L'idée de cette sous-partie est de montrer que la
monnaie supranationale est souvent évoquée, elle semble donc
mener à un consensus ; elle représente un idéal,
représenté sur le triangle évoqué plus haut. La
monnaie supranationale permet de substituer au dollar une nouvelle monnaie
internationale, ce qui modifie l'offre monétaire. En revanche, nous
verrons dans une partie suivante
que pour les tenants du polycentrisme monétaire
(Aglietta, Cohen), la monnaie supranationale est trop délicate à
introduire, et que le SMI devrait tendre vers la cohabitation de plusieurs
monnaies.
La monnaie supranationale n'est pas un concept nouveau,
puisque J. M. Keynes en établit les principes dès 1930 dans A
Treatise on Money. Selon A. Suárez (2001), Keynes préconise
un système d'étalon change-or plutôt qu'étalon-or,
ce qui permettrait d'économiser des quantités d'or mais surtout
d'introduire une monnaie supranationale. Il préconise un système
gagé sur l'or, basé sur des traités entre les banques
centrales, et au dessus desquelles une autorité monétaire
supranationale émettrait une monnaie de crédit,
équivalente à l'or. Sa vision d'un SMI stable, en vue d'atteindre
des performances macroéconomiques élevées, se
concrétiserait par la création de l'Union Internationale de
Compensation (UIC). A la Conférence de Bretton-Woods en 1944, Keynes
présente son plan éponyme, dans lequel ses principales
idées de réforme du SMI sont établies (le plan est
néanmoins refusé au profit du plan White). Apparaît alors
le bancor, monnaie supranationale qui fonctionne comme « véhicule
» des relations monétaires, et non pas comme une «monnaie
pleine». Afin de s'assurer de la stabilité du bancor comme
étalon de valeur et d'avoir des conditions d'émissions souples,
cette monnaie supranationale doit être immatérielle. Keynes pose
ainsi les bases d'un mécanisme monétaire international, dans
lequel une monnaie supranationale côtoierait les autres devises et
servirait de monnaie de compensation.
L'idée d'introduire une monnaie supranationale dans la
réforme du SMI est reprise par le Rapport Stiglitz (2009), qui s'appuie
de manière explicite sur les idées de Keynes. Ce rapport, qui
synthétise le travail de la Commission des Nations-Unies sur la
Réforme du SMI, explique que la crise impose des ajustements
monétaires pour stabiliser les réformes entreprises par ailleurs
au sein du Système Financier International. Le but de la monnaie
supranationale est de résoudre les problèmes liées au
dollar évoqués dans la sous-partie précédente. Une
monnaie internationale qui ne serait pas directement liée à la
position d'une économie nationale (à l'inverse du dollar)
permettrait de mettre fin au biais déflationniste30 en cas de
crise et limiterait les instabilités monétaires. De plus,
maintenir le statut du dollar a un coût pour les Etats-Unis : le
maintient de la parité du dollar exige un déficit courant
augmentant sans cesse pour faire face à la croissance des
échanges en dollar. Introduire une monnaie supranationale permettrait
aux Etats-Unis de maintenir leurs politiques économiques autonomes, sans
compter les bénéfices induit par un SMI plus stable. La
réforme du SMI pourrait donc, dans certains cas, satisfaire les
intérêts américains.
30 Le biais déflationniste est le fait que si les
Etats-Unis n'assument plus leur fonction de pays déficitaire en dernier
ressort, le manque à gagner pour l'économie mondiale (baisse de
la consommation américaine) se traduirait par une déflation
globale.
Une monnaie supranationale permettrait de limiter la
volatilité des monnaies, qui subiraient dès lors moins de
fluctuations sur le marché des changes. Et le besoin de constituer des
réserves en devises (par exemple en réponse aux
instabilités des marchés) pourrait être libellé en
monnaie supranationale, ce qui limiterait les tensions et les
déséquilibres. Ainsi les Etats-Unis se verraient obliger de
contenir leur dette, et la valeur de la monnaie supranationale serait
indépendante des variables macroéconomiques d'un pays. Le point
important est donc la déconnexion entre la deviseclé
internationale (qui serait désormais supranationale) et la position
économique d'un pays.
Selon Z. Xiaochuan (2009), la monnaie supranationale
évite effectivement le risque inhérent à une monnaie dont
la valeur est liée à la solvabilité d'un seul pays ; mais
elle permet également une gestion globale de la liquidité. De
plus, si la monnaie supranationale est gérée par une institution
de rang mondial (de type FMI), les liquidités comme les changes pourront
être « crées » et régulés de
manière coordonnée. Le statut du dollar serait modifié :
ce ne serait plus un étalon de mesure du commerce international, ni
même une valeur de référence pour les autres monnaies (or
le dollar est aujourd'hui la monnaie pivot). Ces évolutions imposeraient
aux Etats-Unis une politique de taux de change plus efficace en vue d'ajuster
leurs déséquilibres macroéconomiques. Pour l'auteur, cela
induirait plus de stabilité à long terme pour le SMI, qui
deviendrait géré par et pour l'intérêt global des
nations. La monnaie supranationale pourrait effectuer une sorte de lissage des
rapports de force31.
En résumé, la monnaie supranationale met fin au
triangle d'incompatibilité évoqué
précédemment : en renonçant à la devise-clé,
elle permet de fournir la liquidité internationale simultanément
à l'équilibre courant. L'introduction d'une devise-clé
internationale pourrait oeuvrer en faveur de la stabilisation du SMI. Ainsi la
monnaie internationale, c'est-à-dire permettant de satisfaire les
échanges mais également servant d'étalon de valeur,
présente l'avantage de ne pas être la devise d'un pays en
particulier. Elle représente les intérêts globaux, et sa
position de change sur les marchés ne dépend pas de la situation
macroéconomique d'un seul pays. La monnaie internationale ne supprime
pas les devises nationales, elle les déplace. Elle agit en guise de
monnaie de compensation, afin de solder les positions commerciales et
monétaires des différents pays. Les devises nationales demeurent
pour les échanges domestiques. Par son caractère institutionnel
et désengagé de toute nation, la monnaie supranationale devrait
« rationaliser » le SMI : les taux de change seraient le reflet des
variables macroéconomiques, et la gestion de l'épargne (y compris
les
31 Il convient de noter que Z. Xiaochuan est le gouverneur de
la People's Bank of China, et que son discours est assez critique
vis-à-vis du dollar bien que n'étant jamais cité
explicitement. C'est une des raisons qui explique son appel pour une monnaie
internationale à la place du dollar.
réserves monétaire) serait optimisée.
Enfin la monnaie supranationale mettrait fin au dilemme de Triffin, puisque la
confiance dans celle-ci ne dépend plus du déficit courant d'un
pays : la valeur sur le long terme serait davantage stable, ce qui permet des
prévisions et construit in fine un SMI
équilibré.
Ceci étant, les rigidités du SMI actuel et les
difficultés liées à l'introduction d'une monnaie
supranationale sont nombreuses. Empiriquement est apparue l'inertie dans
l'utilisation d'une monnaie internationale (phénomènes
d'hystérésis) : en effet, près d'un demi-siècle
après que le Royaume-Uni ait perdu son statut de puissance
économique mondial (depuis la fin de la Première Guerre
Mondiale), la livre sterling demeurait la principale monnaie internationale
(Cohen, 1971). La monnaie reflète des intérêts
politico-économiques complexes. Les Etats-Unis semblent
bénéficier des avantages que leur procure le dollar en tant que
devise-clé internationale. Aussi, toute réforme du SMI visant
à introduire une monnaie supranationale requiert une mise en avant de
l'intérêt général (la stabilité du SMI comme
bien public) et un dépassement de la préférence nationale.
C'est pour cela qu'est avancée l'idée des Droits de Tirage
Spéciaux (DTS), qui pourraient jouer le rôle de monnaie
supranationale.