2. Admettre l?impensable : que sait-on d?Auschwitz ?
La description donnée par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus
et Zalmen Lewental sur leur arrivée au camp nous pousse à nous
interroger sur ce qu?ils pouvaient savoir sur Auschwitz.
Il apparaît quelques indices nous permettant d?affirmer
qu?aucun d?entre eux ne connaissait véritablement l?existence de ce camp
: aussi Lewental explique que lui et sa famille ignorait totalement où
ils étaient emmenés « [...] nous, en fait, [--] ne savions
rien d?Auschwitz74 » pour affirmer paradoxalement : « nous
étions déjà pleinement conscients que nous allions
à la mort. » En réalité, bien qu?il admette qu?il ne
connaissait rien sur Auschwitz, l?auteur anticipe déjà la
finalité du camp face aux atrocités75 qu?il connut
dans le ghetto de Ciechanów entre 1940 et 1941, puis dans le camp de
Mlawa en 1942. Cela explique le fait qu?aucune révolte n?eut lieu au
moment même du départ : rien ne laissait envisager que la
situation puisse être pire que celle déjà vécue.
Si la plupart des éléments de l?extermination
des juifs étaient connus des alliés dès 194276,
la majorité des hommes enfermés dans les ghettos de l?Est, ne
pouvaient imaginer, ni croire, qu?il existait des camps destinés
à l?extermination. Les rares personnes qui purent s?échapper de
convois ou même des camps ne furent pas écoutées. Sans
compter que les communautés
73 Zalmen Lewental a lui aussi survécu
à la répression qui suivit la révolte du
Sonderkommando du 7 octobre 1944. Aussi, la dernière date qui
apparaît dans son manuscrit est le 10 octobre 1944. Il a très
certainement été tué quelques jours après.
74 Zalmen Lewental, Des Voix sous la
cendre..., op.cit., p. 130.
75 Les viols, les tortures, les meurtres
perpétrés à cette période ont été
décrits par Lewental, ibidem, p.127.
76 Le premier rapport qui parlait clairement d?un
plan méthodique de meurtre de masse des Juifs fut sorti clandestinement
de Pologne par des militants du Bund (Parti socialiste des
travailleurs juifs) et fut transporté en Angleterre au printemps 1942.
Voir l?ouvrage de Richard Breitman, Secrets officiels. Ce que les nazis
planifiaient, ce que les Britanniques et les Américains savaient,
Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 32.
juives d?Europe, très isolées les unes par rapport
aux autres, ne pouvaient véritablement faire circuler les informations
entre elles.
Aussi, ce qui revient lorsque l?on se penche sur les
manuscrits de Lewental et de Gradowski, ainsi que sur les nombreux
témoignages de déportés, est que tout était fait
pour tromper les victimes afin de prévenir et réduire au mieux
les risques de résistance. Chacun d?entre eux explique ainsi que selon
les SS, il était uniquement question de « déplacement de
population ", de « transfert " vers des camps de travail77
où les conditions de vies seraient meilleures que dans les ghettos. Le
vocabulaire volontairement elliptique employé par les nazis qui
cherchaient à dissimuler la « Solution finale ", laissait
pleinement imaginer aux juifs qu?ils étaient transportés dans le
seul et unique but de travailler. On demande ainsi aux familles de
préparer les bagages, de s?assurer du nécessaire.
Voilà très certainement pourquoi Zalmen Gradowski,
semble persuadé qu?on l?envoyait, lui et sa famille travailler dans un
des camps d?Allemagne.
Pourtant celui-ci s?interroge sur sa destination « [...]
qui sait oü l?on nous conduit, qui sait ce que le lendemain nous
réserve [...] peut-être là-bas, en liberté, ce sera
mieux et plus sûr. Il subsiste un rayon d?espoir78 ".
Gradowski se met ainsi à la place de ces confrères de
déportation, qui tentent de voir dans ce dernier voyage le spectre d?un
avenir meilleur. Tout homme voyageant avec sa famille n?a pas d?autre choix que
d?obéir et d?envisager un lieu plus serein pour lui et les siens. Lejb
Langfus plus soucieux de retranscrire les faits vécus de façon
impassible, n?informe pas le lecteur sur ce qu?il pouvait penser de cet ultime
voyage.
Seul le sentiment de tristesse apparaît lorsqu?il comprend
qu?il doit se préparer au départ.
Cette possibilité d?un avenir meilleur ou du moins
d?une situation égale à celle connue dans les ghettos, entre
pleinement en paradoxe avec la vision des déportés une fois
arrivés à destination. En réalité, avant même
de comprendre où ils sont, Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental
apparaissent heurter par l?ambiance pesante qui règne autour des
convois.
Il semble que l?attention soit directement portée vers
les aboiements des chiens, les hurlements des allemands, et les pleurs des
enfants : « Des militaires avec casque sur la tête et grand gourdin
à la main, accompagnés de gros chiens méchants. [...] Dans
quel but ? [ .] Nous sommes simplement venus travailler en tant qu?hommes
paisibles et calmes. Alors, à quoi riment de telles mesures de
précaution ?79 " Aussi, avant même de distinguer le
lieu, l?auteur s?interroge sur la nécessité d?une telle violence
et d?un tel vacarme. Si l?objectif, non démenti par les Allemands
était bien de venir ici pour travailler, pourquoi épuise-t-on
physiquement et mentalement les déportés ?
Rien ne laissait présager qu?à Auschwitz l?on
pouvait exterminer les hommes. Un paradoxe reste à souligner : si
l?affolement entourait les déportés à leur arrivée,
un certain réconfort
77 Il est vrai qu?en 1942 les juifs de l?Est, et du
reste de l?Europe d?ailleurs, n?étaient pas sans ignorer les camps de
travail existants en Allemagne et dans les territoires occupés alors
dénoncés dans la presse.
78 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 46.
79 Ibid., p. 77.
semblait être apporté à travers l?attitude
de certains SS : Lewental se surprend ainsi de voir des nazis conduire les
membres de sa famille vers « cet endroit » dont il ignore la
destination « [...] des SS aident très courtoisement les faibles,
femmes et enfants à monter dans le camion80 ». Gradowski
suppose quant à lui : « Peut-être les autorités ne
veulent-elles par leur imposer une marche à pied après un si
épuisant voyage81 ». L?un comme l?autre ignorent les
mécanismes qui font d?Auschwitz une industrie si bien rodée.
En effet, dès leur arrivée, les hommes devaient
se séparer des femmes et des enfants, ce qui comme en témoigne
Gradowski, revenait à « découper l?indécoupable,
[...] déchirer l?indéchirable82 ». En
réalité, les hommes paraissant en bonne santé et les
femmes n?ayant pas d?enfant étaient sélectionnés pour
entrer dans le camp d?Auschwitz-Birkenau, en quantité proportionnelle
aux besoins en main d?oeuvre. Pour les autres, autrement dit chacun des membres
de la famille des auteurs, c?était la chambre à gaz.
Après avoir pénétré l?enceinte de
Birkenau, Lewental et Gradowski semblent directement frappés par
l?extrême maigreur des internés du camp « Nous sommes saisis
de frissons à la vue de ces êtres [~]83 ».
Il transparait en effet que « le nouvel environnement du
déporté l?agresse d?abord par ses sens84 » avant
méme qu?il ne comprenne oü il se trouve. Aussi, la vue des
êtres informes choque les nouveaux détenus qui ignorent encore
qu?ils sont victimes de sous-alimentation, de maltraitance physique et morale.
Chacun s?interroge sur ce camp : Gradowski qui aperçoit des hommes
portant des pierres suppose que seul un travail épuisant, rendait ses
hommes méconnaissables. Il ignorait encore les affres du camp entre
maladie et violences répétées. Mais à cette vision
s?ajoute la parole de certains détenus qui affirment que les femmes et
les enfants sont destinés à une extermination certaine :
Gradowski admet alors ne pas les avoir cru et force le lecteur à
s?interroger sur la portée de telles paroles. Il était
inconcevable pour lui, comme pour quiconque, de croire en l?existence des
chambres à gaz. Un fait marquant avait d?ailleurs heurté l?esprit
de l?auteur et contredisait pour lui, ce qu?il avait pu entendre sur le devenir
de sa famille : un orchestre jouait85. Il semblait alors, que dans
ce nouveau lieu, un semblant de culture demeurait. La logique du sadisme, qui
pousse les musiciens déportés86 au camp d?Auschwitz
à jouer, trompe l?arrivant qui perçoit au milieu des cris et des
ordres, un mirage de sa vie passée, d?un apaisement possible.
L?orchestre entre alors en contradiction totale avec le climat régnant
et les informations qui pouvaient circuler dans le camp.
80 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...,
op.cit., p.131.
81 Zalmen Gradowski, ibid., p. 80.
82 Ibid., p. 76.
83 Ibid., p. 83.
84 Citation empruntée à Annette Becker,
in « Le corps en camps nazis et soviétiques », dans
Histoire du corps, (dir. Jean-Jacques Courtine), Paris, Le Seuil,
T.III, 2006, p. 324.
85 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 94.
86 Le Kommando Lagerkapelle (l?orchestre du camp)
faisait pleinement partie du système d?organisation du camp et ce
dès juin 1941 : il était chargé de transmettre la bonne
cadence de marche aux équipes de travail partant ou revenant du camp.
Certains d?entre eux étaient d?ailleurs contraints de jouer uniquement
pour les SS.
Contrairement à Gradowski, Lewental affirme que les
détenus du camp l?avaient volontairement induit en erreur : on affirmait
ainsi que chaque dimanche, il serait possible aux détenus de revoir leur
famille dont ils avaient été séparés la veille.
Aussi, comment était-il possible d?imaginer la mort de ses proches ? De
concevoir l?extermination ?
La première nuit, décrite comme l?une des plus
horribles par les auteurs, témoigne de cette incompréhension
totale dans laquelle ils étaient plongés : les pleurs, la
séparation, les bruits sourds des balles qui retentissent, n?ont encore
aucune signification. Si l?on comprend très vite les conditions de vie
au camp87, qui s?articulent entre violence et obéissance,
rien ne laissait présager aux auteurs l?existence du meurtre de masse.
C?est bien au contraire, face au climat de peur et de brutalité
régnant, que les paroles de certains déportés certifiant
la réalité des chambres à gaz, ont été
rejetées : « Peut-être les gens, à cause de
l?atmosphère du camp, deviennent si cruels et si sauvages qu?ils
éprouvent un plaisir particulier à la vue des terribles tourments
d?autrui88 ».
Ce que comprennent très vite les auteurs, et ce
dès les premiers jours, c?est que les abjections vécues au camp
fragilisent totalement l?esprit du détenu. Ainsi, l?horreur
éprouvée aurait forcé l?imaginaire à concevoir les
pires abominations. Autrement dit, c?est uniquement une fois affectés au
Sonderkommando, que Lewental et Gradowski admettent avoir compris la
finalité du lieu.
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