Section II
Les Juridictions Spécialisées
En Haïti, les organes juridictionnels se composent non
seulement de juridictions de droit commun mais aussi de juridictions
spécialisées. Ces juridictions sont spéciales par leur
volume contentieux, leur clientèle, leurs règles
spécifiques d'organisation et/ou de fonctionnement. Moins connues que
les précédentes, elles se subdivisent en juridictions
spécialisées permanentes et en juridictions
spécialisées non permanentes.
Les Juridictions Spécialisées
Permanentes
Pour donner une juste idée des juridictions
permanentes, nous consacrons un bref développement aux Sections
terriennes, au Tribunal spécial du travail, aux Tribunaux pour enfants
et à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux
Administratif.
Les Sections Terriennes
Depuis l'Indépendance, la terre a toujours
été source de conflits meurtriers. Les Gouvernements successifs
ont tenté sans succès d'y apporter des solutions. Par exemple,
avant le 7 février 1987, cette question était
réglementée par deux textes : la loi du 12 juillet 1961 et
le Décret du 30 juillet de la même année, portant
création du Tribunal terrien d'Haïti.
Mais le Conseil National de Gouvernement qui a
succédé au Président Jean-Claude DUVALIER
considérait que :
« Le Tribunal terrien d'Haïti n'a pas
atteint les objectifs pour lesquels il a été
créé ; qu'il y a lieu en conséquence d'adopter de
nouvelles mesures susceptibles de ramener la paix dans la Vallée et
d'assurer aux propriétaires une protection efficace et opportune contre
les atteintes de leurs intérêts
légitimes. »1
Le constat amena le nouveau gouvernement qui avait promis la
démocratie au peuple de publier un nouveau décret. Il s'agit du
décret du 30 juillet 1986. Ce nouveau décret institue dans chacun
des tribunaux civils des Gonaïves et de Saint-Marc, une section
spéciale chargée de connaître des contestations ayant pour
objet les terres dépendant de la plaine de l'Artibonite.
Chaque section terrienne des tribunaux civils des
Gonaïves et de Saint-Marc est composée de 3 juges, 2 substituts, 2
greffiers, 2 commis du parquet, 2 huissiers audienciers et d'un messager.
Comme il n'existe que deux sections terriennes (à
Saint-Marc et aux Gonaïves), les litiges fonciers qui éclatent dans
les autres zones sont entendus par les juridictions civiles de droit commun.
Le Tribunal du travail
En France, il existe le conseil des Prud'hommes dont la
mission essentielle est de régler par voie de conciliation, et de juger
(lorsque la conciliation n'a pas abouti) les différends qui
s'élèvent à l'occasion d'un contrat individuel de travail
entre employeurs et salariés (problèmes de salaires, de prime,
essentiellement problèmes de licenciement).
A Port-au-Prince, après l'échec de la
conciliation tentée par l'Inspection du Travail du Ministère des
Affaires Sociales, le litige est porté devant le Tribunal du Travail. Ce
Tribunal spécial a été institué par la Loi du 3
septembre 1979.
____________________
1- « Le Moniteur » No 66, jeudi
14 août 1986
A en croire les Législateurs de l'époque, les
statistiques accusaient un nombre sans cesse croissant de litiges entre
employeurs et employés devant la chambre de travail de la juridiction du
tribunal civil de Port-au-Prince et qu'il convenait d'instituer un Tribunal
spécial de travail à Port-au-Prince en vue d'évacuer avec
plus de célérité les conflits du travail.
Ce Tribunal a compétence pour connaître de tous
les conflits de droit qui peuvent s'élever à l'occasion du
contrat de travail ou du contrat d'apprentissage et, d'une manière
générale, de toutes affaires contentieuses, conformément
au Code du Travail.
La Loi du 3 septembre 1979 prévoyait qu'en cas de
nécessité, d'autres tribunaux de ce type pouvaient être
établis1. Mais à date, le deuxième Tribunal du
Travail n'est pas encore né. Dans les grandes villes du pays (sauf
Port-au-Prince), ce sont les tribunaux civils et les tribunaux de paix dans les
communes qui liquident les conflits de travail.
Les Tribunaux pour Enfants
En septembre 1961 fut promulguée la Loi portant, sur
le « mineur en face de la loi pénale et des tribunaux
spéciaux pour enfants ». Cette loi ambitionnait d'harmoniser
les dispositions de notre Code pénal avec les exigences du droit moderne
de la délinquance juvénile, en intégrant rationnellement
notre système de défense sociale dans un réalisme
juridique qui tend à une protection complète du corps social, par
une meilleure protection accordée au mineur dévoyé ou en
danger physique et moral.
Cette loi va privilégier la rééducation
et la réinsertion des mineurs délinquants. Elle désigne
les juridictions compétentes pour juger les mineurs de 13 à 16
ans accusés d'infractions à la loi pénale. Elle indique
les diverses mesures protectrices à la portée des juges des
enfants qui ne souhaitent pas prononcer absolument une condamnation
pénale. Le Législateur avait bien compris que le droit
pénal n'est ni le principal, ni le meilleur moyen de lutter contre la
délinquance. Aussi cette approche doit-elle être
considérée comme un progrès incontestable pour
l'époque.
____________________
1- « Le Moniteur » No 75, lundi
24 septembre 1979
Cette loi prévoyait en son article 18 la formation d'un
tribunal pour enfants, « dans la juridiction de chaque cour
d'appel » et l'article 25, la création d'une Cour d'Assises
des mineurs pour juger les mineurs de 16 ans accusés de meurtre,
assassinat ou parricide.
Il a fallu attendre le 20 novembre 1961 pour voir la
création du Tribunal pour enfants de Port-au-Prince.
Dans l'attente des autres tribunaux pour enfants, ce Tribunal
avait une compétence nationale. En effet, l'article 6 du décret
décide :
« Le tribunal pour enfants de Port-au-Prince, en
attendant la création de ceux prévus par la loi du 11 septembre
1961, a plénitude de juridiction pour toutes affaires pénales ou
civiles concernant les mineurs appréhendés pour crimes et
délits à travers les différentes divisions
géographiques du pays. Il connaît en outre, de l'appel des
jugements rendus par les tribunaux de paix de la République dans les cas
déterminés par la loi du 11 septembre
1961. »1
La Cour Supérieure des Comptes et du
Contentieux Administratif
La Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux
Administratif (CSCCA) est une Institution indépendante régie par
la Constitution du 29 mars 1987. Elle connaît des litiges mettant en
cause l'État et les collectivités territoriales, l'Administration
et les fonctionnaires publics, les services publics et les administrés.
L'article 200 de la Constitution en vigueur stipule que :
« La Cour Supérieure des Comptes et du
Contentieux Administratif est une juridiction financière,
administrative, indépendante et autonome. Elle est chargée du
contrôle administratif et juridictionnel des recettes et des
dépenses de l'État, de la vérification de la
comptabilité des Entreprises de l'État ainsi que celles des
collectivités territoriales. »2
________________________
1-« Le Moniteur » No 108, lundi
2 novembre 1961
2- Constitution du 29 mars 1987
La CSCCA est composé de deux sections : la section
du contrôle financier et la section du contentieux administratif.
Il faut préciser que cette juridiction
n'appartient pas à l'ordre judiciaire. Elle est une juridiction
administrative, la seule, d'ailleurs, en Haïti.
Les Juridictions Spécialisées
Non-Permanentes
A côté des Juridictions
spécialisées permanentes, prennent place des juridictions
spécialisées non-permanentes. Il s'agit de : la Haute Cour
de Justice, la Commission de Conciliation, le Conseil Electoral Permanent et
l'Office de Protection du Citoyen.
La Haute Cour de Justice
« Quelle que soit l'indépendance des
magistrats judiciaires on a craint qu'un tribunal judiciaire soit un peu
impuissant pour juger des infractions commises par les représentants du
pouvoir politiques les plus haut placés. Cela a conduit à la
création des juridictions politiques. »1
C'est en ces termes que le doyen Jean Vincent introduit son
étude de la Haute Cour de Justice française.
Les constituants de 1987 avaient la même crainte,
d'ailleurs justifiée. C'est sans doute pourquoi ils ont consacré
les articles 185 à 190 à la Haute Cour de Justice.
Fait significatif, ils en parlent, immédiatement
après la Cour de Cassation.
La Haute Cour de Justice, après la mise en accusation
prononcée par les 2/3 de la Chambre des députés a
compétence pour juger :
a) le Président de la République accusé
de crime de haute trahison ou tout autre crime commis dans l'exercice de ses
fonctions ;
___________________
1- Jean Vincent et Alii, idem. p. 298
b) le Premier Ministre, les Ministres et les
Secrétaires d'État pour crimes de haute trahison et de
malversation, ou d'excès de pouvoir ou tous autres crimes ou
délits commis dans l'exercice de leurs fonctions ;
c) les Membres du Conseil Électoral Permanent et ceux
de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratifs pour
fautes graves commises dans l'exercice de leurs fonctions ;
d) les Juges et Officiers du Ministère Public
près la Cour de Cassation pour forfaiture ;
e) le Protecteur du Citoyen.1
Ne pouvant pas siéger sans la majorité de deux
tiers de ses membres, la Haute Cours de Justice ne peut prononcer d'autre peine
que : la destitution, la déchéance ou la privation du droit
d'exercer toute fonction publique durant 5 ans au moins et 15 ans au plus.
La Commission de Conciliation
Le Pouvoir Législatif et le Pouvoir Exécutif
sont les deux Pouvoirs politiques du régime constitutionnel de 1987.
D'une manière générale, le Parlement
délibère et contrôle des actes très souvent
préparés et exécutés par le Pouvoir
Exécutif. Ces deux Pouvoirs de l'Etat sont donc distincts l'un de
l'autre et sont chargés de fonctions différentes. Ils sont «
indépendants » l'un par rapport à l'autre ; pourtant, ils
sont appelés à collaborer l'un et l'autre en vue de la bonne
marche de l'Etat. D'où, des risques de conflits entre les deux Pouvoirs
politiques de l'Etat. Quand ces conflits surviennent, comment les
résoudre de manière institutionnelle ?
L'article 206 de la Constitution de 1987 accorde à une
institution dénommée « Commission de Conciliation » le
pouvoir de trancher, entre autres, les différends opposant le Pouvoir
Législatif et le Pouvoir Exécutif. Néanmoins, cette
même institution appelée à trancher les différends
ne juge pas, puisque ce n'est pas l'adoption d'un acte d'autorité qui
consacre son dessaisissement. Ce n'est qu'une commission de conciliation comme
son nom l'indique. Elle est une institution ad hoc appelée,
entre autres, à aider les deux Pouvoirs politiques à trouver une
entente en cas de différend
________________________________________________
1- voit la Constitution de la République
d'Haïti, article 186
et dans l'éventualité où elle est saisie.
Il revient à la Cour de Cassation de la République de
résoudre le différend par une décision
d'autorité.
Ainsi, l'article 206 de la Constitution donne-t-elle sa
composition.
1- Le Président de la Cour de Cassation fait office de
Président de la Commission de Conciliation. Nous rappelons que ce
dernier est avant tout un juge de ladite Cour. Or, c'est le Sénat, Corps
du Pouvoir Législatif, qui est chargé de la
présélection des juges à la Cour de Cassation.
2- Le Président du Sénat et celui de la Chambre
des Députés, en principe deux membres influents du Parlement,
sont respectivement vice- président et membre de ladite Commission.
3- Le Président du C.E.P. ainsi que le vice-
président de la même institution sont membres de ladite
Commission. Nous rappelons que l'Assemblée Nationale, organe non
permanent du Parlement, concourt à la formation du C.E.P. en choisissant
trois de ses neuf membres.
4- Enfin, deux Ministres- membres du Gouvernement
procédant du Parlement- désignés par le Président
de la République font office de membres de la Commission de
Conciliation.
En somme, on comprend bien que la probabilité d'avoir
une Commission de Conciliation indépendante du Parlement est mince.
Quand les membres de la Commission de Conciliation ne sont pas
des membres très influents du Parlement, ils tiennent leur pouvoir, dans
une certaine mesure, du Parlement. On peut donc présumer sinon des
conflits d'intérêts, du moins une tendance à se croire
redevable. Cette analyse peut toutefois ne pas être exacte pour ce qui
concerne les deux membres du C.E.P. représentés à ladite
Commission, puisque ces derniers pourraient ne pas être ceux
préalablement choisis par l'Assemblée Nationale souveraine pour
mettre fin « définitivement » aux différends opposant
Pouvoir Législatif et Pouvoir Exécutif.
Prenons l'hypothèse dans laquelle une décision
finale est prise par la Cour de Cassation en vue de résoudre le conflit.
Comment alors s'assurer de son exécution ? Et dans
l'éventualité où aucun des deux Pouvoirs politiques ne
déciderait de saisir la Commission de Conciliation, que risquerait-il de
se passer ?
En effet, la Commission de Conciliation n'est pas le seul
mécanisme institutionnel de règlement de conflits entre le
Pouvoir Législatif et le Pouvoir Exécutif. Aussi, la
responsabilité politique du Gouvernement permet-elle, classiquement,
d'apporter une solution aux conflits susceptibles de survenir entre le
Gouvernement et la majorité parlementaire. Toutefois, dans le
régime constitutionnel de 1987, cette méthode institutionnelle de
résolution d'un conflit politique crée plus un
déséquilibre monumental entre le Pouvoir Législatif et le
Pouvoir Exécutif que d'éviter le blocage des institutions.
Le Conseil Electoral Permanent
Avant le vote de la Constitution de mars 1987, les
élections étaient organisées par le Ministère de
l'Intérieur. Mais les constituants vont opter pour un organisme
indépendant « chargé d'organiser et de contrôler
en toute indépendance toutes les opérations électorales
sur tout le territoire de la République jusqu'à la proclamation
des résultats du scrutin »
Les neuf membres qui doivent former le Conseil
Électoral sont choisis sur une liste de trois noms proposés par
chacune des Assemblées départementales. Nommés pour une
période de neuf ans non renouvelable, ils sont inamovibles.
Malheureusement pour le pays, après vingt quatre
longues années les conditions ne sont toujours pas réunies pour
permettre la mise en place de cette Institution Indépendante si
importante. C'est le Conseil Électoral Provisoire (à date, il y
en a eu douze !), prévu à l'article 289 de la Constitution
qui continue à organiser les élections, depuis 1987.
L'Office de Protection du Citoyen
Le droit administratif n'avait pas connu pendant longtemps de
procédure générale de médiation. La garantie des
administrés, en cas de conflits avec l'administration, n'était
conçue que sous la forme des recours juridictionnels ou administratifs.
L'évolution a été provoquée par le succès
qu'a connu dans les années 1930, une institution en Suède et
qu'avant adoptée ou transposée de nombreux États
anglo-saxon : l'Ombudsman, personnalité pouvant être saisie
par les particuliers qui avaient à se plaindre d'un mauvais
fonctionnement de l'Administration, en vue de le faire redresser en lui
présentant des recommandations.
En France, cette nouvelle forme de régulation non
contentieuse des relations entre les Administrations et les citoyens a
été introduite en 1973 avec la création du
« Médiateur de la République ».
Chez nous pour les mêmes raisons, la Constitution de
1987 crée l'Office de la Protection du Citoyen dont la mission
première est de protéger tout individu contre toutes les formes
d'abus de l'Administration publique.1
Tel est le schéma des différentes juridictions
haïtiennes dont la mission est de rendre la justice. Comme les
institutions doivent être desservies par des hommes et des femmes
passionnés de liberté et de la vérité, il s'agit de
présenter maintenant les serviteurs de la justice, objet du
deuxième chapitre de ce travail.
____________________
1- idem, article 207
|