Les déséquilibres et ajustements liés au
dollar pèsent, comme nous l'avons vu, sur l'ensemble de
l'économie mondialisée. Or, étant donné qu'aucune
monnaie semble à même de prendre la place du dollar, les
initiatives régionales pourraient être l'impulsion vers un SMI
plus stable. Dans une certaine mesure, l'euro peut être
considéré comme une alternative régionale. Mais
l'idée que nous allons développer est la réponse de pays
du Sud à l'instabilité monétaire, notamment en tentant de
créer des forces régionales. Il s'agit donc de propositions de
réformes monétaires et financières, issues et
concrétisées dans des zones économiques
régionales.
Dans cette perspective, l'Amérique du Sud se dirige
vers la construction d'une Nouvelle Architecture Financière
Régionale (NAFR), en réponse aux tentatives de construction d'une
Nouvelle Architecture Financière Internationale (NAFI). La principale
raison pour laquelle les pays sud-américains impulsent ce
régionalisme monétaire est le besoin de protection face aux
crises. Selon Ponsot & Rochon (2010), les pays en développement ont
subi de sévères crises financières,
ce qui a affaibli leurs économies déjà
fragiles. Et les apparentes faiblesses du semi-étalon dollar affectent
les pays en développement. Les pays d'Amérique du Sud favorisent
donc une approche régionale afin de dépasser les problèmes
monétaires et financiers. Celle-ci se concrétise par deux
constructions : la première, financière, se traduit par la
création de la Banque du Sud (Banco del Sur) ; la seconde,
monétaire, est le Plan SUCRE, une nouvelle monnaie commune dans une
perspective d'intégration monétaire régionale (vers une
NAFR).
La Banque du Sud est une institution financière
créée à l'initiative du président
vénézuelien H. Chavez et inaugurée officiellement en
novembre 2008. D'après Ponsot & Rochon (2010), cette banque a le
soutien de l'Argentine, Brésil, Bolivie, Equateur, Paraguay, Uruguay et
Vénézuela. Son objectif est de proposer un financement du
développement en Amérique du Sud différent des
institutions financières internationales, en particulier le FMI et la
Banque Mondiale. Il s'agit d'aider les investissements qui ont «
d'importantes implications publiques ou macroéconomiques ». La
Banque du Sud permet d'établir les bases de la NAFR, et de s'affranchir
des financements venant des pays industrialisés mais aussi et surtout
des marchés financiers. Cela peut permettre de construire un
environnement financier propice au développement économique et
social de l'Amérique du Sud. Mais ce projet peut également ouvrir
la voie à d'autres voie de financement du développement.
Selon Páez Pérez (2010), c'est l'«
expérience néolibérale » de l'Amérique du Sud,
s'étant avérée « désastreuse », qui a
motivé la construction d'une NAFR. En outre, cela constitue une sorte de
pied-de-nez aux projets de NAFI, qui laissent généralement peu de
place aux pays en développement. L'intégration monétaire
régionale apparaît comme un vecteur de développement pour
les pays sud-américains, mais également comme un piste de
réforme de la finance internationale : la Banque du Sud peut limiter les
mouvements spéculatifs sur le financement du développement, en y
introduisant une forme du concurrence sur les marchés financiers. La
NAFR repose sur trois piliers :
La Banque du Sud, qui forme une alternative aux mode de
financements classiques, plus proche des exigences sud-américaines ;
Créer une association des banques centrales
nationales, qui s'apparenterait à une banque centrale régionale ;
elle viserait à stabiliser les variables macroéconomiques et
à réduire les « asymétries structurelles » de
l'Amérique du Sud ;
Donner une cohérence globale en créant une
monnaie commune, qui synthétise les idées
keynésiennes précédemment
développées.
Ainsi, les ambitions de la NAFR est de rétablir un
rapport de force plus équilibré en faveur des pays
sud-américains. Mais au delà, cela peut ouvrir la voie à
des réflexions plus profondes sur la réforme du SMI. En effet, si
une monnaie commune est viable, elle pourrait impulser le SMI à tendre
vers un polycentrisme monétaire, en alternative au semi-étalon
dollar. Détaillons maintenant le troisième aspect de la NAFR, en
étudiant le Plan SUCRE et l'idée d'une monnaie commune.
Le Système Unifié de Compensation,
traité du SUCRE ou plan SUCRE (Sistema Único de
Compensación Regional de Pagos) a été mis en place en
octobre 2009, là encore à l'initiative du
Vénézuela. Cette une sorte de réponse aux
déséquilibres monétaires et financiers de la part de cinq
pays sud-américains. Selon Sapir (2009), le SUCRE est « la
première alternative réellement crédible au renforcement
du FMI, et de son organisme soeur, la Banque Mondiale » (p. 1). Pour
l'auteur, il est clair que le dollar est amené à décliner,
et que le SMI se dirige vers le polycentrisme monétaire. Dès
lors, le SUCRE apparaît comme une solution efficace, puisque
l'intégration monétaire régionale est vecteur de
stabilité, en évitant une « guerre des monnaies ». Il
prolonge le MERCOSUR en projetant un cadre monétaire à
l'intégration commerciale déjà à l'oeuvre en
Amérique du Sud ; en outre, il permet de protéger ces
économies fragiles des fluctuations et déséquilibres
liés au dollar.
Le SUCRE est une monnaie commune, mais pas unique, tandis que
l'euro est une monnaie commune et unique. Le SUCRE ne supprime pas les monnaies
nationales, il sert d'instrument de compensation. C'est une des initiatives
monétaires qui se rapproche le plus des idées de Keynes, puisque
le fonctionnement est semblable à l'Union de Compensation International
(UCI). D'après le Traité constitutif (cité par Sapir), il
s'agit d'« un mécanisme de coopération,
d'intégration, et de complémentarité économique et
financière destiné à promouvoir le développement
intégral de la région latino-américaine et caraïbe
». L'accord de compensation est multilatéral, au sein duquel les
banques centrales détiennent le SUCRE comme monnaie de crédit. Le
taux de change intra-zone est fixe mais ajustable de même que le taux de
change extra-zone.
La zone utilisant le SUCRE devra augmenter son potentiel en
s'élargissant au plus de pays possible. En revanche, l'auteur
précise que le cas de l'Equateur est problématique puisque c'est
un pays qui a « renoncé à sa souveraineté
monétaire », en effectuant un régime de dollarisation. Mais
le Plan SUCRE peut alors être « une opportunité [pour ce
pays] de se « dé-dollariser » et de recouvrer sa
souveraineté monétaire ». Il apparaît dès lors
que le plan SUCRE peut avoir des
conséquences monétaires
insoupçonnées, et devenir un exemple en matière
d'intégration monétaire, toujours dans la perspective d'une
stabilisation du SMI.
En résumé, le SUCRE recouvre trois principaux
objectifs :
la réduction du risque de change dans les transactions,
au niveau intra-zone mais également dans les échanges
extérieurs ;
la promotion des investissements au sein de la zone SUCRE
rendre les investissements régionaux et l'allocation de
l'épargne plus efficace, notamment dans la lutte contre les effets de la
dernière crise financière.
Le plan SUCRE est donc une innovation intéressante,
puisqu'il remet en question des composantes du SMI. Il se propose de favoriser
la stabilité financière et la régulation des
déséquilibres monétaires. Mais au delà, il pose les
bases d'une réforme possible du SMI, à savoir l'émergence
de zones d'intégration monétaire régionales, dans un
contexte de polycentrisme. C'est une alternative porteuse de changements. Pour
Sapir, c'est même « une des plus grandes avancées de ces
dernières années ». Il fait ici référence au
contre poids de l'Amérique du Sud face au géant dollar : alors,
nouveau rapport de force ou éphémère alternative ?
L'avenir du Plan SUCRE et de la Banque du Sud le dira.
Il convient de citer brièvement l'Initiative Chiang Mai,
car ce n'est pas une initiative récente et ne peut être
considérée comme une piste de réforme depuis la crise.
L'Initiative Chiang Mai (ICM) est un accord
multilatéral de swap de devises entre les pays de l'ASEAN, la Chine, le
Japon et la Corée du Sud. Formée à la base par des
arrangements bilatéraux, l'ICM vise à accroitre la
stabilité financière en Asie du Sud-Est, région
très dynamique. L'objectif est d'impulser une intégration
monétaire régionale, qui complète l'intégration
commerciale mis en place par l'ASEAN. L'ICM avait pour but la protection contre
les crises financières, notamment après la crise asiatique de
1997. Elle prend désormais une ampleur croissante à cause des
déséquilibres induits pas la crise. En 2009, l'ICM s'est
dotée d'un fond de réserve de plusieurs milliards de dollar et
s'étend à d'autres pays de la région, lorsque l'Accord sur
la multilatéralisation de l'ICM a pris effet au printemps 2010. L'ICM
constitue donc une zone d'intégration monétaire importante, mais
moins pour son degré d'approfondissement que par les pays qui la compose
: l'ASEAN est en effet la zone économique la plus dynamique
actuellement.
Pour conclure, nous avons vu dans cette partie que des zones
d'intégration monétaire apparaissent, et en particulier en
Amérique du Sud avec la Banque du Sud et le plan SUCRE. Ces deux
alternatives se sont constituées en réponse à la crise et
en vue de mieux servir les intérêt de ces pays en
développement. Par ailleurs, par l'ambition et l'intelligente
construction de ces initiatives, il est possible d'envisager une réforme
du SMI qui serait impulser par des zones d'intégration
monétaires. Si l'Amérique du Sud, l'Asie et l'Europe suivent ce
chemin, cela peut conduire à un monde multipolaire, dont les flux
monétaires seraient plus équilibrés. Cela s'effectuerait
à la manière de la théorie des dominos de Baldwin (1993),
selon laquelle l'intégration économique régionale peut
conduire, par étapes successives, au multilatéralisme. Ce qui est
vrai pour le commerce international peut l'être avec le SMI. Reste
à étudier les difficultés politiques de telles
réformes.
Afin d'étudier la réforme du SMI par
étapes successives, nous allons présenter les travaux de
Piffaretti & Rossi, qui prônent un rééquilibrage
institutionnel des déséquilibres monétaires, notamment
ceux de la Chine et des Etats-Unis.