en mesure de pleurer
: « Moi, leur infortuné enfant, l?époux maudit, je suis dans
l?incapacité de gémir et de verser ne serait-ce qu?une larme pour
eux234 ". Josef Sackar235 et Jaacov Gabai236
ont eux aussi expliqué cette incapacité qu?ils avaient à
pouvoir pleurer, d?oü le titre choisit par Gideon Greif « We wept
without tears ", autrement dit « nous pleurions sans larmes
". Ces hommes en réalité n?étaient plus en mesure de faire
le deuil, de se recueillir afin de penser à soi, à ce qu?ils
avaient perdu alors que tous les jours, ils étaient contraint d?assister
à l?anéantissement de leur peuple. La métaphore des larmes
montre à quel point ces hommes ne pouvaient se détacher de la
réalité pour revenir à un acte tout simplement humain. La
tâche de l?écriture a très certainement permis à
Gradowski, Langfus et Lewental de sortir de cet univers, de surmonter
232 Hannah Arendt accuse très clairement les membres du
Sonderkommando d?avoir participé volontairement à la
tuerie des Juifs dans le seul et unique but de « [...] de sauver leur peau
".
233 Zalmen Lewental, op.cit., p. 139.
234 Zalmen Gradowski, ibid., p. 110.
235 Déporté le 14 avril 1944 au camp d?Auschwitz,
il est affecté au Sonderkommando le 12 mai avec Saul Chazan et deux
cents autres détenus. Gideon Greif, We wept without tears...,
op.cit., pp. 1 - 48.
236 Il est déporté le 11 avril 1944 et astreint au
SK en mai 1944. Gideon Greif, op.cit., pp. 125 - 166. Cette interview
a été traduite et publiée dans Des Voix sous la
cendre..., op.cit., pp. 367 - 431.
les épreuves qu?ils enduraient au quotidien : « le
voeu de raconter le Lager mobilisait l?attention sur les
épisodes vécus. Et nombreux sont ceux que cette perspective a
soutenu contre le découragement et le
dépérissement237 ". Comme l?indique Renaud Dulong,
transcender la tragédie à travers l?écriture, a ainsi
permis aux auteurs de survivre alors que plus rien ne les raccrochait à
la vie. Les témoignages tentent alors d?honorer l?individu qui, au sein
du camp d?Auschwitz était condamné à ne pas exister. Les
auteurs n?ont alors de cesse de rapporter les actes tout simplement humains de
certains détenus avant leur entrée dans la chambre à gaz.
Est-ce un hommage où une façon de faire son deuil ? S?il est
impossible de répondre véritablement à cette question,
l?on peut affirmer cependant que cela a ainsi permis à Gradowski,
Lewental et Langfus de s?extraire du quotidien et de préserver un
certain équilibre mental.
2. Ecrire pour se justifier ?
L?état de détresse extrême dans laquelle
les membres du Sonderkommandos étaient plongés, force
l?historien à s?interroger sur les « motivations " de ces hommes
à vouloir rester en vie alors méme qu?ils se savaient
condamnés. Ce questionnement volontairement provocateur va tenter de
mettre en avant les différents aspects qui ont maintenus les hommes du
Sonderkommandos en vie. En réalité, saisir l?univers de
ces hommes, c?est aussi rendre compte de ce qui les retenait à
l?humanité.
Les membres du Sonderkommando devaient vivre avec la
souffrance des victimes exterminées mais aussi avec les obsédants
reproches qu?ils se faisaient à eux même se sachant complices de
l?extermination. Certaines victimes ont alors admonesté ces hommes comme
le transcrit Lejb Langfus : « Mais tu es un Juif ! Comment peux-tu
préserver ta vie, comment peux-tu conduire des enfants juifs pour qu?ils
soient gazés ? Est-ce que ta vie parmi des assassins vaut davantage que
les vies de tant de victimes juives ?238 ". Une réponse
semble avoir été apportée par Zalmen Lewental : «
L?homme se persuade qu?il n?y va pas de sa propre vie, qu?il n?y va pas de sa
propre personne, mais uniquement de son intérét
général. Mais la vérité, c?est qu?on a envie de
vivre à tout prix. On a envie de vivre parce qu?on vit, parce que le
monde entier vit et tout ce qui est agréable, tout ce qui est lié
à quelque chose est en premier lieu lié à la
vie239 ". Ainsi, au-delà de la torture psychique, et de la
souffrance ressentie, les hommes du Sonderkommando ont souhaité
survivre parce que cette chance leur étaient encore donnée.
Peut-on y voir alors une volonté de justifier ses actes, ses
décisions ? Lewental tend à rappeler que si des hommes ont
survécu à Auschwitz, c?est avant tout au dépend d?autres
détenus « Lors de leurs séjour au camp quand pour une ration
de pain, le moindre chef d?équipe tuait un homme [...]. Et au
détriment des dizaines [--] ils tenaient le
237 Renaud Dulong, Le Témoin oculaire...,
op.cit., p. 109.
238 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 107.
239 Zalmen Lewental, ibid., p. 140.
coup au camp240 ». Il s?agit ici d?un rappel
pour ceux qui seraient tentés de se laisser aller à un jugement
et qui auraient oublié que les lois du camp ont voulu que certains
survivent et que d?autres périssent. Lewental tient une vision
très amère sur l?homme, mais son vécu au camp en tant que
détenu puis en tant que Sonderkommando, lui a permis de saisir
véritablement les rouages du camp d?Auschwitz. Il apparait pourtant une
réelle différence entre les deux. Comme l?indique Imre Kertesz :
la solidarité ne pouvait exister dans l?univers concentrationnaire
« Dans la situation extrême où nous étions, et surtout
en pensant à la dégradation totale du corps et de l?esprit et
à la diminution quasi morbide de la capacité de jugement qui
s?ensuit, en général, chaque individu est mû par sa propre
survie241 », alors qu?elle demeurait dans l?univers de mise
à mort. Les hommes du Sonderkommando n?étaient pas
soumis au manque de nourriture, d?eau ou de confort, ils avaient dès
lors assez d?éléments pour survivre. C?était bien
évidemment l?inverse pour les autres déportés du camp.
Une certaine solidarité s?est ainsi mise en place au
sein du Sonderkommando. Chacun d?entre eux savait que leur chance de
survie était parfaitement limitée et qu?à partir de ce
moment il fallait nourrir le moindre sentiment d?espoir. Celui-ci se retrouvait
dans la volonté d?obtenir un jour justice. Ce désir de vengeance
se retrouve continuellement dans les manuscrits de Gradowski, Langfus et
Lewental. Il apparait en effet, que Gradowski vivait avec ce sentiment
dès l?écriture de son témoignage. Il tente ainsi de
convaincre le lecteur afin qu?il porte à son tour le flambeau de la
vengeance : « Une étincelle de mon feu intérieur se
propagera peut-être en toi, et tu accompliras dans la vie au moins une
partie de notre volonté, tu tireras vengeance, vengeance des assassins
!242 ».
Lejb Langfus, bien qu?il ne parle jamais lui-même de
revanche, met un point d?honneur à retranscrire toutes les demandes de
talion des différentes victimes : « Rappelez-vous que votre devoir
sacré est de venger notre sang innocent !243 » ; «
Le peuple allemand paiera beaucoup plus cher pour notre sang qu?il ne se
l?imagine. A bas la barbarie, incarnée par l?Allemagne
hitlérienne ! Vive la Pologne !244 ». Ces scènes
vécues par Langfus, lui ont certainement donné l?espoir de vivre
un jour la Libération, de survivre pour réaliser les voeux des
victimes qu?il a vu exterminées.
Lewental a quant à lui souhaité dans un premier
temps, s?enfuir afin de dénoncer ce qui se passait à Auschwitz.
Mais la solidarité entre les hommes du Sonderkommando a
empêché une telle action « [--] nos propres frères ne
pouvaient admettre que qui que ce soit essaie éventuellement de se
sauver alors qu?eux-mêmes resteraient ici245 ».
Très peu de détenus se sont alors enfuis. Pourtant, contrairement
aux autres prisonniers du camp, les Sonderkommandos avaient la
possibilité de s?échapper. En effet, lorsqu?ils étaient
conduits
240 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 144.
241 Imre Kertesz, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra
pas, Paris, Actes Sud, 1995. p. 55.
242 Zalmen Gradowski, ibid., p. 179.
243 Lejb Langfus, ibid., p. 103.
244 Ibid., p. 103.
245 Zalmen Lewental, ibid., p. 148.
près des Bunkers, aucune barrière
n?était alors installée et la fumée dégagée
par les corps en combustion aurait ainsi caché leurs mouvements. Mais la
majorité d?entre eux, alors plongés dans un état
d?automatisme total n?était plus à méme de
réfléchir et donc de s?évader.
Pourtant, comme l?affirme Lewental, certains de ces hommes ont
préféré la voie du suicide : « les meilleurs, les
plus nobles, ceux qui ne faisaient pas de bruit n?étaient plus
là, n?ayant pu supporter [--]246 ». L?auteur tend
à mettre en avant un fait majeur : pour lui, comme pour
Gradowski247, ceux qui avaient mis fin à leur jour
n?étaient pas condamnables bien au contraire, ils étaient tout
simplement les plus humains, les plus courageux et non les plus faibles. Le
suicide était aussi un acte symbolique en opposition au régime
nazi, qui voyait dans celui-ci un choix personnel, autrement dit humain, alors
que ces hommes étaient condamnés à ne jamais
apparaître en tant qu?individu. Il apparaît en effet, que le
nazisme comme l?ont démontré Bruno Bettelheim et Hannah Arendt,
était un réel processus de destruction de l?individualité
: « le camp de concentration était le laboratoire où la
Gestapo apprenait à désintégrer la structure autonome des
individus et à briser la résistance civile248 ».
La question du suicide n?a pourtant de cesse de venir hanter l?esprit des
Sonderkommandos. Certains d?entre eux comme le rappelle Gradowski
étaient profondément croyants, or le suicide dans les religions
monothéistes est pleinement interdit car il empêche la communion
de l?âme avec Dieu. Sans compter que dans le judaïsme, le suicide
est considéré comme un auto-homicide empêchant alors «
au meurtrier » les rites de rédemption249. Il semble
ainsi que la religion ait permis à certains d?entre eux de survivre.
Gradowski qui était pourtant nanti d?une éducation religieuse, a
perdu foi en Dieu face à Auschwitz, et ne comprend pas pourquoi certains
d?entre eux s?obstinent encore à prier « Pourquoi ? Chanteront-ils
Hallelujah sur les rivages d?une mer dont les flots sont leur propre
sang ? Le supplier, Lui, qui refuse d?entendre les sanglots et les pleurs de
petits enfants ? Non !250 ». Paradoxalement, l?auteur affirme
alors s?être parfois rassemblé avec ces hommes afin de prier pour
les défunts251 et échapper à la
réalité quelques instants.
Les hommes du Sonderkommando se sont aussi
attachés à mettre en place un projet de révolte en lien
avec le réseau général de résistance du
camp252, face à l?arrivée incessante de nouveaux
convois253. Cette idée a ainsi permis aux différents
SK de tenir un peu plus
246 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 144.
247 Zalmen Gradowski, ibid., p. 210 - 211.
248 Bruno Bettelheim, Survivre, Paris, Hachette, 1996,
p. 70.
249 Voir l?ouvrage de Jacques Ouaknin, L'âme
immortelle. Précis des lois et coutumes du deuil dans le
judaïsme, Paris, Bibliophane-Daniel Radford, 2001, p. 96.
250 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 206.
251 Le Kaddish yatom, ou Kaddish des
endeuillés, est récité par les membres du
Sonderkommando, afin d?accompagner le défunt vers
l?au-delà, et les endeuillés vers le chemin de la vie.
252 Le groupe de combat commun Auschwitz créé en
1942. Selon Gideon Greif, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p. 439.
253 En juillet 1944, près de 440 000 Juifs hongrois ont
été déportés à Auschwitz-Birkenau. Les SS
ont alors envoyé la plupart d'entre eux dans les chambres à gaz,
sans même sélectionner les adultes valides pour le travail.
longtemps malgré l?horreur dans laquelle ils
étaient plongés. C?est à partir de ce moment qu?ils ont
été amenés à « redevenir humain », soit
à penser, à imaginer et à moindre mesure espérer.
Mais les discordes existantes entre les deux entités distinctes ont
forcé les membres du Sonderkommando à agir seul. Selon
les différents témoignages analysés, en particulier celui
de Lewental, il apparaît que le réseau de résistance ait
dissuadé les SK d?agir face à l?arrivée de l?armée
soviétique. Mais face à la réalité du camp, au
travail à exécuter et aux sélections
incessantes254, les hommes du Sonderkommando
n?étaient plus en mesure d?attendre : « cela a amené tous
les hommes du Kommando sans distinction [...] à tempéter
pour qu?on mette fin à ce jeu, qu?on en finisse avec ce travail, ainsi
qu?avec notre vie si nécessaire255 ». Peut-on dès
lors voir dans cette révolte une sorte de suicide volontaire et
collectif ?
Comme nous l?avons vu, les membres du Sonderkommando
étaient persuadés qu?ils seraient liquidés et ce,
avant l?arrivée de l?armée soviétique256. Cette
révolte qui devait permettre la destruction des crématoires et
dans une large perspective, la libération du camp, permettait alors
à ces hommes de mourir dignement : « Notre espoir n?était
pas tant de survivre que de faire quelque chose, de se soulever, pour ne pas
continuer ainsi. Mais qu?on meurt ou pas, ce qu?il fallait, c?était se
révolter257 ». Shlomo Venezia explique ainsi que dans
cette révolte, aucun espoir n?était donné à leur
survie, mais que seule cette volonté de changer le cours des choses
était désirée. Autrement dit, les hommes du
Sonderkommando ne souhaitaient plus attendre la mort sans se
révolter. Plongés dans le désespoir le plus complet, ils
voyaient dans cette révolte un dernier acte de résistance et une
occasion de mourir librement « Nous les membres du Sonderkommando,
voulions depuis longtemps mettre fin au terrible travail qu?on nous a
forcé à faire sous peine de mort. Nous voulions faire quelque
chose de grand258 ». Cette révolte s?est avant tout
soldée par un échec en conduisant à la mort plus de 451
détenus du Sonderkommando. Mais il est indéniable, que
cette opération suicide En réalité, au cours de cette
révolte, 451 prisonniers juifs ont été tués par
balles tandis que seuls 212 hommes sont restés en vie
Les hommes du Sonderkommando ont ainsi
souhaité survire pour toute sorte de raison. Mais ils semblent que les
limites du témoignage se posent de nouveau aux manuscrits, car
malgré leur éclaircissement, voire leur compréhension, il
semble relativement complexe de saisir pleinement ce que ces hommes ont
été amenés à vivre, ni à faire pour rester
en vie.
254 Le 23 septembre 1944, deux cents Sonderkommandos du
crématoire III, ont été sélectionnés puis
assassinés.
255 Zalmen Lewental, op.cit., p. 150
256 En réalité, en janvier 1945, trente membres
du Sonderkommando étaient encore chargés de
l'incinération des corps dans le dernier crématoire encore en
activité à savoir le crématoire V. Les soixante-dix autres
membres restants ont alors été affectés à divers
commandos chargés du démantèlement et de la suppression
des traces de l'extermination.
257 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p.
162.
258 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 100.
3. La question de l?indicible.
Les Sonderkommandos ont ainsi été au
plus près de l?extermination nazie. Leurs témoignages permettent
alors à l?historien de mieux saisir les dernières phases de la
« Solution finale ". Mais au regard des différents manuscrits, il
semble que la question de l?indicible se soit parfois posée aux auteurs.
Alors qu?il était nécessaire pour Zalmen Gradowski, Lejb Langfus
et Zalmen Lewental de rendre « imaginable » l?univers d?Auschwitz,
les mots, les expressions autrement dit l?expérience du langage
semblaient avoir ses limites : « L?entière vérité est
bien plus tragique et épouvantable259 ". Cette citation de
Lewental tend à mettre en avant les difficultés
rencontrées par l?auteur face à la retranscription de l?horreur
vécue. Cette difficulté est définissable à travers
deux aspects.
Tout d?abord il apparaît très clairement que les
auteurs n?étaient pas en mesure de comprendre ce qu?il se passait
réellement, du moins à saisir la réalité de
l?évènement « Pourquoi, pour qui, pourquoi la vie est-elle
si [difficile], ont-ils mérité cela, étaient-ils fautifs
?260 ». Ces interrogations traduisent cet état
d?incompréhension dans lequel était entré Lewental qui ne
pouvait admettre que le génocide puisse se produire « c?est
inadmissible, on extermine des êtres humains uniquement parce qu?ils sont
juifs261 ». L?auteur est donc en premier lieu en état de
choc face à un évènement qui n?avait encore jamais
été vécu et donc imaginable. De là, la
première difficulté était de transcrire cet état :
cela passe ainsi par la négation du fait ou par diverses interrogations.
L?emploi du terme « Enfer » repris à plusieurs reprises par
les chroniqueurs, n?est pas anodin, car aucun d?entre eux ne l?a vu, pourtant
il demeure possible de l?imaginer. Il s?agit en réalité de mettre
des mots sur l?impensable. Pour Zalmen Gradowski, la rencontre traumatique est
transcrite à travers la littérarisation poétisée de
l?expérience, qui comme nous l?avons vu, se présente tel un texte
sacré. Autrement dit, ce passage de la réalité à
l?imaginaire témoigne du mal être existant de l?auteur, qui n?est
alors pas en mesure de mettre des mots sur ce qu?il a lui-même
vécu. Le choc de la réalité a ainsi créé un
traumatisme chez l?auteur qui ne se sent plus en mesure de transmettre ce qu?il
a subit.
C?est dans un second temps, qu?une lutte incessante va se
mettre en place entre l?auteur et le travail d?écriture. En tant que
témoin, Gradowski, Langfus et Lewental ont du faire un choix pour le
moins difficile, celui de mettre des mots sur l?horreur vécue. C?est
à partir de ce moment que l?indicible s?est imposé à eux
car « Ce qui se passait exactement, aucun être humain ne peut se le
représenter262 ". Un corrélat majeur est ici à
définir, l?indicible ne s?applique pas à ce que voit l?auteur,
à ce qu?il transmet, mais il s?applique au lecteur, en tant que
transmetteur d?un fait qu?il n?a pas vécu. En d?autres termes, le choix
des mots, de l?expression apparaît limité à celui qui
retranscrit un fait, non par rapport à lui, mais
259 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre, op.cit.,
p. 130.
260 Ibid., p. 138.
261 Ibid, p. 134.
262 Zalmen Lewental, cité par Hermann Langbein, Hommes
et femmes à Auschwitz, Paris, UGE, 1994, p. 3
par rapport au lecteur qui n?a dès lors aucun point de
comparaison suffisant pour comprendre toute la signification des mots
employés. Cette notion définie par Jorge Semprun prend sens
à travers un exemple concret qu?il convient de citer :
« Ils [les soldats] ont saisi le sens des mots,
probablement. Fumée : on sait ce que c?est, on croit savoir. Dans toutes
les mémoires d?hommes, il y a des cheminées qui fument. Rurales
à l?occasion, domestiques. Cette fumée-ci pourtant [celle du
crématoire], ils ne savent pas. Et ils ne sauront vraiment jamais. Ni
ceux-ci ce jour-là. Ni tous les autres depuis. Ils ne sauront jamais,
ils ne peuvent pas imaginer263 ».
Les mots ne peuvent transcrire la réalité
vécue, autrement dit, l?indicible est avant tout une conséquence
de cette barrière existante entre le langage et la
réalité264. Les limites du témoignage sont donc
pleinement posées par les membres du Sonderkommandos, qui ont
été au plus près de l?extermination. Les termes «
crématoires », « fours d?incinération », «
chambres à gaz », qui ont une signification immense pour ces
hommes, tend à perdre de leur véracité quand ils
s?appliquent au transmetteur, à celui qui ne sera jamais en mesure de
saisir l?horreur des camps. Les auteurs en avaient de fait, pleinement
conscience. Lorsque Langfus retranscrit les scènes de massacre des
jeunes garçons265, où la joie des SS face à ces
meurtres était « indescriptible », l?auteur comprend que
l?évènement retranscrit est alors inimaginable pour celui qui le
découvre. Autrement dit, le lecteur ne sera jamais pleinement en mesure
de comprendre toute l?atrocité de cette scène vécue. Il
demeure même un décalage entre les membres du Sonderkommando
et les autres détenus du camp « qui ont sûrement
souffert de la faim et du froid, mais n?étaient pas en contact avec les
morts. Cette vision quotidienne de toutes ces victimes
gazées266 ». La question de l?irreprésentable, de
l?indicible n?a alors de cesse de se poser aux auteurs.
Claude Lanzmann dans son film Shoah, souhaitait avant
tout transcrire l?indicible en se refusant à la diffusion d?images
d?archives. Auschwitz en était alors réduit à
l?irreprésentable, et demeurait uniquement à travers le regard
des témoins. Mais pour Emil Weiss et son film Sonderkommando.
Auschwitz-Birkenau267, le spectateur est pleinement
amené à entrer dans l?univers de ces hommes, et à
découvrir cet « impensable ». Le spectateur est d?abord
confronté à la lecture des manuscrits puis à la vision des
auteurs. Une vision certes décalée mais qui tente de mettre en
avant ce que pouvaient vivre, ressentir et voir les
Sonderkommandos.
263 Jorge Semprun, L'Écriture ou la vie, Paris,
Gallimard, 1996, p. 22.
264 Selon Karla Grierson dans Discours d'Auschwitz,
Littéralité, Représentation, Symbolisation, Paris,
Honoré Champion, 2003, p. 102.
265 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre..., op.cit.,
p. 115.
266 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit.,
p. 211.
267 Le film documentaire Sonderkommando,
Auschwitz-Birkenau réalisé par Emil Weiss en 2007, permet
à travers la lecture des manuscrits de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et
Zalmen Lewental, et la diffusion d?images d?archives, la mise en
évidence de ce que fût l?univers de mise à mort à
Auschwitz-Birkenau.
Une interrogation se pose alors, peut-on réellement
parler d?ineffabilité ? Au regard de cette étude, il semble que
la réponse soit négative. Grâce à ces manuscrits, il
est pleinement possible de comprendre ce qu?était Auschwitz-Birkenau, et
ce malgré les peurs obsédantes des auteurs qui voyaient dans
l?expérience du langage les limites du témoignage. Ces hommes ont
donc rendu déficient l?indicible en luttant contre le silence.
L?analyse effectuée dans cette deuxième partie a
ainsi permis à l?historien de mieux saisir ce qu?était l?univers
des Sonderkommandos à travers l?analyse des différentes
formes narratives utilisées par les auteurs. Cela a permis de mettre en
avant la réalité historique dans laquelle les membres du
Sonderkommando étaient plongés : c?est à travers
leur regard, pris entre désespoir et instinct de survie que nous sommes
amenés à entrevoir le génocide. La portée onirique
et symbolique du texte, permet alors aux auteurs de retranscrire l?horreur de
leur quotidien face à l?unicité d?un tel évènement
oü les mots, les expressions ne peuvent avoir les mémes sens
lorsqu?ils s?appliquent au camp d?Auschwitz. Ces hommes en tant que
témoin de l?extermination, ont choisi de porter un jugement sur ce
qu?ils étaient, sur qu?ils ont été amenés à
faire, afin de mettre en avant, que les hommes du Sonderkommando
n?étaient en réalité qu?un instrument de la politique
génocidaire nazie. Au choix de vivre ou mourir certains ont choisi la
vie, c?est à partir de ce moment que le devoir de témoigner c?est
imposé.
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