L'héritage leibnizien dans la cosmologie d'A.N. Whitehead( Télécharger le fichier original )par Siham EL Fettahi Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Master de Philosophie 2011 |
2.3.1 Deus in et cum machina versus Deus ex machinaWhitehead s'oppose à la conception chrétienne traditionnelle de Dieu. A.H. Johnson 77(*) énumère les trois thèmes majeurs qui selon Whitehead influencèrent la pensée chrétienne : Dieu est considéré comme 1) Un empereur majestueux, 2) Une source morale (un législateur), 3) Le premier principe métaphysique. Ces trois thèmes sont prééminents dans la pensée leibnizienne de Dieu. « Dans la grande période de formation de la philosophie théiste, qui, contemporaine de la civilisation, se termine avec l'émergence du mahométisme, trois courants de pensées apparaissent : avec de nombreuses variations de détails, elles représentent Dieu à l'image du dirigeant impérial, de l'énergie morale personnifiée, ou d'un principe philosophique ultime. »78(*) Ces trois thèmes sont prééminents dans la pensée leibnizienne de Dieu. Effectivement, Leibniz qualifie Dieu de personnage parfait c'est-à-dire qu'il est puissant, omniscient, sage et bon (article 1 Discours de métaphysique). Il est la cause intelligente, l'architecte, l'ingénieur, le principe premier métaphysique du monde ; mais aussi le législateur morale de la cité (article 35 du Discours de métaphysique). Son omnipotence, son omniscience et sa sagesse s'allient à sa bonté et font de lui, l'empereur, le monarque de l'univers. La définition leibnizienne de Dieu correspond à la doctrine traditionnelle décrite ci-haut puisque Dieu est cet empereur majestueux, source morale par sa bonté et sagesse et principe métaphysique premier par sa science et sa puissance. Le Dieu empereur de Leibniz est absolu, il transcende le monde, il est supra-naturel et extérieur à la création. Whitehead rejette cette vision, il retient de la conception chrétienne traditionnelle, l'idée d'un Dieu source morale de l'univers, il s'oppose à la définition d'un Dieu tout puissant, empereur ou commandant et considère Dieu comme principe métaphysique fondamentale du monde mais pas le premier et l'unique. Il va mettre l'accent sur un Dieu amour, principe d'attraction et d'exemplification pour le monde, un Dieu qui tente de convaincre, de persuader mais qui n'impose pas : « Dieu est l'appât du sentir, l'éternelle poussée du désir. Sa pertinence particulière à chaque acte créateur, tel qu'il découle de son point de vue conditionné dans le monde, le constitue en objet de désir initial établissant la phase initiale de chaque but subjectif. »79(*) . Whitehead diminue la puissance divine, retire à Dieu certaines prérogatives exceptionnelles (création première et unilatérale du monde, indépendance vis-à-vis de la nature etc.) afin de le rendre plus proche et l'intégrer à l'intérieur du monde, c'est un Dieu immanent même si Whitehead affirme le contraire : « la notion de Dieu est celle d'une entité actuelle immanente au monde actuel, mais transcendant toute époque cosmique finie - un être à la fois actuel, éternel, immanent et transcendant. »80(*). Effectivement, le Dieu de Whitehead ressemble au Dieu de Spinoza, c'est un Dieu immanent, il est le monde, la nature même, c'est un Dieu vivant qui croît et se modifie avec le monde, il dépend de celui-ci. S'il transcende le monde des autres entités actuelles comme les entités actuelles le transcendent, il est abusif de qualifier le Dieu de Whitehead de transcendant au sens strict du terme. Certes, il est supérieur par certains aspects aux autres entités actuelles mais il est une entité actuelle comme les autres dans le sens où il dépend du monde et s'intègre dans le monde, ce n'est pas un Dieu externe mais bien un Dieu immanent. Dieu a le même statut que les autres entités, c'est une entité actuelle, une occasion d'expérience qui préhende le monde, seulement, il remplit certaines fonctions qui ne sont pas à la portée des entités ordinaires. C'est cette nature conséquente de Dieu qui le rend concret et fait qu'il est vivant, il se modifie en préhendant l'univers, c'est un superject, il a un rapport avec le monde et se soumet aux mêmes mécanismes qui régissent le processus de devenir d'une entité. Ce pôle physique fait que Dieu est présent dans la créativité et dans l'avancée du monde, il participe à la création. Cette doctrine est très éloignée de celle de Leibniz, le Dieu de Leibniz ne dépend pas du monde, il n'est pas une monade suprême qui aurait seulement un rang hiérarchique plus élevé, chez Leibniz, il y a une véritable discontinuité entre Dieu et ses créatures, Dieu diffère de ses créatures. Le Dieu de Leibniz est transcendant, il est le créateur, la raison suffisante de l'existence de tout ce que contient l'univers. Ce qui existe est le résultat de la finalité et du contrôle divin. Les choses possibles, les essences comme les choses en acte dépendent de Dieu puisque les possibles se trouvent dans l'entendement divin, effectivement, sans Dieu, il n'existerait pas d'essences, de potentialités, en outre, c'est Dieu qui par un choix décide de les faire passer à l'existence. Autrement dit, les essences comme les existences actuelles ne sont pas autonomes, elles dépendent de l'existence de Dieu. Chez Whitehead, c'est différent, les possibilités ou objets éternels sont des entités autonomes présentes dans l'univers, indépendantes de l'existence de Dieu. Mais Dieu est indispensable pour les ordonner afin qu'elles forment des séries compatibles pour entrer dans les existences, Dieu chez Whitehead par sa nature primordiale et son omniscience est ce principe régulateur, ordonnateur, sans lequel il n y aurait pas de valeur et d'ordre dans le monde. Il est le fondateur de la rationalité. Par ce pôle conceptuel, il donne sens et cohérence. Dieu est donc permanence par sa nature primordiale et flux par sa nature conséquente. Chez Whitehead, l'existence de Dieu contrairement à Leibniz n'est pas nécessaire pour que l'univers existe mais Dieu doit exister pour que le monde ne soit pas irrationnel, qu'il ait un sens et qu'il ne soit pas absurde. Dieu est ce principe exemplificateur qui fait que le monde s'ajuste sur lui et devient rationnel et sensé, à défaut de cela, le monde serait chaotique et avancerait de manière aveugle. Dieu n'est pas un souverain ou un législateur impérial, il est le principe d'attraction, d'amour vers lequel le monde tend. Le Dieu de Whitehead est un deus in et cum machina, c'est un ami, un compagnon ce n'est pas un père ou un tuteur, un imperator ou encore un deux ex machina qui permet de résoudre un problème. Whitehead reproche à Leibniz de concevoir Dieu comme un deux ex machina, un Être à qui on fait appel de manière permanente pour faire interagir les monades entre elles. Ce concours permanent n'est pas une explication satisfaisante pour rendre compte des relations qui existent entre les entités. De plus, la contradiction de Leibniz se situe dans le fait qu'il fait une exception pour Dieu, si les relations externes sont interdites pourquoi Dieu peut agir sur la monade : « Cependant, on ne peut donner la raison pour laquelle la monade suprême, Dieu, échappe au destin commun de l'isolement. Les monades, selon cette conception, n'ont aucune fenêtre les unes sur les autres. Pourquoi ont-elles des fenêtres sur Dieu, et pourquoi Dieu a-t-il des fenêtres sur elles ? »81(*) Ces critiques de Whitehead partent d'une mauvaise compréhension de la philosophie de Leibniz. D'une part, Leibniz lui-même dit : « mais pour résoudre des problèmes, il n'est pas assez d'employer la cause générale, et de faire venir ce qu'on appelle Deum ex machina. »82(*). De plus, nulle part dans ses écrits, il n'exprime l'idée qu'il faille sans cesse recourir à Dieu pour qu'une monade s'accorde avec une autre, si c'était le cas Dieu serait débordé. L'harmonie préétablie, c'est le fait que Dieu ait réglé l'univers de telle manière que les monades se règlent selon leurs propres lois lorsqu'il y a changement dans l'univers. Dieu est cet ingénieur qui règle sa machine selon des règles mécaniques qui font qu'il n'a pas besoin d'intervenir ensuite sans cesse pour que la machine fonctionne : « Ainsi, il ne reste que mon hypothèse, c'est-à-dire que la voie de l'harmonie préétablie par un artifice divin prévenant, lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances d'une manière si parfaite et réglée avec tant d'exactitude, qu'en ne suivant que ses propres lois, qu'elle a reçues avec son être, elle s'accorde pourtant avec l'autre : tout comme s'il y'avait une influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au-delà d'un concours général. »83(*) Leibniz dit clairement « comme si Dieu y mettait toujours la main au-delà du concours général ». Dieu ne concourt que de manière générale. Il est donc injustifié sous prétexte que la nature obéisse à des lois d'accuser Leibniz de faire intervenir un Deus ex machina. D'autre part, la critique concernant la relation externe illégitime de Dieu sur la monade repose sur une erreur, Whitehead comme on l'a vu plus haut, trouve incohérent que Dieu la monade suprême puisse agir sur les autres monades, Dieu, s'il est une monade, doit être isolé et ne pas pouvoir entrer ou sortir dans les autres monades, ce serait une contradiction logique. En outre, il serait aussi contradictoire de penser qu'il puisse créer les monades par fulguration, Dieu ne peut pas créer des dieux selon l'expression de Leibniz. Or, encore une fois, Leibniz n'écrit nulle part que Dieu est un monade suprême, s'il le fait, c'est dans le brouillon de la monadologie mais ce terme est ensuite raturé et retiré de la version officielle donc il se rétracte. Leibniz ne se prononce pas sur la nature physique de Dieu mais ce dernier n'est pas une monade car il y a discontinuité entre Dieu et sa création. La création des monades et la description physique de Dieu reste un mystère mais il est certain qu'il n'obéit pas aux mécanismes monadiques, dès lors, il n y a pas de contradiction à dire que Dieu intervient sur la monade d'autant plus que comme on l'a vu son intervention se fait par l'intermédiaire d'établissement de lois, de règles et non par une intrusion directe dans la monade. Whitehead se trompe lorsqu'il pense que Leibniz se contredit. On pourrait même penser que cette erreur va influencer sa vision puisque Whitehead considère son Dieu comme une entité actuelle hiérarchiquement supérieure et soumise à des mécanismes monadiques (préhensions, ingression etc.), Dieu pour Whitehead est cette monade suprême qui comme les autres monades obéit aux mêmes lois * 77 Article « Leibniz and Whitehead » A.H Johnson (cf bibliographie) * 78 P.527, P.R (cf bibliographie) * 79 P.529, Ibidem * 80 P.175, Ibidem * 81 P.185, Aventure d'idées, Whitehead (cf bibliographie). * 82 P.72, Système nouveau de la nature, Leibniz (cf bibliographie) * 83 P.85, ibidem |
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