Section II
Dysfonctionnement du système
judiciaire
Les conditions générales de travail
engendrées par l'état des ressources physiques,
matérielles et financières décrites
précédemment préfigurent le niveau de performance du
système judiciaire haïtien. En termes concrets, cette performance
se mesure par le nombre de cas traités par les juges et la
rapidité des décisions rendues par les tribunaux de tous ordres,
en fonction bien sur du nombre de cas qui leur sont soumis au cours d'une
période déterminée. Par exemple, il existe à
présent quarante deux (42) juges d'instruction environ répartis
dans les dix-huit (18) juridictions du pays. Sur ce total, une vingtaine de
juges d'instruction desservent toute la juridiction de Port-au-Prince qui
comprend quatre (4) arrondissements et dix-huit communes, soit un total de plus
de trois millions de justiciables.
Quand on parle de dysfonctionnement du système
judiciaire haïtien, tout le monde pointe du doigt les Magistrats. La
justice est un tout cohérent composée de divers
éléments entre autres : Juges, officiers du Parquet,
avocats, greffiers, huissiers, policiers, experts et personnel de soutien. La
magistrature en est l'une de ses composantes, c'est même la plus
importante. Ailleurs, dans les grands pays, elle est administrée par le
ministre de la Justice et le Président de la Cour Suprême. Mais,
chez nous, elle est vouée à elle-même
Traitement des Juges
A l'opposé de ce qui se fait dans les
sociétés démocratiques, aux Etats-Unis par exemple,
où la Cour Suprême, depuis 1922, contrôle l'ensemble du
système judiciaire fédéral et tous les ans, réunit
les plus anciens Juges de districts pour examiner les principaux
problèmes judiciaires, nous constatons, en effet, l'analyse des
dispositions du décret du 30 mars 1984, que c'est le ministre de le
justice qui formule la politique du gouvernement près le pouvoir
judiciaire dont il est, en quelque sorte, le chef plutôt que la Cour de
Cassation, mise dans la réalité des faits, à
l'écart, quant à la gestion de ce pouvoir.
A titre d'illustration, aux termes de l'article 4 de ce
décret, nous lisons :
« En tant qu'organe administratif, le ministre
de la justice est investi d'un pouvoir disciplinaire, du pouvoir de gestion, du
pouvoir d'instruction, du pouvoir de réformation et du pouvoir
réglementaire ».1
Au regard de ce qui précède, la Charte de 1987
abonde dans le même sens lorsqu'elle stipule aux termes de l'article
175 :
« Les Juges de la Cour de Cassation sont
nommés par le Président de la République sur une liste de
trois (3) personnes par siège, soumise par le Sénat. Ceux des
Cours d'Appel et Tribunaux de Première Instance le sont sur une liste
soumise par l'Assemblée Départementale concernée ;
les Juges de Paix sur une liste préparée par les
Assemblées Communales »2
De cet état de fait, nous constatons comment la
question de nomination compromet la carrière des Juges, l'avenir du
corps judiciaire ; un système qui ne fait que réduire les
Juges à un état de subordination.
On demande aux Magistrats de garantir les droits des
justiciables pendant que eux-mêmes n'ont pas de garantie. Ils ne
disposent pas de moyen pour remplir à bien leur mission. Ils sont mal
rémunérés et n'ont aucune sécurité que ce
soit sociale ou environnementale.
Quand les organisations des
droits humains disent dans leurs rapports que les Magistrats sont responsables
de la surpopulation carcérale et en général du cancer qui
ronge le système, cela nous fait rire. En quoi les Magistrats
peuvent-ils être responsables de la mauvaise administration d'une
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1- « Le Moniteur » ,
Décret du mars 1984
2- Consstitution du 29 mars 1987, Article 175
institution ? L'article 136 de la Constitution stipule
clairement que « le Président de la république veille
à la stabilité des institutions et assure le fonctionnement
régulier des pouvoirs publics »
Les
Magistrats sont traités en parents pauvres par rapport aux
parlementaires et aux membres de l'exécutif. On n'a qu'à jeter un
coup d'oeil sur le budget qui est alloué à la justice. Du
côté des sénateurs, des députés et du
gouvernement, c'est l'accalmie... on ne les entend pas se plaindre. Les temps
sont durs mais pas pour tout le monde.
Les Juges de paix qui n'ont pas le niveau requis, les
commissaires du gouvernement incompétents et corrompus sont
nommés par qui ? La refonte des codes devrait être la charge
de qui ? La restauration des tribunaux, la formation continue, la
spécialisation dans des domaines spécifiques, les moyens
matériels et techniques, l'école de la magistrature sont sous la
responsabilité de qui ? Les postes vacants doivent être
comblés par qui ? Un Magistrat qui entre chez lui en tap-tap
après une audience criminelle, la faute incombe à qui ? Les
maisons de justice où sont entassés les Magistrats ne sont pas
informatisées ni électrifiées ni même
sécurisées, qui est responsable de ces
irrégularités ? Et pour finir, le budget de la
République, impliquant par ricochet celui de la magistrature, est
élaboré, proposé, discuté et voté par
qui ?
. Les Magistrats ne sont pas les seuls responsables
du mauvais fonctionnement du système judiciaire mais étant
donné qu'ils représentent la partie la plus importante du
système c'est pourquoi nous faisons un plaidoyer pour changer leur
condition de vie. Le traitement qu'on leur inflige ne fait pas honneur au pays.
Les séminaires organisés, de temps à autre, par le
ministère de la Justice, parrainés dans la majorité des
cas par la communauté internationale ne résoudront pas les
problèmes.
La magistrature suppose une infrastructure
considérable et des stratégies bien définies. La question
de salaire raisonnable est d'ordre primordial. Les diatribes lancées,
à tout bout de champ, contre les Magistrats ne changeront pas la
situation tant qu'on ne les aura pas mis dans une situation confortable de
bien-être et d'indépendance et une atmosphère de confiance
et de non-ingérence où ils seront à l'abri de toute
tentation et de toute corruption. On est toujours prêt à condamner
la magistrature mais on ferme les yeux sur les causes de son dysfonctionnement.
Le gouvernement, les organisations des droits humains, la communauté
internationale ne perdent pas leur temps à réfléchir sur
les problèmes que confrontent les Magistrats dans leur vécu
quotidien. Le cri pressant que nous lançons est: Aidez-les, ils
aideront Haïti. On doit savoir qu'une société qui ne
respecte pas ses Juges et ne fait pas foi en son système judiciaire
travaille à son autodestruction. Si la magistrature est un commerce
rentable pour certains, pour d'autres, elle reste une profession noble,
respectable, honorable.
Pour exister et être
respectée la magistrature doit être prise en charge.
Le délai du traitement des dossiers
Quand on considère que chaque juge d'instruction de la
juridiction de Port-au-Prince, par exemple, reçoit 50 à 60 cas,
en moyenne, par semaine, leur performance en termes de cas traités et de
décisions rendues est jugée très faible par de nombreux
avocats consultés à ce sujet. De plus, la loi fixe à deux
mois le délai imparti à un juge d'instruction pour rendre sa
décision (article 7 de la loi du 26 juillet 1979 sur l'appel
pénal).
Rares sont, suivant certains avocats du Barreau de
Port-au-Prince, les juges d'instruction qui arrivent à rendre leurs
décisions dans le délai imparti par la loi. Il suffit,
disent-ils, pour s'en convaincre, de consulter les registres du greffe du
Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince.
D'ailleurs, la contre performance de la justice s'est traduite
par l'augmentation démesurée de la population carcérale du
pays. Par exemple, le Pénitencier National, construit initialement pour
trois cent détenus, regorge de prisonniers. Aujourd'hui, sur un total de
six milles détenus environ, 23 % seulement sont condamnés suivant
un jugement rendu par les tribunaux. Dans la majorité des cas, un fort
pourcentage de ces détenus n'ont pas comparu devant leurs juges naturels
dans le délai légal, suivant le voeu de l'article 26 de la
Constitution de 1987.
La lenteur dans le traitement des cas qui leur sont soumis
réduit considérablement le nombre d'assisses criminelles tenues
dans les dix-huit juridictions judiciaires de la République au cours
d'une année judiciaire.
Cette mauvaise performance des tribunaux, résultent
aussi bien de l'application de procédures souvent lentes et
compliquées que du retard mis à l'examen des dossiers et à
la proclamation des jugements, a eu pour conséquence d'accroître
le niveau d'insatisfaction du public, érodant ainsi le peu de confiance
placée dans le système judiciaire. Dans la perception du public
haïtien, le système judiciaire est au service des
intérêts des classes possédantes et travaille au
détriment des intérêts des couches de la population les
plus défavorisées socialement et économiquement.
La perception du public
Dans l'esprit de la majorité des haïtiens,
l'idée d'une justice indépendante, impartiale, saine et
équitable n'a jamais existé. Souvent, le public assimile les
Cours et Tribunaux à autant de boutiques dans lesquels la justice est
vendue au plus offrant. Les Cours et Tribunaux sont perçus comme
étant au service permanent des factions de pouvoir. Les modes de
sélection et de révocation des juges confirment, en quelque sorte
cette perception, de plus, les confusions entretenues autour de la
définition du terme justice accentuent davantage la mauvaise perception
du public à l'égard du système judiciaire.
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