Retour sur des témoins oubliés : les sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau (1942-1944).( Télécharger le fichier original )par Morgane Loiselle Université de Paris Ouest Nanterre - La Défense - Master Recherche en Histoire Contemporaine 2010 |
3. Les critères de sélection au SK : entre logique et paradoxeSi nous sommes en mesure de comprendre avec facilité comment était effectuée la sélection89 avant l?entrée au camp, bien qu?elle soit, il faut le reconnaître, totalement arbitraire90, il apparaît plus complexe de déterminer comment des hommes une fois administrés à divers commandos puissent être sélectionnés pour entrer au SK. Gradowski affirme dans un premier temps, avoir été affecté le temps d?une journée à un commando spécial, chargé de creuser des fosses à l?extérieur du camp « Il y avait du travail, on s?est tous mis à creuser des fosses91 ». 87 Dès les premiers jours, il était possible pour n?importe quel déporté de comprendre l?horreur du camp face à l?image que renvoyait les premiers détenus : épuisés par le travail et la violence accrue, exposés au manque d?hygiène et soumis à la sous-alimentation, les hommes s?apparentaient à de véritables cadavres. 88 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 88. L?auteur ne comprend pas pourquoi, certains affirment que sa famille a été directement tuée alors qu?il vient lui-même de découvrir la vie au camp. Ces paroles n?ont alors aucun sens dans l?esprit de celui qui n?a qu?une hate : retrouver ceux dont il a été séparé. 89 La sélection est avant tout un rituel terrifiant accompli par les médecins ou officiers SS : il ne s?agit pas ici de la sélection effectuée à l?arrivée des convois, mais de ces tris effectués à l?intérieur du camp des différents « immatriculés », destinés à sélectionner les plus faibles, les moins résistants, les malades, les handicapés ou comme il sera le cas ici, les Sonderkommandos. 90 Soit la distinction entre les aptes au travail (hommes robustes, femmes sans enfants) et les inaptes (personnes âgées, malades, enfants, mères de famille etc.) jugés uniquement sur l?apparence physique voire au hasard. 91 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 95. En réalité, selon les différents témoignages analysés, un corrélat est à établir entre ce commando et celui du SK. Il s?agit en effet, d?une ultime sélection : les membres choisis au hasard parmi les nouveaux arrivants pour le commando de creuseurs de fosses, étaient de facto adjoints au Sonderkommando. A l?origine, les personnes employées aux opérations de mises à mort dès juillet 1942, étaient divisées en deux groupes distincts : une partie était alors chargée du traitement des cadavres (le Sonderkommando) tandis qu?une autre était astreinte au creusement des fosses (le Begrabungskommando). Une fusion a ainsi été opérée entre ces deux fonctions en septembre 1942 et définie sous le nom unique de Sonderkommando92. Ce travail en tant que Begrabungskommando a été effectué le temps d?une seule journée, l?auteur n?était donc pas en mesure de saisir la finalité d?un tel travail. Il ignorait en effet, l?existence des chambres à gaz, et ne pouvait savoir qu?il serait lui-même astreint à en sortir les corps. Gradowski a donc été sélectionné dès son arrivée en décembre 1942 pour rejoindre le SK et ce, sans en avoir conscience. Il apparaît en effet, qu?au regard des différents témoignages analysés dans ce mémoire, que certains déportés tous justes arrivés en gare d?Auschwitz, pouvaient être directement sélectionnés pour le Sonderkommando. De là, si le détenu était considéré en bonne santé, il était directement affecté au SK. Selon Szlama Dragon93, déporté à Auschwitz et affecté au SK le 6 décembre 1942, des dizaines de prisonniers arrivant de Malkinia94, ont été directement affectées à cette fonction. Lewental affirme ainsi « Si chacun allant au travail avait reconnu les membres de sa famille, c?est parce que le commando était nouvellement formé [...] d?hommes qui venaient tout juste d?arriver et avaient aussitôt été affectés à ce travail95 ». Shlomo Venezia affirme ainsi avoir reconnu son oncle dans la salle de déshabillage, avant que celui-ci n?entre dans la chambre à gaz96. Yakov Gabbay affirme à son tour avoir reconnu ses deux cousins en octobre 1944 et avoir attendu le dernier moment avant de les incinérer97. Cela n?a pas été le cas pour Lewental. L?on apprend ainsi que durant au moins un mois98 il fut administré à plusieurs travaux, notamment au sein de ce qu?il appelle « Buna99 ». Il s?agit en réalité du camp d?Auschwitz III100 où les détenus y étaient employés pour diverses 92 Selon Shmuel Spector, Aktion 1005 À Effacing the Murder of Millions, in Holocaust and Genocide Studies, vol. 5, n° 2, 1990, pp. 52- 64. 93 Dans une interview accordée à Gideon Greif et publiée dans son ouvrage We wept without tears : testimonies of the jewish Sonderkommando from Auschwitz , London, Yale University Press, 2005 pp. 49 - 124. 94 Lors du convoi du 11 décembre 1942. 95 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 134. 96 Shlomo Venezia, Sonderkommando. Dans l'enfer des chambres à gaz, Paris, Albin Michel, 2007, p. 150. 97 Selon l?interview accordée à Gideon Greif, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 386 - 387. 98 Il est impossible de situer exactement la date à laquelle se sont terminées ces différentes fonctions. Lewental affirme lui-même de façon très approximative y avoir travaillé durant « quelques semaines ». Zalmen Lewental, op.cit., p.135. 99 Il s?agit d?une usine de produits chimiques de la firme I.G Farbenindustrie, oü l?on y fabriquait de l?essence synthétique et du caoutchouc artificiel. 100 Mis en place en octobre 1942, Auschwitz III connu aussi sous le nom d?Auschwitz-Monowitz ou MonowitzBuna, était situé à environ 14 km de Birkenau. Pour une représentation cartographiée de ces trois camps, il convient de se référer à l?annexe II présente en fin de cette étude. entreprises. Les fonctions ainsi effectuées par l?auteur et les autres prisonniers n?étaient pas anodines : la force de travail étant inépuisable101 et bien entendu bon marché102, beaucoup d'entrepreneurs se sont montré intéressés par le potentiel103 de ces nouveaux ouvriers. Autrement dit, rien ne laissait présager à Lewental la possibilité d?exercer un jour une fonction plus difficile que celle qui lui était déjà impartie. Le travail éreintant effectué par Lewental,
ainsi que les conditions de vie épuisantes marquée par la
sous-alimentation, le manque de sommeil etc., ont forcé implicitement
l?auteur, et très certainement aussi Lejb Langfus, à
cautionner104 un nouveau travail alors même qu?ils en
ignoraient totalement la fonction. Bien entendu, jamais un membre du SK
n?était volontaire. Il était sélectionné selon des
critères physiques « ceux qui plaisent sont envoyés aux
douches. Ceux qui n?ont pas trouvé grâce sont
renvoyés105 ». Ainsi, Lewental se réjouit de
cette nouvelle tâche : on lui avait laissé entendre106
qu?il serait mieux nourri et mieux logé. Dès lors,
exceptée la condition de devoir effectuer un travail plus dur, l?auteur
ignorait tout de ce qu?il devait accomplir : « [~] on leur a seulement
[dit ?] que le travail serait difficile. [...] Aucun d?eux n?en savait rien
[ 101 Il suffisait malheureusement de sélectionner à leur arrivée le nombre de déportés nécessaires pour le travail demandé. Aussi, la « main d?oeuvre » n?avait de cesse d?être renouvelée. 102 Les entrepreneurs ne payaient que quelques marks par prisonnier à la SS. La somme variait beaucoup dans le temps et selon les entreprises. En mai 1943, selon Léon Poliakov, les tarifs se sont élevés jusqu?à 6 marks par jour pour un ouvrier qualifié, 4 marks pour un ouvrier non qualifié, soit 50% environ de moins que les salaires des ouvriers libres. Léon Poliakov, Auschwitz, Gallimard-Julliard, 1964, p. 71. 103 Pourtant la rentabilité économique en était pratiquement nulle si on en juge le bilan de l'usine Buna qui ne put produire le moindre mètre cube de caoutchouc synthétique avant d'être bombardée en août 1944. 104 Bien entendu, tout leur était imposé. Il s?agit avant tout d?un choix psychologique. 105 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 97. 106 Sous-entendu les SS. 107 Zalmen Lewental, op.cit., p. 136. 108 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre.., op.cit., p. 97. chacun de comprendre le véritable rôle de ce nouveau Kommando. Cet aspect-ci se retrouve constamment dans la politique nazie, où le mensonge fait partie intégrante de ce système109. Par ailleurs, grâce à Gradowski et aux différents témoignages analysés dans ce mémoire, il est possible d?affirmer qu?Otto Moll110 était généralement lui-même responsable du choix des prisonniers sélectionnés pour le SK. Il effectuait ainsi son choix au hasard, en trompant pleinement le déporté sur la fonction qu?il devait exercer. En réalité, selon les sources analysées, bien que l?attribution au Sonderkommando soit faite au hasard au coeur des déportés récemment immatriculés, le sadisme nazi tendait à faire croire qu?une possible sélection spécifique était effectuée, comme le fait de rechercher des coiffeurs ou des dentistes. Certains prisonniers111 se revendiquaient alors comme tels, pensant obtenir de meilleures conditions de vie. Il s?agit bien évidement d?un stratagème : soit l?on proposait aux détenus d?effectuer un travail physique qui avait besoin de spécialiste, soit l?on inventait un travail spécifique extérieur au camp. Ces différents processus ne pouvaient fonctionner que sur les nouveaux arrivants qui ignoraient encore la finalité du camp. Voilà tout le paradoxe de cette pseudo préparation : alors que toute l?organisation du camp était régie par la menace de mort et la violence extrême, l?on usait malgré tout, de méthodes diverses pour réconforter le futur détenu dans sa nouvelle tâche. Au travers, du témoignage d?Alter Feinsilber112, ainsi qu?aux diverses archives relatives aux évolutions du camp, il a été possible de distinguer et dater les différentes équipes formées au SK. Aussi, si un nouveau Kommando s?est formé à l?arrivée de Lejb Langfus, c?est avant tout du fait que le précédent venait d?être liquidé. En effet, selon Feinsilber alors affecté au crématoire du camp principal, le Kommando administré au Bunker 1, fût totalement éliminé113. Il dû lui-même en sortir les corps, le 3 décembre 1942. Langfus est entré au camp d?Auschwitz trois jours plus tard. Si l?on suit cette trame chronologique, il apparaît qu?une tentative d?évasion avait été organisée par certains membres du SK, dont faisait partie Feinsilber. En réalité, cette tentative s?est soldée par un échec et a abouti à la mort de six d?entre eux, fusillés le 15 décembre 1942. Bien entendu, l?élimination de ces SK n?avait rien d?exceptionnelle étant donné le fait, que dans la politique génocidaire 109 Le terme « Schutzstaffel » qui signifie protection et qui s?abrège SS en est la preuve. Il en est de même pour le terme Sonderkommando. Tout ce système de langage codé permettait ainsi de protéger la politique génocidaire nazie. 110 Membre de la SS depuis mai 1935, et connu pour son sadisme et sa cruauté, Otto Moll est affecté au camp d?Auschwitz en tant que Hauptscharführer du 02 mai 1941 à janvier 1945. Il sera nommé chef des crématoires de Birkenau en 1943. Arrêté en mai 1945 par les Américains, puis jugé par le tribunal Américain à Dachau, il sera pendu le 28 mai 1946 à Landsberg. 111 Comme se fût le cas pour Shlomo Venezia, déporté au camp d?Auschwitz le 11 avril 1944 et affecté au SK trois semaines plus tard : « [...] on nous a demandé quels métiers nous exercions. Dans l?espoir de travailler à l?intérieur, j?ai répondu «coiffeur» [...] ». Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p. 81. 112 Déporté à Auschwitz en mars 1942, et affecté au SK en avril, Alter Feinsilber a témoigné au procès de Cracovie de 1945. Cette déposition a été traduite et publiée dans l?ouvrage Des Voix sous la cendre..., op.cit., pp. 304 - 330. 113 Chacun d?entre eux a été tué dans la chambre à gaz du crématoire du camp principal. nazi, aucune trace de l?extermination ne devait subsister. Aussi, était-il logique d?éliminer chacun des témoins. Mais est-il alors plausible de supposer un lien entre ces meurtres et la sélection de Gradowski ou de Langfus au SK ? Il est difficile de répondre véritablement à cette question, cela dit, il était évident que les SS n?avaient pas d?autres choix que de remplacer la « main d?oeuvre » éliminée la veille. Dès lors, le fait que Gradowski et Langfus soient arrivés peu après cette exécution, a certainement accéléré leur sélection pour le SK. Lewental fût quant à lui affecté au Kommando de la mort fin janvier 1943, au moment même où les convois en provenance du ghetto et des prisons de Cracovie arrivaient. La masse des nouvelles victimes arrivantes, a certainement forcé l?administration SS à accélérer les « rendements » de l?extermination, aussi fallait-il agrandir les rangs du SK. Les faits retranscrits des trois auteurs permettent bel et bien de compléter nos connaissances sur les différentes étapes de la sélection au SK qui s?articulent entre logique et total paradoxe. Il a été alors nécessaire à Gradowski, Langfus et Lewental de situer les faits, d?abord en tant que déportés à part entière du camp, puis en tant que membres astreints au Sonderkommando. Il convient dès lors, d?analyser et de situer, les diverses fonctions exercées et retracées par les SK. Il est indéniable que pour l?historien qui travaille sur l?ultime phase de la Solution finale, les témoignages des Sonderkommandos deviennent indispensables à toute analyse, au sens où chacun des différents auteurs a souhaité décrire et informer le lecteur sur les divers mécanismes et lieux de destruction. 1. Définir les lieux, saisir son organisation Dans les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental l?on retrouve toujours la description d?un même lieu « à l?écart des hommes114», et qui rassemble en majorité des « détenus juifs » comme l?indique Lewental. Il s?agit là d?une description du baraquement spécialement réservé aux membres du Sonderkommando. Le manque d?information fait qu?il demeure difficile d?en situer exactement la position. Selon l?étude des différentes sources115, les lieux spécialement affectés aux SK changeaient chronologiquement. Aussi, il apparaît que dans un premier temps, les membres du SK administrés au Krematorium116 d?Auschwitz I117 avaient été regroupés au Block 11118. De là, ils étaient directement conduits dans les cellules du sous-sol. Filip Müller décrit d?ailleurs l?une d?elle en ces termes : « Il y régnait une puanteur étouffante. [...] Elle mesurait environ 3 mètres sur trois et n?avait ni fenêtre, ni système d?aération119. » Dans un second temps, les membres du SK furent logés aux Blocks 22 et 23 du camp BIb120 de Birkenau, du moins jusqu?en juillet 114 Selon Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 141. 115 Notamment grace aux informations précieuses apportées par les dépositions de Filip Müller et d?Alter Feinsilber au procès de Cracovie. 116 Selon Jean-Claude Pressac, le Krema I achevée à l?été 1940, avait pour rôle de faire disparaître les corps des prisonniers assassinés. Les premiers « gazages de masse » commencèrent en janvier 1942, après l?expérimentation du Zyklon B dans le sous-sol du Block 11 en fin 1941. Jean-Claude Pressac, Les crématoires d'Auschwitz. La machinerie du meurtre de masse, Paris, CNRS Editions, 1993, p. 16 - 24. 117 Situé sur une ancienne caserne polonaise, Auschwitz I apparaît depuis sa construction (nouveaux bâtiments et remise en état des bâtiments existants) en mai 1940, comme le « camp souche » sois le Stammlager (le camp d?origine). Il se constitue alors de 28 blocks et d?un seul crématoire : le KI. 118 Communément appelé par les déportés « Block de la mort », le Block 11, relié au Block 10 par le fameux « mur noir », était aménagé en plusieurs secteurs. Il s?agit en réalité du Block des arr~ts soit la prison du camp. C?est dans les cellules du sous-sol que sont enfermés les prisonniers condamnés pour diverses raisons. C?est aussi dans ces sous-sol qu?étaient enfermés les membres du SK afin qu?ils soient isolés des autres prisonniers. Selon Jean-Claude Pressac, op.cit., p. 18 - 21. 119 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 52. 120 Le camp de Birkenau se divise en trois parties : BI, BII, BIII, elles-mêmes divisées en sous-camps. La partie BI est constituée de batiments cimentés et d?écuries préfabriquées en bois tandis que les parties BII et BIII sont uniquement construites de baraques en bois. Le BIb est uniquement réservé aux hommes du camp de Birkenau. Ce n?est qu?en 1943 qu?il deviendra celui des femmes. 1943. C?est suite au déplacement des prisonniers du secteur BIb, que le SK sera logé au Block 13121. Un ultime transfert eut lieu au début de l?été 1944, quand le SK fut installé à l?intérieur même des crématoires. Selon ce classement, il est possible d?affirmer que Lewental, Langfus et Gradowski, tous trois affectés au SK en décembre 1942-janvier 1943, étaient tous logés au BIb de Birkenau, bien qu?il ne soit jamais clairement cité par les auteurs. Puisque la période d?écriture s?étend jusqu?en octobre 1944, chacun des trois auteurs connaitra aussi l?existence du Block 13, et des différents Crématoires. Bien qu?il s?agit de lieux différents, il apparait tout de même possible de distinguer plusieurs similitudes entres chacune des affectations : comme nous l?avons vu par le témoignage de Filip Muller, le Block 11 était totalement isolé du reste du camp, tandis que le BIb était, comme le répète encore une fois Lewental dans son témoignage « à l?écart des hommes122 " tout comme le Block 13, « totalement fermé » comme l?atteste Alter Feinsilber. Cela témoigne avant tout qu?il était primordial qu?aucun contact ne puisse être établi entre les membres du Sonderkommando et les autres prisonniers du camp. Personne ne devait connaître l?existence de ces unités « Au camp ce personnel avait des boxes spéciaux et tout contact leur était interdit123. " Ce qui se passait dans les chambres à gaz ainsi qu?au sortir de celles-ci, ne pouvaient être connu que par les SK. Aussi, s?agissait-il de « préserver le secret et dissimuler le meurtre124 " afin que l?extermination des Juifs ne soit jamais répandue. Autrement dit rien ne devait sortir des camps d?extermination. Voilà pourquoi peu de personnes devaient être au courant, méme au sein de l?administration du camp. Dès lors, s?il y avait des détenus malades, aucun d?entre eux ne pouvaient être admis à l?hôpital du camp : « Il était interdit d'en sortir, il avait sa propre infirmerie125 ". Même une équipe de gardes SS était spécifiquement affectée au SK126. Aussi l?utilisation des différentes notions telles que « Sonderbehandlung " (traitement spécial) ou encore Sonderkommando, souligne d?une part la volonté de camoufler le meurtre commis, d?autre part, l?intention de créer une véritable distance entre victimes et bourreaux. L?on devait127 de fait, face à la difficulté qu?engendrait un tel travail, préserver le « moral " des différents SS. Il fallait en effet, une force mentale immense ou une dégénérescence de l?esprit, pour vivre avec la vision de ces corps vivants jetés dans les flammes, ces visages d?enfants tout juste exécutés, autrement dit pour vivre avec toutes ces 121 Afin de faciliter la représentation de chacun des blocks de Birkenau, il convient de se rapporter à l?annexe III présente en fin de cette étude. 122 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 138. 123 Citation d?Olga Lengyel, Souvenirs de l'au-delà, Paris, Edition du Bateau Yvre, 1946, p. 132. 124 Selon la formule employée par Yves Ternon in « Le spectre du négationnisme. Analyse du processus de négation des génocides au XXe siècle. " in Catherine Coquio (dir.), L'histoire trouée : négaion et témoignage, Nantes, L?Atalante, 2003, p. 210. 125 Alter Feinsilber, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 318. Miklos Nyisli a ainsi été affecté au SK en tant que médecin, en mai 1944. 126 Comme l?indique Georges Didi-Huberman : « les SS non-initiés, [...] ignorants du fonctionnement des chambres à gaz et des crématoires " ne devaient en aucun approcher des SK. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Ed. de Minuit, 2003, p. 12. 127 Sous-entendu la bureaucratie Allemande, auteur du programme de la « Solution finale ". scènes d?horreur qu?engendrait l?exécution de la Solution finale. Même les nouveaux membres du Sonderkommando tout juste affectés à leur Block ignoraient encore l?existence de ces immondismes. Chacun des trois auteurs s?est attardé à la description d?un lieu que Lewental situe précisément « [...] dans le petit bois [...] à l?écart, à cent cinquante mètres, il y avait une chaumière villageoise innocente128. » Il s?agit en réalité de la description d?un des Bunker de Birkenau. S?il est difficile de distinguer de quel Bunker il s?agit, c?est du fait que chacun d?entre eux étaient situé l?un à côté de lautre. Le Bunker I129 était une ancienne chaumière appartenant à un paysan polonais et reconvertie dès mars 1942, en chambre à gaz. Situé juste en dehors de la limite nord, à l'extrémité ouest du camp de Birkenau130 et caché derrière un bosquet de bouleaux, ce petit bâtiment131 permettait d?exterminer les nouveaux arrivants tous justes sélectionnés. Encore une fois, il s?agissait là de « cacher » le lieu du crime. Aucun déporté excepté les membres du SK, n?était alors en mesure de connaître l?existence de telles infrastructures. Ainsi, comme le décrivent en majorité les survivants du SK, mais aussi Gradowski, Langfus et Lewental, l?intérieur du Bunker I était réduit à deux pièces ayant chacune une porte, celles-ci étant étanchéifiée et munie de deux solides barres de fermeture. Les fenêtres « obstruées» comme l?indique Lewental132, sont murées et remplacées par de petites trappes faites de plaques de bois, étanches elles-aussi, destinées au versement du « poison mortel au gaz » : le Zyklon B. Le Bunker II133 opérationnel dès juin 1942, fonctionnait de la même manière. Il était d?ailleurs situé à seulement cent mètres du premier Bunker. Selon différentes sources134, quatre chambres à gaz étaient directement placées en parallèle et chacune d?entre elles, possédait « une petite lucarne135 » permettant aux SS d?introduire le Zyklon B. Ces détails apportés par les différents
membres du Sonderkommando, sont d?une importance 128 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 133. 129 Entrées en service en mars 1942, c?est en septembre que deux grandes baraques construites en briques rouges, ont été ajoutées à proximité de celui-ci, afin que les victimes puissent se déshabiller. Voilà pourquoi le Bunker I, est aussi surnommé la « Maison rouge ». 130 Selon, l?ouvrage de Robert Jan van Pelt et Debórah Dwork, Auschwitz, 1270 to the Present, Londres, Yale University Press, 1996, p. 123. 131 Dans les souvenirs de Filip Müller et de David Olère, il s?agissait d?un petit bâtiment d?à peine plus de 15 mètres sur 6, soit 90 m2. 132 Zalmen Lewental, op.cit., p. 133. 133 Le Bunker II était aussi une ancienne chaumière de paysan Polonais. Il demeure tout de même plus grand que le Bunker I, puisqu?il mesure un peu plus de 17 mètres sur 8, soit 120 m2. 134 Notamment, à travers les plans dessinés par David Olère et les descriptions très précises, données par Filip Müller. 135 Zalmen Lewental, op.cit., p. 133. 136 A la suite des demandes expressément
ordonnées par Himmler en 1942 lors de la convocation de Rudolf
Höss décision déjà évoquée, de laisser le minimum de traces. Le Bunker II, fût quant à lui sporadiquement utilisé quand les victimes se trouvaient alors en surnombre137. Aussi, Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental affectés au SK de décembre 1942 à octobre 1944, ont été administrés aux différents crématoires de Birkenau puisque les autres n?étaient plus véritablement en fonctionnement. Cela dit, aucune description véritable n?est donnée sur ces différents lieux : il semble que seul Lewental ait désiré en fournir une typographie « les crématoires 1-2 à l?angle sud-ouest, les crématoires 3-4 à l?angle nord-ouest138 ». C?est uniquement autour de la description des tâches à effectuer qu?il est alors possible d?en distinguer son organisation et sa composition139. Qu?il en ait conscience ou non, chacun des auteurs en décrivant et situant les lieux affectés à l?extermination, a ainsi donné une valeur pleinement historique aux écrits. Ils fournissent alors, un témoignage précieux et inestimable sur l?organisation du camp d?Auschwitz. 2. Retranscrire le travail des Sonderkommandos entre art et littérature Comme nous l?avons vu, les textes de Gradowski, Langfus et Lewental ont été écrits de façon pleinement chronologique, aussi en rapportant les faits à des dates différentes, chacun des témoignages permet de distinguer les différentes étapes et les évolutions du travail affecté au SK. Il semble alors parfaitement justifié d?y ajouter certaines oeuvres de David Olère qui permettent une visualisation picturale des différentes fonctions astreintes au SK. Si l?on s?attache à suivre la chronologie donnée par les auteurs des différentes tâches qui composent le Sonderkommando, il apparaît qu?un certain lien logique demeurait entre son évolution et celle du camp. La majorité des corps gazés entre décembre 1941 et juillet 1942 à Auschwitz I, n?était pas encore brûlée systématiquement dans les fosses ou même incinérée dans les fours crématoires. Les fours d?incinérations140 qui étaient déjà existants à Auschwitz des crématoires II, III, IV et V est ordonnée et fixée à la date du 1er juillet 1942. Ils seront achevés en mars - avril 1943. 137 Selon les informations réunies dans le l?ouvrage de Georges Wellers, Les Chambres à gaz ont existé. Des documents, des témoignages, des chiffres, Paris, Gallimard, 1981 p. 32 et celui de Yisrael Gutman (dir.), Anatomy of the Auschwitz Death Camp, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Presse, 1998, pp. 157 - 245. 138 Zalmen Lewental, op.cit., p. 153. 139 Il est en effet possible d?employer le singulier lorsque cela s?applique à la description des crématoires car ils demeurent tous effroyablement semblables. Les crématoires I et II comprennent quinze fours chacun, les crématoires III et IV, six fours, avec les salles de déshabillage et les chambres à gaz. Un « four » ne correspond pas à un foyer de crémation : les fours utilisés à Auschwitz comportaient selon les cas deux ou trois foyers. Selon Jean-Claude Pressac, Les crématoires d'Auschwitz..., op.cit., pp. 38 - 40. Une représentation du crématoire III est disponible en annexe IV de cette étude. 140 Le tout premier corps incinéré date du 15
aout 1940. Yisrael Gutman, op.cit., p. 52. Le choix de la
crémation I fonctionnaient relativement mal, il s?agissait alors d?une procédure très longue. C?est uniquement face à l?arrivée croissante de nouveaux déportés, que les corps devaient être directement « enterrés ». Dès lors, le terme « Sonderkommando » n?était pas encore utilisé. Les détenus affectés aux travaux concernant les corps étaient les Leichenträgerkommandos, soit les porteurs de cadavres. Ils devaient prendre en charge, les morts de la journée pour les amener aux fosses. C?est après la visite de Himmler à Auschwitz les 17 et 18 juillet 1942, que le Sonderkommando reçut l'ordre de déterrer les corps et de les brûler sur des bûchers selon les méthodes données par Christian Wirth141 aux Juifs de Chelmno142. Ces équipes spéciales ont donc été créées parallèlement aux évolutions liées à l?extermination. Zalmen Lewental a ainsi été contraint de découvrir son nouveau Kommando : lorsqu?on lui a ordonné de brûler dans des fosses communes, les corps de victimes gazées. Il fallait alors attendre une journée143, pour pouvoir sortir les corps des chambres à gaz et les transférer aux fosses. De là, comme ce fût le cas pour Gradowski avant qu?il ne soit affecté au SK, l?on ordonnait à différents prisonniers du camp de creuser des fosses autour des différents Bunkers et du premier Krema. Ces hommes ne faisant pas partie du Kommando affecté aux chambres à gaz, n?étaient pas en mesure d?en connaitre leur existence. Aussi, c?est dans un second temps, que l?on chargeait les SK de jeter les corps des victimes et de les brûler. Cet aspect-là est très important, car au-delà du fait de découvrir l?horreur de ces êtres assassinés, aucun des membres du Sonderkommando n?avait encore de contact avec les futurs gazés « [...] dans les premiers temps, on n?utilisait pas de détenus pour convoyer des gens encore vivants144 ». La modification des nouvelles infrastructures, ainsi que la mise en fonctionnement des crématoires de Birkenau en mars et avril 1943, ont particulièrement modifié les affectations des SK. Le nombre des détenus du Sonderkommando a ainsi varié en fonction de l'activité meurtrière du camp145. Toujours sujet à bénéficier d?une amélioration, les fonctions attribuées inhumations trop fréquentes dans les cimetières des villes les plus proches attiraient l?attention. Construire un crématoire annexé à la lisière du camp permettait de n?avoir pas à rendre de comptes sur le nombre de morts. 141 Selon Gerald Reitlinger, Christian Wirth, inspecteur des camps de l'Aktion Reinhard, aurait donné l?ordre aux Juifs prisonniers dans le camp de Chelmno de s?occuper des cadavres des victimes asphyxiées par le gaz. Pour plus d?information, se référer à Gerald Reitlinger, The Final Solution : The Attempt to Exterminate the Jews of Europe, 1939-1945, New York, Perpetua Edition, 1961, p. 264. 142 Situé dans le village polonais de Chemno nad Nerem à soixante kilomètres au nord-ouest de Lodz, le camp d?extermination de Chemno a été créé dès octobre 1941. Il apparaît de fait, comme le premier camp d'extermination nazi. 143 Au départ, et ce avant qu?elles ne bénéficient de progrès techniques, les chambres à gaz ne possédaient pas de système d?aération. Voilà pourquoi Lewental affirme être revenu le lendemain pour sortir les corps. C?est une fois affectés aux différents crématoires du camp de Birkenau, que les membres du SK expliquent avoir attendu une demi-heure seulement avant de pouvoir extraire les corps. Ce temps étant destiné à l?aération afin que le gaz résiduel puisse être totalement évacué. 144 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p.141. 145 300 à 400 hommes en juillet 42 jusqu'à plus
de 900 hommes au cours de l'été 44. Avec l?arrivée des
Juifs au SK ont été totalement remaniées comme en atteste le dessin ci-dessous, et qui représente l?une des salles du Crématoire III146 : « Dans la salle de déshabillage »,
David Olère, 1946 Comme l?explique Lewental « Quand les crématoires III et IV ont été construits, cela a été le début d?une nouvelle période dans notre vie147 ». Ainsi, les membres du Sonderkommando qui entraient en action qu?après l?achèvement du processus d?extermination, ont été contraints, face à l?arrivée d?une multitude de nouveaux déportés, d?intervenir immédiatement après l?arrivée des convois. La barrière de la langue étant un frein dans la procédure d?exécution, les différents SK ont alors permis d?accélérer le processus en traduisant aux déportés ce qu?ils devaient faire. De là, ils ont été contraints de les conduire vers les salles de déshabillage148 puis d?y entrer, afin que tout se fasse dans un maximum de calme. Bien qu?il n?apparaisse pas de SK sur l?oeuvre d?Olère, le fait qu?il ait pu représenter ce qu?il se passait à l?intérieur de cet espace, montre qu?il était obligatoirement présent. Les membres du SK devaient les aider à se dévêtir, à garder le calme entre chacune de ces étapes, sans jamais dévoiler aux familles ce Sonderkommando dépassait les 600 membres. Ils ont tous été affectés aux crématoires II, III et V de Birkenau. Selon Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l'oubli, Paris, Plon, 1995, p. 255 -- 259 (sur la déportation des Juifs hongrois). Et Jean Claude Pressac, Les Crématoires d'Auschwitz..., op.cit., p. 90 (affectation au crématoire). 146 Là où avait été affecté David Olère à la fin juin 1943. C?est l?affectation principale du peintre durant ses vingt mois de présence au Sonderkommando. 147 Zalmen Lewental, op.cit., p. 147. 148 Lejb Langfus, ibid., p. 101. C?est dans une pièce spécialement conçue que les victimes devaient se déshabiller. Cela n?était pas le cas avant septembre 1942, oil les victimes, comme l?indique Rudolf Hss dans ses Mémoires, devaient se déshabiller en plein air « [...] à un endroit où on avait dressé des murs de paille et de branches d?arbres qui les cachaient aux spectateurs. » « Mémoires de Rudolf Höss » in Auschwitz vu par les SS, Oswiecim, Le Musée d?Etat d?Auschwitz-Birkenau, 1994, p. 102. qui les attendait. Pourtant comme l?atteste Langfus dans son manuscrit, certains d?entre eux demandaient ce qui allait se produire. L?auteur admet alors : « Ils s?étaient demandés oü on les conduisait et on les avait informés qu?on les conduisait à la mort149. » Il était bien évidemment trop tard, quoi qui puisse être dit ou tu. Quant aux SS, comme le rapporte Filip Müller, ils tenaient un discours expliquant qu?un bain désinfectant préalable était indispensable pour pouvoir entrer dans le camp. Mais cela ne supprime en aucun cas la peur et le doute que pouvaient ressentir les déportés. L?on voit d?ailleurs sur la représentation de David Olère des enfants s?agrippant à leur mère ne comprenant pas la situation dans laquelle ils se trouvent. On leur demande alors de bien veiller à regrouper leurs affaires, attacher les chaussures par les lacets et se souvenir de leur emplacement. Cela était dans le seul et unique but de faciliter leur récupération afin que les Sonderkommandos puissent les conduire plus rapidement au Kanada150. Zalmen Lewental situe d?ailleurs ce lieu entre le Crématoires III et IV151. Chaque chose a ainsi sa place, chaque espace à un intérêt spécifique. Tout a était minutieusement organisé en fonction des diverses expériences vécues dans les Bunkers. Ainsi, découvrir le Sonderkommando c?est aussi découvrir l?ampleur du travail où « [...] l?initiation de l?équipe suivante consistait à sortir et à brûler les cadavres des prédécesseurs152 ». Ces deux étapes ont été parfaitement représentées par David Olère comme l?atteste les deux dessins suivants. « Après le gazage », David Olère, 1946 « Dans la salle des fours », David Olère, 1945 Lavis et encre de Chine sur papier Musée des Combattants des Ghettos, Galilée, Israël 149 Lejb Langfus, op.cit., p. 104. 150 Il s?agit du lieu oü étaient situés les magasins des affaires prises aux déportés. A la fin de l?année 1943, plus de trente baraquements servaient au dépôt de ces affaires. De là, on les triait afin de préparer leur expédition en Allemagne. 151 Zalmen Lewental, op.cit., p. 154. 152 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 61. Dans le premier « Après le gazage ", il est alors possible de visualiser ce que fût l?une des tâches majeures du SK : sortir les dernières victimes de la chambre à gaz. David Olère nous présente alors ici deux membres du Sonderkommando : le premier sort dans un premier temps les corps de la chambre à gaz, tandis que le second les « traine " vers les fours crématoires. Il s?agit en réalité du « Schlepper " (le porteur) : l'une des affectations des membres des SK. Selon les différents témoignages, il est apparu qu?au départ, les cadavres étaient uniquement tirés avec les mains, autrement dit dans un certain respect. Mais celles-ci devenaient totalement glissantes153 : Zalmen Gradowski affirme alors que les corps étaient sortis par n?importe quel moyen « on arrache de force les cadavres [...] celui-ci par un pied, celui-là par une main154. » C?est ensuite, que certain ont utilisé divers accessoires, d?ailleurs apportés par les propres victimes comme des cannes, voire des ceintures, afin d?éviter un contact trop direct avec le corps. Olère s?est aussi attaché à représenter le visage des victimes. Celui de la femme est assez représentatif : la bouche ouverte, symbole de l?agonie extrême, témoigne que la mort par asphyxie est tout sauf une mort douce. L?enfant a quant à lui la tête baissée, comme si Olère souhaitait représenter l?incompréhension et la peine sur son visage. En réalité, il demeurait des étapes intermédiaires, contrairement à ce que montre David Olère. Les corps, avant d?être conduits aux différents fours crématoires, étaient sujets à toute une série de vérifications : les membres du Sonderkommando dits « coiffeurs " et « dentistes " entrent alors pleinement en action afin de récupérer la moindre parcelle de valeur qu?aurait pu laisser les victimes. Zalmen Gradowski décrit dans son manuscrit l?une de ces tâches : « [...] il enfonce dans la belle bouche à la recherche d?un trésor, d?une dent en or [...]. Le deuxième avec des ciseaux, il coupe les cheveux bouclés155. " Parfois, comme le rapporte à son tour Shlomo Venezia, les cadavres avaient le temps de durcir, il fallait alors forcer pour ouvrir les mâchoires156. Chaque objet de valeur est ainsi récupéré157 : cela met en avant qu?Auschwitz s?apparentait bel et bien à une véritable plateforme industrielle oü tout y était pleinement organisé. Dès lors, chacun des SK avaient une tâche spécifique à réaliser. Le second dessin est donc une représentation d?une des salles des fours où les membres du Sonderkommando devaient y insérer les dernières victimes. A cet effet, l?on y voit le monte-charge qui permettait de transporter une dizaine de corps depuis le sous-sol où était la chambre à gaz aux fours crématoires. Zalmen Gradowski a d?ailleurs détaillé l?une de ces scènes : « Là-haut, près du monte-charge, se tiennent quatre hommes. Deux d?un côté, qui tirent les corps, deux autres qui les trainent directement vers les fours158. " Autrement dit, ce lieu était parfaitement aménagé afin que le travail effectué par les SK se fasse dans un 153 Les corps qui avaient suffoqué durant l?extermination, étaient recouverts de déjections. 154 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 210. 155 Ibid., p. 210. 156 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p. 108. 157 Les dents en or sont alors refondues tandis que les cheveux sont utilisés afin de créer du tissu. 158 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 211. minimum de temps. Gradowski ajoute ainsi : « Sur le monte-charge, vers l?enfer, là-haut, envoyés au feu et en quelques minutes ces corps bien en chair seront réduits en cendre159. » Cet aspect macabre du travail donné aux SK, démontre avant tout une chose : aucun SS ne voulait avoir de contact avec les morts, aussi était-il possible de tuer mais non de regarder l?acte commis. Les SS ont ainsi rendu le meurtre collectif impersonnel à travers le recours aux principes industriels tels la division du travail et la spécialisation des tâches. C?est cela qui fait disparaitre le concept de responsabilité individuelle160. C?est aussi de ce fait, qu?aucune trace du crime ne devait subsister. Il s?agit en effet, de l?une des dernières tâches du Sonderkommando où dans le cadre de « l'Aktion 1005161 », chacun des corps exterminés devait totalement disparaître. Ainsi, les os qui n?étaient pas parvenus à brûler dans les fours devaient être pulvérisés avec des pilons de bois. Seul Saul Chazan162 explique qu?au départ, ces os résiduels étaient regroupés tous les deux ou trois jours et mis dans un entrepôt où il fallait les briser jusqu?à ce qu?ils soient réduits en cendre. De là, ils ont été stockés pour être enterrés comme l?atteste Gradowski : « De nombreuses cendres de [corps brûlés] de milliers de Juifs, Russes, Polonais, ont été disséminées et labourées sur le terrain des crématoires163. » Mais en automne 1944, face aux avancées de la guerre, une seconde opération d?effacement des crimes a été mise en place « l?ordre était d?effacer toute trace au plus vite164 ». Les membres du Sonderkommando ont dû sortir les cendres qui étaient enterrées dans les fosses afin de les regrouper. Elles ont ensuite été emportées par camion par les SS, pour y être déversées dans le fleuve avoisinant : la Vistule165. Il semble important d?y soulever un point majeur : le fait que l?on ait ordonné aux SK de supprimer les traces de l?extermination, montre à quel point les membres de la SS passaient leurs actes au crible de leur raisonnement. Il ne s?agissait donc en aucun cas d?une folie meurtrière passagère. Tout a été pleinement organisé et réfléchi. C?est face à l?ampleur du crime, à cette volonté de vouloir le cacher, que chacun des auteurs a voulu transcrire ce qu?il avait dû faire. Il apparait ainsi, que les évolutions des différents travaux affectés aux SK, se soient faites en fonction des nécessités du camp. Les tâches affectées aux Sonderkommandos se sont donc multipliées en parallèle du développement technique des structures d?extermination. 159 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 200. 160 Idée développée dans l?ouvrage de Milgram Stanley, Obedience to Authority : An Experimental View, Londres, Harper Collins, 2004. 161 Menée dans le plus grand secret de 1942 à 1944, l'Aktion 1005 était destinée à supprimer toute trace de l?extermination nazie. Cette opération concernait dès lors les actions des Einsatzgruppen ainsi que les camps d?extermination. Pour plus d?information, se référer à l?article de Shmuel Spector, « Aktion 1005 - Effacing the Murder of Millions », Holocaust and Genocide Studies, Oxford University press, Vol. V., 1990, pp. 157-190. 162 Saul Chazan est déporté à Auschwitz et incorporé dans le SK autour de mai 1944. Son témoignage a été recueilli par Gideon Greif et publié dans son ouvrage, We wept without tears..., op.cit., pp. 220 - 255. 163 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre...., op.cit., p. 99. 164 Ibid., p. 99. 165 Léon Poliakov, Auschwitz, Paris, Julliard, 1964, p. 49 - 52. 3. Survivre au Sonderkommando : analyse des conditions de vie des SK Il semble en effet important d?essayer de comprendre comment pouvait s?articuler le travail des Sonderkommandos et la vie au camp : autrement dit ce qui régissait le quotidien des SK. A travers l?étude des différents témoignages, plusieurs constantes se retrouvent entre les divers groupes ayant composé les Sonderkommandos. Il apparaît en effet que la nature de leur travail,
faisait que les membres du Sonderkommandos étaient
particulièrement mieux nourris et mieux logés que les autres
détenus du camp « [...] nous ne manquons ni de nourriture, ni de
boisson, ni de quoi fumer [ Il semble aussi que la majorité d?entre eux détenait de l?alcool comme nous l?indique Dow Paisikovic « Nous buvions surtout beaucoup d'alcool. A cette condition-là, nous pouvions effectuer notre travail170. » 166 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op.cit., p. 167. 167 Ibid., p. 147. 168 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p. 144. 169 Dans une interview accordée à Gideon Greif et publiée dans son ouvrage, We wept without tears..., op.cit., p. 105. 170 Citation de Dow Paisikovic extraite de sa déposition dans le cadre du procès d'Auschwitz le 17 octobre 1963, disponible sur le site de Véronique Chevillon, Les Sonderkommandos, http://www.sonderkommando.com, consulté le 21 juin 2011. Cette citation tend à mettre en avant deux faits majeurs : tout d?abord, s?il demeurait possible aux SK de détenir autant d?alcool au point que certains d?entre eux, comme en témoigne Lewental171, pouvaient devenir saouls, c?est que les SS savaient qu?il était nécessaire pour ces hommes d?obtenir une certaine échappatoire. Ils n?avaient en réalité pas d?autres choix, car il fallait que le mental de ces détenus soit maintenu, sans quoi l?opération consistant à incinérer plusieurs milliers de cadavres par jour n?aurait pu être réalisée dans les délais donnés. A cela s?ajoute un autre fait, c?est aussi par l?alcool que les SS réussissaient à faire des membres du SK des instruments dociles : on les maintenait ainsi dans l?abrutissement le plus total. Il s?agit là d?une réelle fracture entre les membres du SK et les autres déportés du camp qui étaient quant à eux sujets à la sous-alimentation. Il en était de même pour les « dortoirs », qui n?étaient que des couchettes de bois pour les détenus tandis que pour les SK « une grande salle allongée dans laquelle sont disposés des lits individuels et confortables172 » était aménagée. Il apparaît en effet, lorsque la rationalité nazie a voulu qu?en mai 1944, le baraquement des membres du Sonderkommando soient directement transféré sur le terrain des crématoires, que les différents SK aient disposé de toute une série de conforts inimaginables. Au milieu du complexe qui voyait s?exécuter la « Solution finale » se trouvait des couchettes recouvertes de draps en soie, de couvertures en plumes d?oie, de toute une série d?objets que les déportés avaient amené avec eux. Les hommes du SK pouvaient même se laver173. Ces détails sont pleinement substantiels bien qu?ils ne soient pas relayés par les auteurs des manuscrits. Ils témoignent en effet, du confort dont bénéficiaient les SK ce qui dans l?enfer qu?était leur quotidien, avait une immense importance. Selon les témoignages, il est apparu que certains SK laissaient, lorsqu?ils le pouvaient, de la nourriture aux autres détenus du camp. De fait, il semble que ces différents « privilèges » aient suscité chez les autres déportés une certaine hostilité « J?ai su plus tard, que certains étaient jaloux de ce que nous pouvions avoir de plus174 ». En réalité, du fait de leur autarcie, aucun des prisonniers n?étaient en mesure de connaître les conséquences de tels avantages : seuls ceux qui étaient présents au camp depuis longtemps en devinaient les fonctions. Jacques Stroumsa affirme ainsi : « Le mot Sonderkommando provoquait en nous une sorte de terreur. Nous savions que ce commando existait, à quelles taches il était astreint, mais nous avions peine à le croire175. » Les conditions physiques des Sonderkommandos étaient ainsi pleinement préservées afin que chacun d?entre eux puissent exécuter les tâches qui lui étaient imparties. Le quotidien centré autour du travail aux crématoires, était épuisant aussi bien physiquement que 171 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre...op.cit.., p. 163. 172 Citation empruntée à Miklos Nyiszli, Médecin à Auschwitz. Souvenirs d'un médecin déporté, Paris, Julliard, 1961, p. 32. 173 Selon le témoignage de Milton Buki accordé à Nathan Cohen, Diarries of the Sonderkommandos in Auschwitz : Coping with Fate and Reality » in Yad Vashem Studies, XX, Jerusalem, 1990, p. 123. 174 Shlomo Venezia, Sonderkommando..., op.cit., p. 145. 175 Jacques Stroumsa, Tu choisiras la Vie, Paris, Cerf, 1998, p. 141. Il s?agit du récit de sa déportation au camp d?Auschwitz en 1943. mentalement. Il s?effectuait en effet selon un rythme de douze heures « on travaillait en deux tours, un de jour et un de nuit [...]176 ». Gradowski, Lewental et Langfus ont ainsi travaillé plus de huit milles heures au Sonderkommando. Il n?y avait bien entendu, aucun jour de repos. Il semble aussi, face à la politique d?effacement des traces, que les équipes affectées au SK étaient le plus souvent éliminés au bout de quelques mois. Ils étaient alors bien plus menacés que les autres déportés. Leur quotidien était donc rythmé par la peur obsédante d?une élimination. Cependant, si l?on retrouve souvent l?affirmation d?une élimination systématique de l?ensemble des SK tous les trois mois - comme nous l?indique Shlomo Venezia « J?étais persuadé qu?après le troisième mois, il y aurait une sélection et que les hommes du Sonderkommando serait éliminés177 » -- il semble malgré tout que la réalité des faits fût bien plus complexe. Le principe était bien entendu la liquidation de chacun des témoins de l?extermination, mais elle n?a pas été effectuée de façon aussi systématique comme l?atteste Gradowski, Lewental et Langfus par leurs écrits. Chacun d?entre eux est ainsi resté près de deux ans au SK avant d?être éliminé178. En réalité, il fallait avant tout, une conjonction de hasards pour passer au travers des diverses sélections. Les prisonniers étaient donc pris dans un double paradoxe oil le quotidien s?articulait autour de l?espoir de vivre, et celui de savoir que l?on serait de toute façon exécuté « les Allemands voudraient à tout prix effacer les traces [...] ils ne pouvaient le faire qu?en anéantissant tous les hommes de notre commando179. » Mais ces différentes éliminations se sont faites en parallèle des évolutions du camp : dans la période qui s?étend de 1942 à début 1943, les hommes du Sonderkommando étaient systématiquement éliminés180 et étaient aussitôt remplacés. Ce n?est qu?avec l?arrivée massive de nouveaux déportés qu?il s?est avéré que le nombre de sélections pour la mort ait été réduit. Cet aspect est très important, car en réalité, si chacun des auteurs a pu survivre durant deux ans, c?est au dépend de l?extermination : tant qu?il y avait des déportés, tant que l?on devait éliminer les juifs, les Sonderkommandos étaient d?une nécessité primordiale. Ils étaient à partir de ce moment engagés pour tout type de travaux, tels « le colmatage des fissures dans les parois des fours avec de la terre réfractaire, au revêtement des portes en fonte d?acier avec de l?enduit. On repeignait les murs des quatre vestiaires et des huit chambres à gaz181 ». Il s?agissait en réalité de bien veiller au parfait état des installations de mise à mort. A travers l?analyse des différents faits relatifs aux SK soulevés dans cette première partie, il est à présent possible d?affirmer que le Sonderkommando faisait pleinement partie de la politique génocidaire nazie. Installé et développé au gré des circonstances, le SK doit bel et 176 Shlomo Venezia, op.cit., p. 110. 177 Ibid., p. 121. 178 Comme se fût d?ailleurs le cas pour Filip Müller où encore Abraham Dragon, qui sont tous deux passés aux travers de cinq sélections. 179 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre..., op. cit., p. 151. 180 Les SK ont d?abord été éliminés par l?injection de phénol implantée directement dans le coeur. A partir de 1943, ils seront directement exterminés soit dans les chambres à gaz, soit sous le poids des balles. 181 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, op.cit., p. 169. bien son apparition aux nécessités du camp. Ce lien organique existant entre la naissance du Sonderkommando et le programme d?extermination réalisé à Auschwitz a ainsi été parfaitement mis en avant par les chroniqueurs de Birkenau. Chacun des trois auteurs a parfaitement su fournir aux historiens les diverses preuves qui ont permis la réalisation de la Solution finale. Il convient dès lors de se pencher sur les divers procédés narratifs employés par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, afin de saisir, toute la portée du témoignage. |
|