Les contradictions des politiques de ciblage dans les projets de lutte contre la pauvreté dans l'ouest montagneux ivoirien( Télécharger le fichier original )par Alexis KOFFI Université de Bouaké - DEA 2009 |
Chapitre II : Méthodologie de ciblage : un enjeu de la réussite des projetsLe ciblage des bénéficiaires des projets est sous-tendu par une démarche méthodologique. Ce chapitre se consacre à l'analyse de cette procédure. Ainsi, nous traiterons de l'ingénierie générale du ciblage puis des résultats obtenus après son application. Leur analyse permet d'expliquer comment ils peuvent contribuer à créer des sentiments d'exclusion au sein des communautés bénéficiaires des projets. II.1- Ingénierie du ciblage : Une stratégie d'intervention axée sur l'approche participative et communautaireLa stratégie globale d'intervention de l'ONG CARE se veut participative. Elle voudrait bien appliquer cette stratégie au ciblage raisonné qu'elle opère sur le terrain. Soulignons qu'à ce niveau, le ciblage dont il est question dans cette étude concerne le ciblage géographique et le ciblage des bénéficiaires directs (individuel ou collectif) des programmes mis en oeuvre. Au niveau de l'identification de potentielles localités vers lesquelles devraient être dirigées les programmes, le préalable consistait à faire une connaissance du terrain. Celle-ci était le résultat d'un ensemble d'activités résumé en deux points majeurs. Il s'agissait, dans un premier temps, de collecter des informations tout azimut sur des sites donnés. Cette base de données permettait à l'équipe de CARE de ressortir de l'analyse situationnelle les localités les plus affectées par la guerre. Cette collecte d'informations se faisait auprès d'agences du système des Nations Unies (PAM, UNICEF, UNSCO, HCR, PNUD, FAO...) et autres organismes ayant travaillé ou travaillant dans la zone ciblé. OCHA Guiglo mettait à la disposition de tous les organismes humanitaires un certains nombres d'informations sur les différentes zones et localités de cette partie du pays à partir d'expériences capitalisées. Après cette phase documentaire, l'équipe de terrain de CARE procédait à une étude dénommée diagnostic participatif de base qui visait à confirmer le risque conflictuel entre les différentes communautés ou bien l'effectivité de l'existence d'un conflit inter et/ou intracommunautaire ou encore l'état de destruction des infrastructures économique des sites. C'est à la suite de cette étape que l'ONG arrêtait de façon définitive la liste des localités bénéficières de ses interventions. Il ressort de l'enquête du terrain que le critère principal de choix de la majorité des villages bénéficiaires des projets CARE est d'ordre sécuritaire lié à la fracture de la cohésion sociale à l'avènement de la guerre. Fengolo et Toa Zéo ont bénéficié de plusieurs interventions de CARE. Ainsi à Fengolo, cet organisme a exécuté les projets suivants ECHO, AUDIO, QIP ONUCI, ABRI et ECHO. Les récurrents conflits intercommunautaires et interethniques dans ce village ont convaincu les responsables de CARE d'y initier des projets de cohésion sociale. Ce même critère a présidé au choix de Tao Zéo sur le projet ECHO (Mai 2006-Juin 2007). Quant au site de Blody27(*), il a été choisi à la dernière minute en remplacement de Tao Zéo initialement présélectionné pour le projet AUDIO (Oct. 2007-Nov. 2008). Contrairement à Fengolo, Irozon et Toa Zéo, le choix de Blolé et Troupadrou deux villages distants de quelques kilomètres, a été guidé par un évènement historique lié à la durée de la fracture sociale. En effet, depuis 1993, un conflit intercommunautaire opposait les habitants de Blolé à ceux de Troupadrou. Ce conflit a connu plusieurs tentatives de réconciliation organisées par les autorités administratives et coutumières de l'époque sans succès. Alors l'intervention du projet PARCI s'est orientée vers ces localités pour tenter une réconciliation définitive des belligérants. Au-delà de la récurrence des affrontements et des tueries inter et/ou intracommunautaires comme un critère de sélection des sites d'interventions, nous avons le critère démographique lié le plus souvent comme ce fut le cas à Irozon, Fengolo, Blody, Toa, Zéo... au taux élevé de déplacés dans ces villages. En effet, comme nous l'avons souligné précédemment, ces localités ont été le théâtre de sanglants affrontements opposant les autochtones Guéré aux allochtones et allogènes. L'atrocité de ces conflits a fait fuir pratiquement tous les autochtones de leurs villages vers Duékoué. Devant cet état de fait, et vu les expéditions punitives opérées par les milices- dont les membres désormais étaient les jeunes de ces villages abandonné- sur les populations restées en place, CARE a décidé de travailler au retour définitif de ces déplacés dans leurs villages d'origine. L'Ouest montagneux a vu émerger à la faveur de la guerre de Novembre 2002, une multitude d'agences humanitaires chacun travaillant selon son idéologie. L'un des critères de sélection des sites d'intervention de CARE obéit au degré d'assistance humanitaire dans la localité présélectionnée. En fait, CARE est une organisation qui veut exercer sur des sites n'ayant pas connu beaucoup d'interventions humanitaires d'autres agences d'appui. C'est pour cette raison que cet organisme refusait d'orienter des projets dans le Zou, une sous-préfecture de Duékoué, canton où presque tous les humanitaires exerçant dans l'Ouest ont créé des bureaux locaux. Or nous avons constaté que malgré cette volonté, CARE a exécuté des projets de réhabilitations de pompes hydrauliques identiques à ceux de IRC à Diourouzon et dans bien de localités. Diourouzon avait finalement bénéficié de deux projets de réhabilitation de pompes hydrauliques de ses 2 pompes hydrauliques villageoises et de l'amélioration de 2 points d'eau du village. Qu'est-ce qui justifie l'exécution de plusieurs projets par CARE sur un site identique ? Telle était une préoccupation suscitée tout le long de nos enquêtes. Selon l'ONG CARE, cela obéit à sa volonté de pérenniser les acquis d'un précédent programme dans une localité et de permettre à plus d'individus de bénéficier de leur soutien sur ce même site comme l'atteste les propos suivant : «... les besoins sont énormes dans certaines localités. Notre budget ne nous permet pas toujours de faire face à tout cela. En plus les délais sont très courts ; nous avions obtenu 8 mois au départ pour le Projet ECHO, mais compte tenu de la réalité sur le terrain, nous avons négocié et obtenu un rallongement de 5 mois, ce qui nous a permis d'avoir 13 mois pour Fengolo et Toa Zéo. À la fin du projet, nous avons soumis le projet AUDIO à USAID et OFDA, ce qui nous a été accordé pour Fengolo et Blody... » (Extrait d'entretien avec K.G chef de projet CARE Man). En dernier ressort, l'état des infrastructures communautaires en général était un élément prédominant dans la présélection et la sélection définitive d'une localité d'intervention. En effet, certains sites plus que d'autres connaissaient une destruction entière et massive des services sociaux de base tels que l'école, les centres de santé voire les marchés même précaires. Ainsi, en lien avec la démographie de la localité, CARE décidait d'intervenir sur certains sites en combinant plusieurs critères. Irozon fait parti selon ce principe des localités retenues sur le projet PRECOS à cause de son école détruite (Cf. annexe photo 3 à 6) et également de toutes ses maisons brûlées par les différents belligérants des conflits interethniques. Une fois la localité identifiée, nous avons, dans le deuxième temps, le second niveau du ciblage. Il a trait à l'identification et au choix des potentiels bénéficiaires directs des projets. En ce qui concerne les projets de type individuels ou collectifs tels que la distribution de kits ménagers et alimentaires, la réhabilitation d'habitats privés et les AGR communautaires, la démarche de ciblage est tout autre. En raison de l'approche participative dont elle se réclame, l'équipe de terrain CARE `'impliquait'' les communautés bénéficiaires elles-mêmes dans l'élaboration des critères de choix des bénéficiaires directs. En effet, sur les trois projets décrits dans les résultats de terrain ci-haut, nous avons pu nous rendre compte que deux projets avaient mis à contribution les différentes communautés villageoises dans la construction des critères d'identification des bénéficiaires des projets à exécuter. Ainsi lors de la mise en oeuvre du projet ECHO et celui de AUDIO, les populations de Fengolo, Blody et Toa Zéo ont pu par le biais de leur comité de paix convenir avec CARE des critères de vulnérabilité dans leur différent village. C'est donc sur la base de ces critères que les comités installés sur ces sites avaient l'identifié les bénéficiaires directs des projets mis en oeuvre. Mais en fait, lors de réunions d'informations, CARE expliquait de façon globale son projet et l'approche méthodologique qui guiderait son action. À l'issu de plusieurs rencontres, l'organisation suscitait la formation d'organisations locales capables de suivre au quotidien les activités de terrain telles que l'identification des vulnérables du village, la fourniture des chantiers en matériaux de construction et en main d'oeuvre, le contrôle et la gestion des travaux, la gestion des infrastructures construites ou réhabilitées. Ensuite l'organisme CARE installait ces comités de paix ou de reconstruction au sein des communautés bénéficiaires. Ces comités étaient assez représentatifs car ils étaient composés de membres issus des différentes stratifications et couches sociales (jeunes, femmes, adultes) et des différents groupes ethniques du site bénéficiaire. Les différents représentants de ces comités étaient choisis par leur groupe d'origine. Le comité de paix de Fengolo par exemple comprenait 13 membres constitué de : une seule femme, 3 leaders de jeunes à savoir le leader des jeunes autochtones, celui des jeunes allochtones et le leader des jeunes allogènes. En plus dans ce comité, nous avons un représentant des Baoulé, un représentant de la CEDEAO, un autre individu représentant les allochtones du Nord ivoirien et les autres membres sont les autochtones Guéré. Quelquefois dans certains villages comme Irozon, dans le département de Duékoué, nous avons pu rencontrer en marge du comité de paix un comité de reconstruction dont la composition des membres était mixte comme celui de Fengolo au niveau du comité de paix. Contrairement à Irozon, le comité de reconstruction de Fengolo était composé des chefs des 5 quartiers du village. Ce sont ces comités qui avaient pour tâche au niveau local de mener les activités d'identification des bénéficiaires directs des projets. À Fengolo par exemple, il avait une présélection au niveau des chefs de quartier selon les lots repartis par quartier au niveau du comité de paix. Cette phase était ensuite validée en session plénière lors d'une rencontre avec l'ensemble du comité de reconstruction sous la supervision de l'équipe de CARE. De façon générale la démarche du ciblage déroulait comme suit : ü Information et sensibilisation de la communauté toute entière au cours de réunions publiques sur les intentions de CARE dans chaque localité. Au cours de ces réunions, CARE faisait connaitre ses critères de sélection des bénéficiaires des potentiels des projets envisagés. Globalement, ces critères renvoyaient aux personnes retournées dans leur village d'origine, aux femmes célibataires ou veuves en général, aux femmes chefs de ménage, aux enfants chefs de ménage, aux personnes âgées sans soutien, aux handicapés sans sources de revenus, aux tuteurs d'OEV etc. suivant en cela les standards internationaux prédéfinis en matière de vulnérabilité ; ü Au vu des critères présentés par CARE, il y avait une ébauche de définition des critères de sélection des bénéficiaires par les comités locaux eux-mêmes en connaissance des standards internationaux ; ü Validation des critères de sélection définis par les comités de reconstruction avec le staff terrain de CARE (critères obtenus de façon consensuelle); ü Identification et élaboration des listes de bénéficiaires potentiels à partir des critères retenus par les sous comités mis en place ; ü Réalisation d'enquêtes par le staff projet de CARE pour vérifier, en lien avec les critères validés avec les comités la pertinence des choix présélectionnés; ü Validation en séances plénières des listes post-enquêtes réalisés par l'équipe de CARE en présence des communautés, des comités de reconstruction et du staff projet CARE ; ü Publication et/ou information des bénéficiaires retenus pour se préparer afin de débuter les activités (travaux de reconstruction et/ou de distribution de kits) selon la nature de l'intervention. Cette démarche globale n'a pas toujours été respectée lors de l'exécution de tous les projets décrits dans les résultats. En effet, l'une des stratégies du PARCI dans le processus de réconciliation était de pouvoir unir les communautés en conflit autour d'une activité génératrice de revenus quand on sait que la crise avait rendu les populations encore plus vulnérables et en proie à la pauvreté grandissante. En général, les activités de ce projet étaient communautaires. Elles visaient donc un ensemble plus ou moins composite de la communauté. Dans ce cadre, les microprojets et les groupes bénéficiaires étaient choisis de façon consensuelle et démocratique. C'est l'approche participative qui était mise en pratique encore ici. Certains enquêtés attestaient que CARE n'imposait rien aux populations : « C'est nous qui l'avons demandé, on a demandé l'élevage. Donc ensemble, on a décidé d'élever et faire une porcherie ; donc c'est nous qui l'avons demandé. Entre les trois propositions, c'est la porcherie qui pouvait nous arranger, c'es pourquoi, nous l'avons choisi ; nous voulons encore plus, sinon, ils n'ont pas imposé, les jeunes vont travailler là-bas et puis les femmes aussi vont vendre la viande ... » (FGD avec le comité de gestion de Blolé-Troupadrou, Man). CARE apporte son assistance pour aider à choisir des projets qui correspondent à un réel besoin des populations et qui sont en adéquation avec les pratiques et habitudes de la communauté, et si un marché sûr d'écoulement existe : « Il faut dire quand il était question de projet, ils ont demandé à tout un chacun, les femmes, les jeunes, les anciens. Ils ont demandé à chacun quel projet qui pourrait avancer le village. Ils ont parlé d'élevage de poulets, de pisciculture et de porcherie. En fait, dans les trois projets, le projet qui a été le plus soutenu par la population c'est la porcherie » (FGD avec les jeunes de Blolé-Troupadrou, Man). Interrogés sur leurs opinions concernant la pertinence de la stratégie utilisée par CARE pour réconcilier les populations, la quasi-totalité des informateurs, mentionne la sagesse et l'expertise de CARE en la matière : « Moi, je pense qu'ils ont usé de beaucoup de psychologie et qu'ils ont sûrement de très bon psychologues. Parce que, quand vous voyez la démarche psychologique qu'ils ont adoptée, elle est progressive. Aussi, elle est adaptée au milieu qu'ils ont visé » (Entretien individuel avec un membre du comité de paix de Irozon) À aucun moment, CARE n'a pris parti. Il a usé de beaucoup de tact et s'est contenté d'apaiser les tensions, d'être impartial, en recherchant à chaque fois le consensus lorsqu'il y avait des contestations autour des listes proposées par les comités de reconstruction des différents villages : « Moi, c'est une bonne méthode, une bonne pédagogie. Parce que, pour réaliser leur réconciliation, ils établissent d'abord les règles pour éviter les frustrations et pour laisser tout le monde s'exprimer jusqu'au bout. Et, ils demandent la patience, c'est une bonne stratégie. Et en plus, ils posent des actions concrètes telles que les rafraîchissements, les repas au cours des journées de réconciliation. En effet, les gens fatigués déjà de la guerre, quand on vient leur apporter la nourriture, ça consolide la réconciliation et puis ça permet de se concentrer sur l'essentiel dans le choix des gens qui profitent des projets ... » (Entretien avec le représentant CEDEAO de Fengolo, Duékoué) En conclusion, l'on note une grande admiration, une très bonne impression voire une fascination d'une grande partie de la population à l'égard de la MARP et des outils de sélection des bénéficiaires des interventions de CARE. Cette méthodologie qui repose sur la participation active des bénéficiaires du PARCI, de ECHO, PRECOS, AUDIO, ABRIS ... au processus de paix et de réconciliation initié par CARE et qui a permis de prendre en compte les préoccupations et besoins spécifiques des diverses composantes de la communauté (autorités coutumières, chefferie, leaders communautaires, jeunes, femmes, hommes) les a beaucoup impressionnés car, elle a permis de mettre en exergue les problèmes latents dans la communauté. Ce qui correspond déjà à un début de solution de ces problèmes et par conséquent aide à désarmer les coeurs meurtris. * 27 Dans la proposition du projet AUDIO soumis à l'USAID/ OFDA, les localités de Toa Zéo et de Fengolo étaient les bénéficiaires ciblés. Cependant, des mésententes entre le chef du village et l'équipe de CARE avaient abouti à la perte du bénéfice du projet par Toa Zéo. |
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