Université de Paris Ouest Nanterre - La
Défense Unité de Formation et de Recherche en
Sciences Sociales et Administration Département Histoire
Retour sur des témoins oubliés : les
Sonderkommandos d'Auschwitz- Birkenau
(1942-1944).
Mémoire de master 1 présenté par Morgane
LOISELLE, Sous la direction de Madame le professeur Annette BECKER.
Sommaire
INTRODUCTION 5
PARTIE I Ecrire pour témoigner : saisir les faits relatifs
aux Sonderkommandos....... 16
Chapitre I Situer le témoignage 17
1. Comprendre les auteurs, définir le texte 17
2. Admettre l?impensable : que sait-on d?Auschwitz ? 20
3. Les critères de sélection au SK : entre logique
et paradoxe 23
Chapitre II Situer le lecteur 28
1. Définir les lieux, saisir son organisation 28
2. Retranscrire le travail des Sonderkommandos entre
art et littérature 31
3. Survivre au Sonderkommando : analyse des conditions
de vie des SK 37
PARTIE II Ecrire pour exister : saisir l?univers des
Sonderkommandos..................... 41
Chapitre I Le témoin instrumentaire 42
1. L?adresse au lecteur 42
2. Toucher le lecteur 45
3. Convaincre le lecteur 49
Chapitre II Les limites du témoignage 52
1. Autocritique des Sonderkommandos 52
2. Ecrire pour se justifier ? 55
3. La question de l?indicible. 59
CONCLUSION 62
SOURCES 71
BIBLIOGRAPHIE 76
« Peut-être y aura-t-il des soupçons, des
recherches faites par les historiens, mais il n?y aura pas de certitude parce
que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et
méme s?il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d?entre
vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont
trop monstrueux pour être crus [~] ».
Témoignage de Simon Wiesental rapporté par Primo
Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard,
1989, p. 11.
Introduction
Unique par son ampleur et les moyens mis en oeuvres dans un
contexte de causalité idéologique, la Shoah1,
« offre » aux historiens une étude et une
interprétation historique sans cesse mouvante. D?une analyse
précise des documents écrits à l?écoute minutieuse
des témoignages oraux, l?enjeu historique a été et est
encore de transmettre, dans un souci de compréhension et de lutte contre
la négation du crime2, une mémoire «
collective3 ». Cependant, il semblerait aujourd?hui, que le
phénomène de commémoration et de transmission de la
Shoah ait freiné la recherche historique : l?enseignement et le
« devoir de mémoire4 » du génocide juif
permettent certes une reconstruction mémorielle de la Shoah
(autour des musées, des lieux de mémoires, des expositions)
mais ne génèrent plus de nouvelles discussions qui nous
permettraient de mieux comprendre le génocide. En réalité,
l?histoire semble se heurter au moralisme contemporain, qui tend à
mettre en avant le caractère purement émotionnel de
l?évènement sans en expliquer réellement les causes :
« Abandonnant le strict terrain de l?Histoire, la
Shoah se voit investie de «vérités
éternelles», offrant l?occasion d?un enseignement civique tous
azimuts. Instrumentalisée, cette mémoire collective dilue le
génocide dans une leçon sur la tolérance
[ · · ·]5 ».
1 Nous choisirons dans cette analyse l?emploi du
mot hébreu Shoah qui renvoie directement à
l?anéantissement et à la catastrophe contrairement au mot
d?origine grecque Holocauste qui désigne dans l?histoire
religieuse juive un sacrifice par le feu. Le mot Shoah, choisi par
David Ben Gourion pour sa dimension laïque afin de désigner le
génocide et fixer le jour de commémoration au calendrier
israélien (Yom Ha-Shoah), tend à remplacer celui
d?Holocauste dans l?espace francophone depuis l?oeuvre
cinématographique de Claude Lanzmann, Shoah
réalisé en 1985.
2 Le néologisme « négationnisme
» a été créé par l?historien Henry Rousso en
1987 afin de désigner correctement ceux qui nient la
réalité du génocide par la négation des faits comme
Henri Roques à l?inverse du « révisionnisme historique
» qui réexamine de façon scientifique les sources pour en
proposer une nouvelle interprétation.
3 Le terme « mémoire collective »
a été inventé par Maurice Halbwachs par opposition
à la notion de mémoire individuelle. La mémoire collective
est partagée, transmise et aussi construite par le groupe ou la
société moderne.
4 La notion ou l'expression de « devoir de
mémoire » apparaît comme un concept élaboré non
pas par les historiens mais par les hommes politiques et les médias,
afin de reconnaître la responsabilité de l?Etat français
dans les persécutions et la déportation des Juifs pendant la
Seconde Guerre mondiale. Cela passe ainsi par une série de
commémorations désignées par Georges Bensoussan comme des
« machines à oublier » de par leur caractère trop
émotionnelle qui pousse alors à l?interprétation.
5 Cité par Georges Bensoussan, dans «
Ailleurs, hier, autrement. Connaissance et reconnaissance du génocide
arménien », Revue d'histoire de la Shoah, n°177-178,
janvier-août 2003.
Dès lors, le problème que pose une telle «
leçon sur la tolérance » est le détournement
historique qui s?y inclut ipso facto : la Shoah
apparaît alors comme l?unique représentatrice6 du mal
absolu de notre histoire, où seul le souvenir de la souffrance juive
doit prévaloir au sein de la mémoire collective. Voilà
sans doute tout le problème que pose la dichotomie existante entre
mémoire et histoire : la mémoire procède par tri et
simplification mettant dès lors de côté une partie de
l?histoire. L?image du martyr juif, de la souffrance juive représente,
dans la mémoire collective, le génocide : il devient
l?élément de comparaison qui permettrait de prévoir les
nouvelles dérives. Pourtant, comme nous le rappelle le philosophe
Emmanuel Kattan :
« Si l?on veut exposer les dangers que comportent le
totalitarisme, les dérives du racisme et de la haine, il convient
d?évoquer également d?autres évènements que la
Shoah. Si nous voulons être en mesure de déceler
l?injustice dans la multiplicité de ses dimensions, la prudence exige
que nous développions un sens historique plus profond, que nous
reconnaissions, dans chacune de leurs variations, les expressions du mal qui
balisent notre histoire7 ».
Il est possible alors, que la Shoah, en
monopolisant8 et en exploitant9 le concept de douleur
collective à travers l?expérience du génocide des juifs,
détourne notre regard sur l?histoire : le sentiment, l?affect, influent
sur notre vision des choses et nous empêchent de comprendre au mieux le
coeur de l?évènement. L?émotion rend en effet, inefficace
l?analyse sur le plan politique et donc mémoriel10 où
seule la finalité de l?évènement est
décriée.
Pourtant, les premières recherches effectuées
par Raul Hilberg11 et Léon Poliakov12 ont su
ouvrir la voie à une infinité de travaux et d?analyses sur les
fondements et les origines de la Shoah, mais celles-ci semblent aussi
mettre en évidence ce retard existant autour de l?étude du
génocide en soi13, plus précisément des
mécanismes de mise à mort ayant concrétisé le
6 De ce fait, les génocides
Arméniens, Ukrainien, Cambodgien, Rwandais, demeurent des
évènements incomparables avec le génocide des Juifs
d?Europe. Cette idée est développée par Enzo Traverso,
« La singularité d?Auschwitz. Hypothèses, problèmes
et dérives de la recherche historique », in Coquio, Parler des
camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999, p.
128-140.
7 Emmanuel Kattan, Penser le devoir de
mémoire, Paris, PUF, 2002, p.78.
8 Voir l?ouvrage de Jean-Michel Chaumont, La
Concurrence des victimes. Génocide, identité,
reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.
9 Voir l?ouvrage controversé de l?historien
américain Norman G. Finkelstein, L'Industrie de l'Holocauste :
réflexions sur l'exploitation de la souffrance des juifs, Paris, La
Fabrique, 2001.
10 Lorsque l?on étudie la Shoah, on se
rend compte très vite, que les concepts très
problématiques fixés autour de l?individu dans l?Etat ont
été mis de côtés, alors qu?ils sont primordiaux pour
comprendre l?histoire de la Shoah.
11 N?ayant de cesse d?être repris et
approfondi, La destruction des Juifs d'Europe a été
publié pour la première fois en 1961.
12 Bréviaire de la haine : Le IIIe Reich et
les Juifs fût publié pour la première fois en 1951.
13 Ce sujet semble intéresser
majoritairement les historiens soutenant des thèses
révisionnistes, voire, négationnistes ; The Journal of
Historical Review génère par exemple, un débat
permanent sur la Shoah en remettant en cause les témoignages ou
en minimisant le travail effectué dans les camps. Robert Faurisson se
fait d?ailleurs connaître du grand public en affirmant par une lettre
ouverte publiée dans Le Monde et intitulée « Le
problème des chambres à gaz, ou la rumeur d'Auschwitz »
que les chambres à gaz tout comme le génocide lui-
programme de la « Solution finale »14. Cette
absence d?étude semble soulever une problématique majeure :
peut-on historiciser15 la dernière étape de la
Solution finale ?
Voilà, très certainement, l?enjeu de ce
mémoire aujourd?hui : c?est en plongeant au centre de l?univers de mise
à mort nazi, que nous allons tenter d?en comprendre son fonctionnement
et ses rouages.
Comment dès lors, alors que nous rentrons au coeur du
processus institutionnel et industriel du génocide lui-même, ne
pas s?intéresser de plus près aux « témoins » de
l?extermination, à savoir les Sonderkommandos16
eux-mêmes ? Et comment ne pas limiter cette étude à
l?immense complexe qu?est Auschwitz-Birkenau17, devenu au fil du
temps une véritable métonymie de la Shoah ?
La reconstruction de l?histoire du génocide, ne peut se
faire sans une étude précise des Sonderkommandos.
Ce nom de code, que l?on traduit par « commando
spécial18 » s?appliquait à divers programmes bien
distincts19 et successifs qu?il convient de situer : dans le premier
cas, les nazis avaient baptisé ainsi la police juive, responsable du
maintien de l?ordre dans le ghetto de Lodz. Dans le second, cette appellation
servait aussi à désigner une dizaine d?unités SS, alors
affectées à des tâches précises liées
à l?extermination et en partie intégrées aux unités
mobiles de tuerie : les Einsatzgruppen20. Ces
SS Sonderkommandos, composés alors d?Allemands et appartenant
à la bureaucratie nazie, possédaient à eux seuls, le
pouvoir de décider et d?exécuter. Aussi, l?utilisation du terme
« Sonderkommando » ou encore « Einsatzgruppen
», témoigne avant tout d?un euphémisme radical
où réside la volonté de camoufler le meurtre commis.
Un corrélat important est ici à définir :
la politique génocidaire nazie qui s?est construite dans le
désordre le plus complet (à travers les massacres sanglants
perpétrés en Europe de l?Est), a dû revoir son
système de fonctionnement en reprenant un certain ordre basé sur
les avancées technologiques et industrielles. Il semblerait alors que le
Sonderkommando formé à
même ne seraient quun sombre mensonge «
permettant une gigantesque escroquerie politico-financière dont
l'État d'Israël est le principal bénéficiaire».
Voir l?ouvrage publié et non diffusé de Robert Faurisson,
Ecrits révisionnistes (1974-1998), ed. privée hors
commerce, 1999.
14 La « Solution finale », est le nom de
code nazi pour la destruction délibérée et
programmée, des Juifs d'Europe. La Conférence de Wannsee du 20
janvier 1942, a permis de déterminer la façon dont la solution du
« problème juif », par des assassinats de masse, serait
transmise aux ministères et fonctionnaires concernés.
15 Autrement dit, peut-on faire l?étude du
concept sans effectuer une simple représentation des chambres à
gaz ?
16 Ce terme sera bien entendu, définit plus bas
pour des raisons de commodité.
17 Auschwitz-Birkenau, situé au coeur de
l?Europe, est principalement constitué de trois camps : Auschwitz I,
camp de concentration, Auschwitz II (Auschwitz-Birkenau) camp de concentration
et centre de mise à mort et Auschwitz III (Auschwitz-Monowitz) camp de
travail pour différentes usines.
18 L?appellation Sonderkommando est
composée de deux termes : le « Kommando » qui
appartient au jargon militaire et l?adjectif « Sonder »
signifiant en allemand « spécial ».
19 Israël Gutman, Encyclopedia of the
Holocaust, Vol. 4, New York, Macmillan Publishing Company, 1990, p.
1378.
20 De juin à novembre 1941, ces
opérations mobiles de tueries ont fusillé plus d?un million de
personnes, puis 400 000 autres l?année suivante.
Auschwitz, soit apparu progressivement et parallèlement
au développement technique des structures d?extermination, à
travers un système qui s?est substitué aux SS Sonderkommandos
et aux Einsatzgruppen.
Ce « perfectionnement », résulte aussi du
choix d?écarter le plus possible les Allemands de la mise en oeuvre de
la Solution finale, à la suite de l?expérience acquise à
travers la première phase de la politique d?extermination
réalisée par les Einsatzgruppen21 où
« l?exécution des Juifs a parfois atteint de telles proportions que
même les membres des Einsatzkommandos ont soufferts de
dépression nerveuse22 ».
Aussi, la dernière notion du terme
Sonderkommando23 qui fait l?objet de notre analyse
aujourd?hui, arrive parfaitement à son paroxysme lorsqu?elle s?applique
au camp d?Auschwitz : c?est par astreinte que des « équipes
spéciales » constituées principalement de détenus
juifs, ont été chargées par les SS, dès juillet
194224, de vider les chambres à gaz et de brûler les
corps des victimes, avant d?être éliminées à leur
tour au bout de quelques mois. Maintenus dans l?avilissement le plus total, les
membres du Sonderkommando sont devenus, malgré eux, les «
collaborateurs » forcés de l?extermination. C?est en étant
chargés du fonctionnement de l?appareil d?extermination, en étant
les premiers et les derniers témoins du mal absolu que très peu
ont survécu : la quasi-totalité d?entre eux25 fut
assassinée par les SS des camps afin d?éradiquer la moindre
possibilité de témoignages.
Il apparaît alors invraisemblable, que certains d?entre
eux aient pu laisser, alors même que l?extermination se produisait, une
trace écrite du crime perpétré : l?écriture de ce
mémoire a ainsi été motivée par la puissance
inaliénable des écrits enfouis et retrouvés26
après la guerre sous le sol d?Auschwitz, de Zalmen Gradowski, Lejb
Langfus et Zalmen Lewental, tous trois
21 Voir l?ouvrage de Christian Ingrao, Croire et
détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris,
Fayard, 2010.
22 Citation extraite du journal Völkischer
Beobachter le 30 avril 1942 et rapporté par Saul Friedländer,
Les Années d'Extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs,
1939-1945, Editions du Seuil, 2008, p. 427.
23 Le « Sonderkommando » est le
nom donné, dans le cadre des camps d?Auschwitz et de Majdanek, aux
équipes de travail affectées au quartier des chambres à
gaz et des crématoires. Cette appellation est reprise sous le nom
Todeskommando (le kommando de la mort) dans les camps de
Treblinka, Sobibor et de Belzec. Il convient de se rapporter à la
définition précise, donnée par Yad Vashem alors disponible
en annexe.
24 Le premier Sonderkommando à
Auschwitz fut créé le 4 juillet 1942, lors de la sélection
d?un convoi de juifs slovaques pour la chambre à gaz.
25 Pendant la période de fonctionnement des
installations d?anéantissements du printemps 1942 à novembre
1944, environ 2 000 hommes participèrent à ces «
équipes spéciales » dont les effectifs fluctuaient selon les
besoins, pouvant atteindre plusieurs centaines de prisonniers (près de
860 durant l?été 1944 lors de l?arrivage massif des juifs
hongrois). Sur une estimation de 1000 membres qui composaient le
Sonderkommando en septembre 1944, seul 90 auraient survécus.
Voir l?étude de Georges Bensoussan (dir.), Des voix sous la cendre.
Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, Paris,
Calmann-Lévy, 2005, p. 9.
26 Les Meguilots (rouleaux) d?Auschwitz
(appelés ainsi en référence aux Meguilots de la
Bible hébraïque, rappelant notamment les rouleaux des «
Lamentations de Jérémie ») ont été
retrouvés sous la terre de Birkenau dès février 1945 en ce
qui concerne Zalmen Gradowski et Lejb Langfus. Une lettre a été
retrouvée la même année, celle-ci étant
attribuée à Haïm Herman. C?est en 1961, que le texte de
Zalmen Lewental est retrouvé. Il faudra attendre l?année 1980
pour découvrir une seconde lettre attribuée alors à Marcel
Nadsari. A l?exception de la lettre d?Herman écrite en français
et de celle de Nadsari en grec, tous les autres manuscrits sont
rédigés dans la langue yiddish.
rassemblés dans l?ouvrage Des Voix sous la
cendre27. Les témoignages de ces hommes placés
« comme gardiens aux portes de l?enfer28 », livrent
au-delà des informations factuelles brutes, une incroyable vision
interne du camp d?extermination d?Auschwitz. Là oü l?on pensait y
voir des descriptions écrites dans l?urgence extreme, se trouvent des
récits diverses dans leur forme et dans leur style, avant tout
encrés dans le désir d?aller prouver à la
postérité la réalité de l?extermination.
L?historien doit donc y voir un document de premier ordre puisque ces
témoignages fournissent des détails précis et
détaillés, sur le fonctionnement des centres de mise à
mort, en particulier sur celui de Birkenau. Ces documents permettent aussi
à l?historien de mieux saisir l?univers de ces hommes, contraints
malgré eux, de servir leurs bourreaux. Ainsi, ces écrits avec les
quatre photos29 prises clandestinement à Auschwitz,
constituent la seule et unique trace de ce que fût l?action
génocidaire nazie au moment méme oü les atrocités se
produisaient. Ils n?étaient donc soumis à aucun impératif
: là est la fine barrière existante entre celui qui
témoigne au moment des faits, et celui qui prend parole une fois les
évènements passés. Le fait de choisir le mot «
témoin » dans le titre de ce mémoire, prend ici tout son
sens : les Sonderkommandos, sont devenus les « spectateurs »
de l?horreur, les « Geheimnisträger30 » de
l?abjection, les qualifier de témoins, c?est admettre que leurs
témoignages ont une valeur pleinement historique.
Il était donc normal, que cette analyse commence
à l?année 1942 : date à laquelle a non seulement
commencé le travail de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen
Gradowski au camp d?Auschwitz-Birkenau, mais aussi, le moment où ils ont
intronisé le travail d?écriture. Le choix de clôturer cette
analyse à la fin de l?année 1944 est naturellement lié
à la mort des auteurs qui ont su jusqu?au dernier moment décrire,
raconter, transmettre, l?horreur de leur quotidien. Il n?y a eu de fait, aucune
« distance mémorielle » entre la réalité
vécue par ces hommes et la formulation qu?ils en ont donnée.
Aussi, le fait d?analyser précisément dans ce
mémoire, les récits de ces Sonderkommandos,
résulte avant tout d?un désir idéaliste et surtout
personnel : ces témoignages encore méconnus non pas,
évidemment, des historiens mais des jeunes générations,
doivent être absolument étudiés et diffusés bien
plus largement aux sphères externes de la recherche historique, au sens
où ils diffusent incommensurablement des valeurs universelles de paix,
de tolérance et de justice.
27 Georges Bensoussan (dir.), Des voix sous la
cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, Paris,
Calmann-Lévy, 2005. Cet ouvrage est une réédition revue,
corrigée et augmentée du n° spécial sur les
écrits des Sonderkommandos : « Des voix sous la cendre.
Manuscrits des Sonderkommandos d?AuschwitzBirkenau », Revue d'histoire
de la Shoah - Le Monde juif, Paris, CDJC, numéro 171, Janvier-Avril
2001.
28 Citation emprunté à Zalmen Gradowski,
Des voix sous la cendre, op.cit., p. 119.
29 En août 1944, les membres du
Sonderkommando d?Auschwitz-Birkenau réussissent à
photographier le processus d?extermination aux abords du crématoire V de
Birkenau. Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout offre
une réflexion extraordinaire sur la portée de tels documents dans
la recherche historique. Georges Didi-Huberman, Images malgré
tout, Paris, Ed. de Minuit, 2003.
30 Littéralement « Les porteurs de secrets
».
Pourtant, l?histoire de ces hommes et plus largement des
Sonderkommandos d?Auschwitz, demeure un paradoxe certain de
la mémoire du génocide : la « collaboration " forcée
des Juifs à leur propre extermination empêche, en raison du
caractère complexe qui pèse sur eux, leur pleine
intégration au sein de la mémoire collective.
Il apparaît en effet encore bien difficile de concevoir,
lorsque le souvenir du génocide constitue bien souvent le coeur de
l?identité juive, que des juifs, méme malgré eux, ait pu
participer au processus d?extermination mis en place par l?Allemagne nazie. Il
y a eu de fait une « rétention31 ", en raison des
difficultés rencontrées encore aujourd?hui, autour de la question
de cette « participation " forcée. Cette « collaboration "
forcée a été soumise à toute une série
d?aprioris et d?amalgames, qui pour la plupart, ont été
véhiculés par les propres déportés eux-mêmes.
On a ainsi laissé la place à toute une série de rumeurs
alimentées par la terreur de ce qu?ils ont fait, empêchant alors,
une réelle compréhension de ce que fût le processus
génocidaire. Dès lors, certains philosophes et écrivains
se sont refusés à prendre en compte les écrits et les
témoignages des Sonderkommandos.
Primo Lévi explique de fait :
« D?hommes qui ont connu cette extrême destitution
de la dignité humaine, on ne peut attendre une déposition au sens
judiciaire du terme, mais quelque chose qui tient de la lamentation, du
blasphème, de l?expiation et du besoin de se justifier, de se
récupérer eux-mêmes. [...] Il nous faut attendre d?eux
l?épanchement libérateur plutôt qu?une vérité
à face de Méduse32. "
En réalité, ce qu?affirme Lévi et qui se
retrouve chez une grande partie des penseurs de cette période,
témoigne avant tout du manque total d?information33 circulant
sur les Sonderkommandos. L?on voit alors en ces hommes des êtres
dépourvus de toute humanité, pleinement liés, et de
façon volontaire, aux bourreaux. La méconnaissance des faits est
avant tout liée au cloisonnement des témoignages où les
membres survivants du Sonderkommando, alors peu nombreux à leur
retour des camps, ne sont entendus que dans une sphère totalement
privée34 : Miklos Nyisli en tant que médecin
affecté au Sonderkommando a été le premier
à témoigner en 1951, s?en suit, les témoignages de Szlama
Dragon, Alter Feinsilber et Henryk
31 Terme employé par Philippe Mesnard, «
Écritures d'après Auschwitz ", in L'extrême dans
la littérature, Letras Libres, 2007, n° 53.
32 Primo Levi, Les naufragés et les
rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard,
1989, p.53.
33 Seul le témoignage de Miklos Nyisli,
médecin juif hongrois affecté au Sonderkommando
d?Auschwitz, avait été publié : la revue Les Temps
modernes publie, en deux fois, le récit de son expérience
(n° 65 et 66, mars et avril 1951).
34 Il en a été de même pour les
déportés de l?univers concentrationnaire. Le procès
d?Adolphe Eichmann en 1961 marquera alors un tournant décisif pour les
déportés au sens où il inaugure une nouvelle dimension du
témoignage : celle du « témoin-moral ". Cette idée a
été définie par Avishai Margalit, dans
L'éthique du souvenir, Paris, Climat, 2006, p. 159-190.
Tauber au procès de Cracovie35 de 1945, puis
Filip Muller et Milton Buki au procès de Francfort36 en 1964.
Sans compter que la méfiance37 des sociétés de
l?après Shoah à l?égard des survivants du
génocide ayant été accusés de « collaboration
» avec l?ennemi nazi, a suscité le silence des
Sonderkommandos. Il aura alors fallu une force de courage
exceptionnelle à Filip Müller38, pour sortir de cette
sphère privée, et pour écrire en 1979, ce qu?il a vu et
été obligé de faire à Auschwitz alors que personne
ne parlait ouvertement des Sonderkommandos.
Seul Claude Lanzmann, six ans plus tard, dans son film
documentaire Shoah39, lève le voile sur
l?histoire de ces hommes. Mais les écrits retrouvés sous le sol
d?Auschwitz, ne sont que furtivement évoqués alors qu?il s?agit,
certes, d?un témoignage sur ce que fût la dernière
étape de la Solution finale, mais aussi, et surtout, une incroyable
source d?information sur le monde qui était le leur. Les manuscrits nous
permettent de mieux saisir les pensées, les souffrances et les tourments
de ces hommes qui tendent à contredire cette image négative
portée à leur encontre.
Pourtant, force est de constater, que l?historiographie se
détourne totalement de ce sujet. Cette catégorie de prisonniers
affectés aux commandos des crématoires, n'ont, en effet, pas
suscité le même intérêt historique que les autres
prisonniers. Dès lors, excepté leur publication40 et
leur traduction, les écrits de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen
Lewental, n?ont soulevé que très peu d?intérêt. Ber
Mark41 a ainsi été le premier à s?attacher
à la portée de ces textes, en consacrant un ouvrage à la
Résistance juive à Auschwitz. Il a ainsi été
soucieux des diverses informations contenues dans ces témoignages,
autour de la révolte42 des
35 Ces dépositions confirment, entre autres,
l'intensité du massacre des Juifs de Hongrie au printemps 1944. Tout
cela est malheureusement à resituer dans un contexte précis : ces
témoignages n?ont su trouver écho qu?auprès des personnes
comprenant la langue du procès : le Polonais. Il faudra attendre 2005
pour qu?une traduction française voit le jour.
36 L?une des particularités essentielle de
ce procès, outre sa durée et donc la quantité
d?informations qu?il contient, était que des Allemands y jugeaient des
Allemands. Les dépositions des Sonderkommandos sont donc
relatives.
37 Voir l?ouvrage d?Annette Wieviorka,
L'ère du témoin, Paris, Plon, 1998,
(réédition Hachettes littératures, 2009).
38 Juif Slovaque déporté à
Auschwitz au printemps 1942, Filip Müller témoigne en tant que
déporté membre d?un Sonderkommando dans son livre paru
en 1979, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, traduit
de l?allemand, Paris, Pygmalion, 1980.
39 Au cours de l?été 1973,
l'idée d'un documentaire unique prend forme. Ce projet, commandé
par le ministre des affaires étrangères israélien, allait
mettre douze années à se réaliser avant de s'afficher sur
les écrans du monde entier en 1985 : c?est Shoah de Claude
Lanzmann.
40 Une première édition est parue en
Israël en 1965, puis en 1977 mais uniquement en écriture yiddish.
Il faudra attendre l?année 1970 pour que la direction du musée
d?Auschwitz-Birkenau publie dans un même ouvrage les manuscrits des
Sonderkommandos en Polonais, puis en allemand (1972) et en anglais
(1973).
41 Intitulé Meggillah d'Auschwitz
(Le Rouleau d?Auschwitz), l?ouvrage de Ber Mark publié en 1977, retrace
toutes les formes de résistance qui ont pu exister à Auschwitz et
dans ses camps annexes. Son étude a ainsi été traduite en
français sous le titre : Des voix dans la nuit : la
résistance juive à Auschwitz, Paris, Plon, 1982.
42 Les membres du Sonderkommando furent
les seuls détenus du camp d?Auschwitz à s?être
soulevés en octobre 1944. Il est presque invraisemblable d?imaginer
qu?une telle action puisse avoir eu lieu. Malgré l?échec, la
révolte du Sonderkommando est un symbole puissant de
l?opposition Juive à l'extermination.
Sonderkommandos. C?est à travers ce travail de
recherche, suivies de nombreux témoignages et documents d?archives, que
le lecteur français a pu découvrir pour la première fois,
les manuscrits de ces Sonderkommandos. Mais il faut reconnaître
que cet ouvrage se fixe avant tout autour des passages relatant les moments de
révolte, de résistance au sein du camp. Il n y a pas une
réelle réflexion portée sur les manuscrits. Krystina
Oleksy43 en 1994, de la direction du Musée d?Etat d?Auschwitz
et Birkenau, a travaillé précisément sur le
témoignage de Zalmen Gradowski mais elle n?a publié ses
recherches44 que dans des articles privés et
édités uniquement en Pologne. Son travail relate avant tout, les
diverses fonctions astreintes aux Sonderkommandos, mais uniquement au
regard du manuscrit de Zalmen Gradowski.
Les recherches effectuées par Gideon Greif45
en 1995, proposent une nouvelle réflexion sur les
Sonderkommandos d?Auschwitz, mais ceux uniquement au travers des
différents témoignages de survivants. Les manuscrits ne sont
dès lors que furtivement analysés46.
En réalité, les ouvrages et les articles
liés au Sonderkommando en général,
témoignent avant tout d?un désir spécifique de vouloir
rendre compte de ce que fût la Résistance juive à
Auschwitz. Mais la barrière de la langue, et la difficulté
d?accès à ces travaux, sont un frein majeur à leurs
diffusions. Aucun ouvrage n?a entrepris une étude d?ensemble approfondie
de ces écrits. Il semble que la majeure partie des chercheurs se soient
contentés de les citer à titre de preuves et en notes dans la
plupart des cas. Il apparait aussi, que ces études soient avant tout
centrées autour de Zalmen Gradowski face à la qualité
littéraire qu?offre son témoignage. Quant à l?exceptionnel
ouvrage des Voix sous la cendre47, rassemblant pour la
première fois en français, les dépositions faites au
procès de Cracovie, et offrant une nouvelle traduction des écrits
de Zalmen Gradowski48, Lejb Langfus, et de Zalmen Lewental,
témoigne avant tout d?un désir réel de vouloir fournir au
chercheur, une classification des différentes analyses portées
sur le Sonderkommando. Il permet alors de mieux cerner, ce que
fût l?immense complexe qu?est le camp d?Auschwitz puisqu?il y fournit des
détails précis sur les étapes de sa construction et de son
fonctionnement. Il y regroupe alors les différents articles49
écrits sur les manuscrits. Mais cette analyse n?est en aucun cas une
synthèse des différentes données
43 Directrice adjointe de l?éducation, Kristina
Oleksy a été à l?origine du Centre international de
Formation sur Auschwitz et l'Holocauste mis en place en 1993 et ouvert au
public depuis 2006.
44 Kristina Oleksy, « Salman Gradowski. Ein Zeuge
aus dem Sonderkommando » in Miroslav Kàny,
Raimund Kimper (dir.), Theresienstädter Studien und Dokumente,
Prag, Theresienstäder Initiative Academia, 1994.
45 Gideon Greif a rassemblé dans son ouvrage
Wir weinten tränenlos...Augenzeugenberichte der jüdischen «
Sonderkommandos » in Auschwitz, toute une série d?interviews
réalisée auprès de membres rescapés du
Sonderkommando d?Auschwitz. Cet ouvrage sera
réédité, augmenté et traduit en anglais uniquement
en 2005. Gideon Greif, We wept without tears : testimonies of the jewish
Sonderkommando from Auschwitz , London, Yale University Press, 2005.
46 Cette analyse a d?ailleurs été
retranscrite dans l?ouvrage collectif Des Voix sous la cendre...,
op.cit., pp. 431 - 447.
47 Georges Bensoussan (dir.), Des Voix sous la
cendre..., op. cit.
48 Les deux textes écrits par Zalmen
Gradowski ont fait l?objet d?une publication antérieure à
l?ouvrage des Voix sous la cendre. Zalmen Gradowski, Au coeur de
l'enfer, Document écrit d'un Sonderkommando d'Auschwitz, Philippe
Mesnard et Carlo Saletti, Paris, Editions Kimé, 2001.
49 Notament l?article de Nathan Cohen, «
Diarries of the Sonderkommandos in Auschwitz : Coping with Fate and Reality
», in Jérusalem, Yad Vashem Studies, numéro XX,
1990. Mais aussi les analyses de Carlo Saletti et de Philippe Mesnard
déjà publié en français dans Zalmen Gradowski,
Au Coeur de l'enfer, op.cit.
traduites, ni d?une analyse laconique de ces écrits.
L?intérêt de ce mémoire sera alors de s?inclure parmi ces
différentes études afin d?y apporter une interprétation
pleinement personnelle et détaillée des textes
présentés dans Des Voix sous la cendre. Ce
mémoire tentera alors de mettre en avant la sagacité stricto
sensu des auteurs qui n?est pas tant la difficulté à
retranscrire l?horreur du crime, que la spécificité de la
représentation qui en est faite par chacun d?entre eux. Dès lors,
revenir sur les écrits de ces « témoins
oubliés50 » pose des interrogations
spécifiques :
Comment Zalmen Gradowski, Lejb Langfus, et Zalmen Lewental
retranscrivent ils des informations précieuses sur la
matérialité et le fonctionnement du génocide ?
Comment leurs témoignages, au-delà de la
portée onirique et symbolique, renseignent-ils l?historien sur l?univers
dans lequel les membres du Sonderkommando étaient
plongés ? Comment s?articule l?impératif de prouver au monde
libéré l?existence des camps de concentrations et des chambres
à gaz, et le besoin de mettre en garde les générations
futures ? Toutes ces interrogations viseront à répondre à
une question centrale : en quoi le Sonderkommando d?Auschwitz, que
l?on pourrait adapter dans le cadre de recherche future, aux autres camps de
l?Action Reinhardt, constitue-t-il un instrument de la politique
génocidaire nazie ?
Dès lors, différentes sources ont
été nécessaires pour répondre au mieux à ces
interrogations : aussi la reconstruction de l?action génocidaire
s?effectuera selon l?orientation des témoignages de Zalmen Gradowski,
Lejb Langfus, et Zalmen Lewental. C?est à partir d?eux que l?on saura
oü aller dans les archives. Ils apparaissent de fait comme source
principale et seront toujours cités selon la pagination donnée
dans l?ouvrage Des Voix sous la cendre. Ils seront
nécessairement appuyés de recherches externes : vingt
témoignages de survivants51 du Sonderkommando du
camp d?Auschwitz ont ainsi été réunis grâce aux
recherches effectuées au Centre de documentation juive contemporaine
à Paris et à la Bibliothèque nationale de France, afin
d?appuyer les faits retranscrits dans ces manuscrits. De ces sources orales et
écrites, une seconde attention sera portée aux oeuvres de David
Olère52, qui en tant que Sonderkommando du camp
d?Auschwitz a souhaité représenter l?horreur qu?il a vécue
à travers l?art. Cela permettra alors de situer le récit à
travers l?imaginaire pictural. Cette analyse s?appuiera aussi, de façon
plus relative, sur les écrits d?anciens déportés faisant
référence aux membres du Sonderkommando alors qu?il ait
évident qu?une majeure partie d?entre eux n?a jamais été
en contact avec ces hommes, ni vu ce qu?il se passait. Aussi, cette
différence tend à mettre en évidence les méfiances
et les préjugés qui demeuraient autour des
Sonderkommandos. A cela s?ajoutent les témoignages de SS, qui
en décrivant l?action
50 En référence au titre de l?article
publié par l?express : Les témoins oubliés, 17
janvier 2005, L?Express.
51 Tous ces témoignages seront réunis et
détaillés dans la catégorie « sources » de cette
étude.
52 Peintre et affichiste de l?Ecole de Paris, David
Olère est arrêté à l?âge de 41 ans et
déporté de Drancy au camp de Birkenau en 1943. Durant toute sa
période de détention il fit partie des
Sonderkommandos.
génocidaire, ont cité le Sonderkommando en
y détaillant son fonctionnement. Ces sources pourront et devront, bien
entendu, être complétées dans le cadre de recherches
ultérieures.
Ce mémoire s?articulera autour de trois grands axes
afin que chacun d?entre eux, en partant de l?analyse des différents
manuscrits, puisse apporter une réponse précise aux diverses
problématiques soulevées. Il conviendra alors dans un premier
temps, de mettre en évidence les faits relatifs aux
Sonderkommandos, qui ont été volontairement mis en avant
par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, afin de rendre compte du
fonctionnement et des divers mécanismes de destruction auxquels ils ont
été témoins et contraints de participer. Cela permettra de
compléter nos connaissances sur cette entité distincte dont il
semble possible de tracer une continuité évolutive avec le camp
d?Auschwitz. Dans un second temps, il sera intéressant d?analyser le
pouvoir du langage en tant que témoignage historique : il faudra avant
tout essayer de comprendre l?intellect des Sonderkommandos à
travers « l?expérience du langage53 », qui revient
non seulement à saisir toute la portée du fait historique
raconté, mais aussi et surtout, à observer les stratégies
narratives que les témoins ont choisies pour toucher leurs lecteurs. Il
conviendra alors de distinguer la fine barrière existante entre le
« témoin oculaire » qui retranscrit l?évènement
au moment des faits (ou peu après) et le « témoin
instrumentaire » qui a conscience de ce qu?il écrit, de ce qu?il
veut faire passer en tant que témoin historique54. De cette
distinction, l?on tentera de poser la question de l?indicible et de
l?insondable dans le témoignage historique. Si les
Sonderkommandos étaient au plus près de l?extermination,
sont-ils plus à même de transmettre l?horreur des camps ?
C?est donc sous l?égide des témoignages de ces
témoins oubliés, que l?on tentera de découvrir la
fonction réelle des Sonderkommandos.
53 Cette expression empruntée à
Philippe de Lara, est réutilisée et développée au
contexte de l?univers concentrationnaire par Yannick Malgouzou, « Comment
s'approprier l'indicible concentrationnaire ? Maurice Blanchot et Georges Perec
face à L'Espèce humaine de Robert Antelme », dans
Interférences Littéraires, nouvelle série,
n°4, Indicible et littérarité, s.dir Laurianne Sable, Mai
2010, p. 47.
54 Les notions de « témoin oculaire
», de « témoin instrumentaire » et de «
témoin historique » ont été développées
par Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de
l'attestation personnelle, Paris, Editions de l'EHESS, 1998.
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