La crise financière actuelle remet sérieusement
en question la finance telle qu'elle s'est développée depuis les
années 1980 et la libéralisation du secteur. Au delà,
c'est l'ensemble du Système Financier International qui nécessite
d'être rénové. Mais les réformes visant à
réguler la finance ne doivent pas restreindre les besoins de financement
considérables de l'économie globalisée , en particulier
les ambitions de croissance des pays en développement (PED) et des pays
émergents. En outre il faut tenir compte du fort potentiel de croissance
de ces pays dynamiques, sans doute les leaders de demain. Dès lors,
comment éluder les failles du système (spéculation
excessive, dérives bancaires...) tout en permettant à la finance
d'apporter les ressources, et notamment l'épargne, là où
elle est économiquement nécessaire ? La solution peut être
apportée par les investisseurs de long terme. C'est cette idée de
Aglietta & Rigot (2009, pp.177-238) que nous allons développer dans
cette sous-partie ; ces auteurs consacrent une large part de leur ouvrage sur
ces investisseurs de long terme, ce qui est une piste de réforme
systémique sérieuse. Nous verrons qui sont les investisseurs de
long terme et quel pourrait être leur rôle dans la construction de
la stabilité du Système Financier International, qui est toujours
l'objet de notre partie.
Une des principales ambitions est de réduire le
court-termisme, c'est-à-dire orienter les investisseurs vers des
placements de long terme. En effet, une des caractéristiques des
investisseurs
institutionnels19 est de placer des capitaux en
vue d'en retirer un rendement maximal sur une période la plus courte
possible. Et cela pose des problèmes, notamment dans les grandes
entreprises qui sont aujourd'hui sous la coupe d'un capitalisme actionnarial.
Les ambitions des actionnaires et donc des investisseurs peuvent être
contradictoires avec celles de l'entreprise : cette dernière
privilégie les investissements de long terme (par exemple en capital),
dont le rendement peut être long à intervenir. Il se pose donc
souvent un dilemme entre les intérêts des investisseurs d'une part
et ceux des entrepreneurs et des salariés d'autre part : ce dilemme est
clairement tranché en faveur de l'actionnaire, puisque les grandes
entreprises sont dépendantes de leur cours de bourse et des signaux de
rentabilité qu'elles envoient aux investisseurs. Cependant, certains
investisseurs institutionnels semblent se rapprocher de la vision à long
terme.
La caractéristique principal des investisseurs de long
terme est que leur passif est constitué de ressources collectives, ils
n'ont donc pas de responsabilité vis-à-vis d'épargnants
individuels, comme les fonds de pension en ont vis-à-vis de leurs
retraités. Les stratégies des investisseurs de long terme sont
définies précisément par des organismes de tutelle. Ce
peut être « un Etat, une université, une collectivité
territoriale ou un organisme financier public, par exemple le fonds de
réserve des retraites français ». Contrairement aux fonds de
pension de type américain, les investisseurs de long terme ne font pas
porter le risque aux seuls ménages et participent à une
socialisation des risques, assumant eux-mêmes une partie des
éventuelles pertes. Aglietta & Rigot opposent ainsi les fonds de
pension à cotisations définies (de type Fonds Commun de Placement
(FCP)) aux fonds de pension à prestations définies : ce sont les
investisseurs de long terme, qui assurent des flux de revenus sur longue
période, quel que soit la tendance des marchés financiers.
Même s'il la frontière entre un investisseur de
long terme et un investisseur institutionnel est parfois floue, il est possible
d'établir une classification des investisseurs de long terme. Cela dans
le but de pouvoir identifier les acteurs qui peuvent contribuer à
créer une certaine stabilité financière. Il s'agit d'une
part des fonds perpétuels et notamment:
les fonds souverains : représentent
la majeure partie des fonds perpétuels, suivent une logique purement
financière, et ont néanmoins comme objectif une prise en compte
des risques macroéconomiques mais également le
développement à long terme du pays d'origine (élaborent
des stratégies de développement, notamment afin d'éviter
le « syndrome hollandais »20).
19 Les fameux «zinzins» : ce sont les fonds de
pension, les compagnies d'assurance, les fonds de retraites.
20 Désigne une situation économique dans laquelle
un pays qui exporte principalement des ressources naturelles se voit
confronté à une surévaluation de son taux de change
liée à de fortes entrées de devises, débouchant par
la suite à une
les fonds publics de lissage des systèmes de
retraites : permettent de compenser les déséquilibres
financiers des systèmes de retraite temporaires dus à
l'arrivée à la retraite des naissances issues du baby-boom.
Ambitionnent d'« optimiser le rendement des placements en limitant le
risque » ; exemple du Fonds de réserve des retraites (FRR)
français.
les fonds de dotations universitaires : ont
comme objectif le placement à long terme de capitaux universitaires en
évitant au maximum le risque : l'échéance des placements
étant généralement à horizon indéfini, il y
a une réelle vision à long terme, et la spéculation
risquée est donc proscrite.
D'autre part, on trouve les investisseurs institutionnels, mais
seulement en partie :
les fonds de pensions : « collectent
l'épargne à long terme des employeurs et des salariés pour
fournir des revenus de retraites » ; comme vu précédemment,
il faut distinguer les fonds de pension à prestations définies de
ceux à cotisations définies :
· fonds de pension à cotisations
définies : ce ne sont pas des investisseurs de long terme, ils n'ont pas
d'engagement à verser des revenus de retraites (il n'y contrat que sur
les cotisations). Ils font porter le risque des placements sur les
salariés. D'après les auteurs, ces fonds doivent être
réformés (parce que créateurs d'instabilité
financière et de spéculation excessive) afin de les orienter vers
des stratégies de long terme. Ces fonds de pension devraient ainsi
suivre les nouvelles normes comptables ( notamment la fair value, voir
Partie I. I). 3. Revoir les normes comptables ), afin
d'améliorer leur solvabilité, par exemple en incitant à
une gestion des risques qui aurait un « sens économique ».
· fonds de pension à prestations
définies : ils pratiquent une « mutualisation
intergénérationnelle du risque » ; le contrat porte sur un
certain nombre de prestations, notamment en terme de revenu de retraite
minimum.
dégradation de la compétitivité-prix. Dans
le cas des fonds souverains issus de pays producteur de pétrole, il
s'agit d'investir pour assurer la transition vers l'après pétrole
(Norvège, Arabie Saoudite, Koweit...).
Au sein des investisseurs institutionnels, les
compagnies d'assurance suivent également des
stratégies de long terme : elles subissent des contraintes
règlementaires (notamment l'obligation de « tenir une
compatibilité étroite dans la duration21 des actifs et
du passif »), ce qui incite à privilégier les actifs de long
terme peu risqués.
En somme, nous avons décrit les différents
investisseurs de long terme qui pourraient impulser la refonte de la finance.
Ce sont des investisseurs « patients », qui formulent des
stratégies portant sur des périodes longues, c'est-à-dire
supérieures à 5 ans. Ils privilégient des investissements
réguliers et fiables plutôt que la spéculation hautement
rémunératrice mais très hasardeuse. Les investisseurs de
long terme pourraient donc incarner l'avenir du Système Financier
International, à condition de maintenir une gestion des actifs
diversifiée et « saine ». Cela passe par une prise en compte
des « valeurs fondamentales dans les tendances de long terme des
marchés », et en particulier en étudiant les cycles longs
qui s'opèrent sur les marchés financiers.
Idéalement, Aglietta & Rigot ciblent le
renforcement des investisseurs de long terme au détriment des banques
d'investissement et surtout des hedge funds, ces derniers étant
les principaux vecteurs de risque systémique. Leur vision de
l'économie mondiale est alors la suivante : « l'évolution
principale à venir est la transformation du financement de
l'économie mondiale du modèle de crédit dominé par
les banques d'investissements en modèle des investisseurs à long
terme capables de maîtriser le risque : faire jouer les forces de retour
à la moyenne, investir en capital, prendre les obligations d'Etat comme
base des portefeuilles d'actifs, exercer la discipline de marché sur le
crédit titrisé » (p.236).
Pour conclure, il ressort de l'analyse de Aglietta & Rigot
que la réforme du Système Financier International ne pourra se
passer des investisseurs de long terme, qui existent déjà mais
dont le rôle doit être valorisé tout en veillant à
réguler leur bon fonctionnement dans le temps. Il faut veiller à
ce que les investisseurs puissent encore maintenir leurs stratégies
d'investissement à long terme ; il convient également de
proscrire toute délégation des affaires aux arbitragistes
(traders et spéculateurs) qui, eux, ne privilégient que
la rentabilité à court terme.
Ayant montré l'importance des investisseurs de long
terme, nous allons poursuivre l'idée de cette partie I (la
stabilité financière internationale) en présentant
question de la circulation internationale des capitaux.
21 Sensibilité du cours d'une obligation à un
changement de taux d'intérêt de 1%.