PARTIE I
Ecrire pour témoigner : saisir les faits
relatifs aux Sonderkommandos.
« Comme vous le voyez ici, une [certaine] personne
s?intéressant à l?Histoire s?est efforcée de rassembler de
petits tableaux, des faits, des rapports et de simples informations qui,
à coup sûr, intéresseront le futur historien et lui seront
utiles55 ».
Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont tous
trois souhaité à travers le travail d?écriture, rendre
compte de l?enfer de leur quotidien et ce, dès leur arrivée
à Auschwitz. Par conséquent, c?est uniquement en plongeant au
coeur de ces écrits que l?on pourra connaître ce qu?était
véritablement le Sonderkommando56.
55 Zalmen Lewental, Des Voix sous la
cendre..., op.cit., p. 124.
56 A présent, pour ne pas alourdir le texte,
l?emploi du terme « Sonderkommando » sera alterné
avec l?abréviation de celui-ci à savoir « SK ». Elle
servira, toujours dans un souci de clarté, à désigner
l?équipe spéciale mais aussi ses membres.
Les écrits retrouvés sous le sol d?Auschwitz
témoignent avant tout d?un réel désir de transmettre
à qui les découvrira ce qui s?est passé, ce qu?ils ont
vécu. Les faits alors retranscrits dans les manuscrits de Zalmen
Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, doivent être analysés
non seulement en fonction du contexte d?écriture mais aussi et surtout,
en fonction des auteurs eux-mêmes qui ont souhaité tout au long du
témoignage, informer le lecteur.
1. Comprendre les auteurs, définir le texte
Qui sont les auteurs ? Voilà une question centrale, car
est-il possible de saisir toute la portée du témoignage si l?on
ignore tout de celui qui l?écrit ? Ce premier point volontairement
descriptif, va ainsi permettre de situer les auteurs et leurs écrits.
Zalmen Gradowski57, nous apprend dès
l?ouverture de son manuscrit, qu?il a été déporté
avec le reste de sa famille le 8 décembre 194258. Si l?on
s?attache à l?étude de cette date, il apparaît que
Gradowski faisait partie du convoi venant du camp de transit de
Kielbasin59 transportant alors plus de 1000 personnes. Selon les
recherches effectuées par Danuta Czech60, sur un millier de
Juifs déportés ce jour-là au camp d?Auschwitz, 796
personnes - en majorité des enfants, des femmes et des vieillards -
furent directement menées vers la chambre à gaz.
Seuls 231 hommes furent immatriculés au camp
d?Auschwitz. Autrement dit, Gradowski fût le seul membre de sa famille
à avoir pénétré dans le camp. L?auteur s?efforce
alors de décrire son arrivée au camp mais tente dans un premier
temps de retranscrire sa vie avant la déportation. Aussi, dans les
premières pages de son manuscrit, sur lesquelles nous ne nous
attarderons pas étant de fait anachroniques, l?auteur témoigne de
ce que fût l?horreur des persécutions61 en novembre
1942 dans la région de Grodno62. Zalmen Gradowski a ainsi
57 Zalmen Gradowski est né en 1910 dans une
petite ville de Pologne nommée Suwalki.
58 Comme il l?indique lui-même en
préambule de son manuscrit, Zalmen Gradowski, op.cit., p.
37.
59 Construit en premier lieu pour les prisonniers
de guerre soviétiques, le camp de transit Kielbasin - situé en
Biélorussie à une vingtaine de kilomètres de la
frontière polonaise - est converti dès l?automne 1942, en camp de
concentration pour les Juifs de Grodno et les villes environnantes. Au moins 35
000 personnes ont ainsi été transférées vers ce
camp. Il est important de rappeler que la Biélorussie, envahie par
l?Allemagne nazie le 22 juin 1941, a vu disparaître près de 25 %
de sa population dont plus de 800 000 juifs.
60 Danuta Czech, Kalendarium der Ereignisse im
Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau 1939 - 1945, Hamburg, Rowohlt,
1989, p. 354.
61 L?auteur fait ainsi référence aux
milliers de Juifs persécutés et amenés au ghetto de Grodno
puis au camp de Kielbasin. Il donne ainsi des informations importantes sur
l?Aktion Judenrein mise en place dans cette région.
62 L?on y apprend ainsi que Zalmen Gradowski, pris
dans le ghetto de Grodno, dirigeait le département santé. Cette
fonction lui sera de nouveau attribuée au camp de Kielbasin
jusqu?à son départ pour Auschwitz.
pleinement conscience des étapes qui l?on mené
jusqu?au camp d?Auschwitz. Il se pose ainsi en tant qu?historien en tentant
d?en retracer une continuité logique. C?est donc tout naturellement
qu?il reprend son travail d?écriture à travers un compte rendu
précis détaillant les étapes de sa déportation, de
sa vie au camp de concentration puis de sa sélection au sein du
Sonderkommando.
L?on peut en réalité apercevoir une rupture dans
ce travail d?écriture entre la description faite de la
déportation, du camp etc. avant l?affectation au SK (ce qui fait l?objet
d?un premier manuscrit) et la retranscription des faits une fois arrivé
au SK63 (second manuscrit).
De fait, le premier manuscrit écrit de façon
plus journalistique qu?historique s?opposerait presque dans sa forme
stylistique au second manuscrit sur lequel l?on s?attardera
précisément dans cette étude et qui témoigne avant
tout d?un réel travail de transmission historique. Gradowski souhaite
ainsi retranscrire l?horreur de son quotidien à travers les divers
éléments qui l?ont marqué et ce jusqu?à sa mort
fixée autour de la révolte du 7 octobre 1944.
De façon plus modeste, le manuscrit de Lejb Langfus
témoigne avant tout d?un désir de rapporter des faits le plus
simplement possible. Aussi très peu d?indications ne sont données
sur sa vie personnelle : seul le souci de retranscrire ce qu?il a vu
l?importe.
En fonction des dates citées dans le texte et de la
description faite des convois l?on comprend malgré tout que Langfus a
été déporté d?Auschwitz en décembre 1942. Si
l?on effectue le même travail que pour Gradowski, l?on se rend compte
qu?à cette date, les Juifs arrivant à Auschwitz avaient
été déportés du camp de transit de
Mlawa64.
Dès lors, Langfus tente de décrire ce qu?il a vu
et vécu dans ce camp de transit : l?écriture de son manuscrit
commence alors dès le 31 octobre 1942 où moment même
où les persécutions s?accentuent dans le camp de Mlawa. Autrement
dit, l?auteur prend conscience très tôt qu?il lui faut
retranscrire ce qu?il voit : les premières pages servent alors à
décrire la situation de terreur existant dans le camp de transit. Un
attachement particulier semble être porté à la
communauté de Maków Mazowiecki65, dont il semble
originaire66 : il y décrit ainsi avec stupéfaction et
horreur les faits relatifs à cette déportation forcée.
Mais la partie sur laquelle l?on se penchera pleinement est
celle qui met un point donneur à retranscrire les faits relatifs au
camp d?Auschwitz. Il semble en réalité que Langfus ait avant
63 Il est impossible de connaître exactement
la date à laquelle fut affecté Gradowski au SK. L?on sait
simplement qu?il a été immatriculé au camp de
concentration d?Auschwitz en décembre 1942 et qu?au moment oü il
écrit en automne 1943, il fait déjà parti du SK.
64 Situé dans le nord de la Pologne, le camp
de transit de Mawa devait dès 1940 recueillir les 2450 juifs
officiellement recensés dans cette ville par les Allemands. Peu à
peu, les autres juifs des villes environnantes vont venir grossir les rangs de
ce camp si bien que les conditions de vies deviennent rapidement chaotiques.
Les premières déportations de Mlawa ont lieu en novembre pour
Treblinka, puis pour Auschwitz (Langfus fait ainsi parti des 6000 juifs
déportés vers Auschwitz).
65 Situé en Pologne, Maków Mazowiecki
était constitué en 1939 de 7000 personnes dont 3000 juifs et 4000
polonais.
66 Comme nous l?indique Szlama Dragon, un des rares
survivants du Sonderkommando, Lejb Langfus était
surnommé le Maggid de Maków ou encore le Dayan
de Maków en référence aux fonctions qu?il exerçait
en tant que juge rabbinique. Il prit cette fonction à la mort du
père de son épouse Devota Rosenthal.
souhaité témoigner au nom des victimes qu?il a
vu exterminée. A partir de ce moment, une multitude de discours sont
rapportés par l?auteur, autour de dates et de faits précis, afin
de rendre compte de l?horreur dans laquelle il était plongé. Il
témoigne alors de ce qu?il a vu de l?extermination en tant que membre du
Sonderkommando jusqu'à sa mort en 194467.
Il se pose de fait comme un journaliste retransmettant des
faits : au-delà de la souffrance vécue et du désir de
vouloir laisser une trace de son existence, il tente de devenir un
véritable chroniqueur qui se fait le dépositaire de la
mémoire68 de ceux qui ont croisé son chemin. Aussi
l?auteur devient à la fois témoin et journaliste : le choix de
diviser le témoignage en paragraphes titrés marque le
désir de l?auteur de retranscrire les faits tels qu?il les a
vécus et tels qu?il les a vus. Chaque mot employé par Lejb
Langfus mêle à la fois le regard de la victime - du
condamné - et le regard du témoin.
Contrairement à Zalmen Gradowski et Lejb Langfus,
Zalmen Lewental69 qui a tenté de retranscrire ce qu?il a
vécu depuis sa déportation au camp d?Auschwitz jusqu?au
soulèvement du Sonderkommando du 7 octobre 1944, utilise une
expression relativement complexe, entrecoupée de
répétitions et de passages incompréhensibles, qui tend
à rendre très difficile l?analyse de son
témoignage70.
Mais au-delà de ces difficultés, l?on comprend que
Zalmen Lewental souhaitait avant tout rendre compte des persécutions
incessantes qu?il subissait depuis le début de la guerre.
L?on apprend ainsi qu?il était originaire de
Ciechanów71 dont il fût déporté en
novembre 1942 vers le camp de transit de Malkinia72 avant
d?être transféré à son tour au camp de Mlawa, le 7
décembre 1942. C?est trois jours plus tard, le 10 décembre 42
qu?il sera immatriculé au camp d?Auschwitz. Ce même jour, les
membres de sa famille qui avaient été transférés
avec lui au camp d?Auschwitz, furent directement gazés.
La particularité du manuscrit de Lewental est qu?il a
pu connaître, certes durant un court laps de temps, la vie
concentrationnaire avant d?être sélectionné pour le SK en
janvier 1943. Cela permet ainsi de mieux saisir les étapes de
sélections opérées entre le nouvel arrivant, et le futur
SK.
67 Il est impossible de situer avec
précision la date exacte de la mort de Lejb Langfus : comme nous
l?indiquent les dates inscrites dans son témoignage, Langfus aurait
réussi à échapper à la liquidation des membres du
Sonderkommando du 26 novembre 1944. Il a donc été
tué très certainement à la fin de cette même
année.
68 Bien qu?il ne soit jamais allé au camp de
Belzec, Lejb Langfus a souhaité retranscrire le témoignage
précieux qu?il avait recueilli auprès d?un homme qui y avait
été déporté.
69 Zalmen Lewental est né le 5 janvier 1918.
70 Le manuscrit de Zalmen Lewental a été
attaqué par la moisissure. Ainsi, seulement 10 % était lisible,
le reste a alors été soumis à une analyse rigoureuse et
parfois, malheureusement, interprétative.
71 Située à plus de 100 km environ au
nord de Varsovie, Ciechanów a été occupée par les
Allemands dès 1939. Elle a été ainsi rebaptisée
Zichenau avant d?être placée sous la responsabilité de la
province Prusse-Orientale.
72 Malkinia est une petite ville de Pologne qui se
trouve le long de la voie ferrée principale Varsovie-Bialystok, à
80 kilomètres environ au nord de Varsovie. En réalité, le
camp de transit de Malkinia servait de point d?arrêt avant la
déportation vers les camps de la mort. Entre juillet et septembre 1942,
les nazis ont déporté plus de
300 000 Juifs du ghetto de Varsovie vers le camp de transit de
Malkinia avant d?être conduits directement au camp de Treblinka. Ces
informations sont pleinement détaillées dans l?ouvrage de Peter
Longerich, The Holocaust. The Nazi Persecution and Murder of the Jews,
Oxford University Press, 2010, p. 332 - 364.
A partir de ce moment et ce jusqu?au 10 octobre
194473, l?auteur fournit une analyse personnelle sur le
Sonderkommando, autour d?évènements précis et
chronologiques qui ont ainsi marqué sa vie. Il permet alors à
l?historien de mieux saisir l?univers de ces hommes pris entre volonté
de vivre et désespoir. Les conditions de travail, les conditions de vie
mais aussi les différents changements matériels
opérés au sein d?Auschwitz y sont partiellement
évoqués.
Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental ont alors
souhaité retranscrire des informations précises sur leur vie
avant et pendant Auschwitz en structurant leurs témoignages de
façon chronologique. Dès lors, il convient d?analyser pleinement
les diverses étapes de leur vie au camp afin de comprendre les
différents facteurs qui ont conduit ces hommes à devenir
Sonderkommando.
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