1.3. Justification de la pertinence du sujet
Au Sénégal, l'étude de la vente illicite des
médicaments est souvent laissée au monopole des pharmaciens qui
se contentent souvent de montrer ses conséquences sur la santé
27 MAGASSOUBA M., 1985, L'islam au sénégal.
Demain les Mollahs ? La question musulmane et les partis politiques au
Sénégal de 1946 à nos jours, Paris, Karthala,
p.55.
28 MAGASSOUBA M., 1985, Op., Cit., p.195.
publique et sur la profession pharmaceutique. Dés lors,
cette étude requiert une approche socio-anthropologique pour comprendre
les causes sous-jacentes qui sous- tendent cette pratique. En effet,
ÇKeur Serigne bi È, l'une des plateformes du réseau de la
vente illicite des médicaments à Dakar mérite une approche
holistique qui prend compte d es différentes logiques qui pourraient
également entrer dans la compréhension et l'explication de ce
phénomène. L'appellation «Keur Serigne bi»(maison du
marabout) a aussi suscité en nous une curiosité de savoir et de
découverte en ce qui concerne son origine. Nous cherchons en outre
à comprendre les raisons de sa persistance dans le commerce illicite des
médicaments. Voilà toute la pertinence d'une contribution
scientifique.
1.4. Objectifs
1.4.1. Objectif général
Il s'agit pour nous de:
v' Comprendre les causes qui sous-tendent la vente illicite des
médicaments et les motivations des différents acteurs ;
1.4.2. Objectifs spécifiques
Par ailleurs, nous cherchons à:
v' Comprendre l'organisation et le fonctionnement de la vente
illicite des médicaments à Ç Keur Serigne bi È en
identifiant ses di fférents acteurs;
v' Comprendre les causes de la persistance de ÇKeur
Serigne biÈ dans la vente illicite des médicaments malgré
l'existence de lois qui l'interdisent;
1' Comprendre les enjeux qui tournent autour du commerce
illicite des médicaments et ceux qui animent la logique des rapports
entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux au Sénégal.
v' Montrer les conséquences de la vente illégale
sur la profession pharmaceutique;
v' Saisir l'organisation du secteur de la santé et la
régulation du système pharmaceutique sénégalais.
Tels sont les objectifs que nous nous sommes fixé.
1.5. L'univers conceptuel du phénomène en
question
1.5.1. Explication de certains termes : autour du
médicament.
Il convient de dÕélucider certains vocables qui
grav itent autour du medicament, afin de rendre plus aisée la
comprehension de notre travail.
Ç On entend par médicament
toute substance ou composition presentee comme possédant des
propriétés curatives ou preventives à
lÕégard des maladies humaines ou animales, ainsi que tout produit
pouvant etre administré à lÕhomme ou à
lÕanimal en vue dÕétablir un diagnostic medical ou de
restaurer ou de modifier leur fonction organique È29.
Traditionnellement est aussi medicament, des paroles
prononcées mais aussi des amulettes destinées à soigner ou
à protéger contre les maladies ou un mauvais sort. On parle de
ÔÔgarabÕÕ pour designer le medicament dans la langue
wolof, de ÔÔ poddeÕÕ en pular, de
ÔÔbooroÕÕ en socé et de
ÔÔteehÕÕ en sérere sine. Nous nous
intéressons dans notre etude aux medicaments en tant que produits
pharmaceutiques à usage thérapeutique.
La thérapeutique est la science des
indications resultant de lÕanalyse clinique ; elle est donc Ïuvre
essentiellement médicale et son exercice exige une intuition
pénétrante, un savoir étendu, à propos de tous les
instants, un souple bon sens capable dÕactualiser sur lÕheure
toutes les manifestations réactionnelles décevables et
prévisibles dÕun organisme malade selon Hervé
HARANT30. Toutefois, cette definition semble etre tres
réductrice car mettant seulement en exergue lÕanalyse clinique.
Pour le cas du Senegal, la thérapeutique est aussi science des
indications qui repose souvent sur des connaissances religieuses et
traditionnelles. Son usage peut résulter dÕune prescription ou
dÕune automédication.
LÕautomédication est une
pratique qui consiste à prendre des medicaments sans lÕavis
dÕun medecin. DÕapres la Grande encyclopedie medicale, il
sÕagit de Ç lÕutilisation
29L'article L .511 du code de la sante
publique.
29 HARANT H., 1972, Les medicaments usuels,
46' edition, Paris, PUF.
thérapeutique de médicaments,
décidée par le sujet, sans avoir consulté un
médecin È31.C'est un fait récurrent dans
l'itinéraire thérapeutique de certaines populations dans les pays
en développement. Nous pouvons aussi dire que l'automédication
dépend parfois d'un choix autonome de l'individu qui se dirige
temporairement vers certains lieux de vente de médicaments comme la
pharmacie.
La pharmacie est la science de la
préparation et de la composition des médicaments. C'est aussi le
lieu de vente des médicaments.
A la séance de la pharmacie en 1913, le professeur
GUIGNARD, Directeur de l'école supérieure de pharmacie de Paris
(devenue Faculté) la définissait ainsi:
Ç La pharmacie est à la fois une collection de
science, un art et une profession. Son histoire sera donc en méme temps
l'histoire des sciences physiques et naturelles, et accessoirement, celle des
doctrines médicales. Ce sera encore l'histoire de l'art pharmaceutique
proprement dit comprenant l'étude archéologique des instruments
qui lui sera servi; ce sera enfin l'histoire du pharmacien
considéré comme praticien et commercant dans ses rapports avec le
public, les corporations voisines, avec l'économie
générale d'une époque È. Elle exige la
pharmacovigilance.
La pharmacovigilance est la collecte et
l'analyse des observations sur les effets secondaires des médicaments,
effectuées pour éviter d'éventuels effets nocifs. Elle a
pour objet la surveillance des risques d'effets indésirables
résultant de l'utilisation des médicaments et produits à
usage de la médecine humaine définie par l'article L 511 du CSP
(code de santé publique). Ces attributions comportent le signalement
d'effets indésirables, le recueil de l'analyse d'informations dans un
but de prévention, la réalisation de toutes les études et
tous les travaux concernant la sécurité d'emploi des
médicaments. Elle définit également les conditions
idéales de conservation des médicaments destinés à
la vente.
L'existence d'une vente illicite suppose
celle d'une vente légale. Est vente illicite toute vente qui est
contraire à la loi. Cette vente est illégale et entra»ne la
déviance chez le
31 La grande encyclopédie médicale, 1981,
volume I, SEDES.
pratiquant. Ainsi, la vente illicite de médicaments est
celle qui ne respecte pas les normes (l'article L 511) qui déterminent
les personnes et les structures habilitées et reconnues par la loi pour
vendre le médicament.
1.5.2 La conceptualisation
Dans l'étude que nous nous proposons de faire sur la
vente illicite des médicaments, nous avons porté notre choix sur
le concept de deviance. Le caractère illégal de cette
pratique montre la non observance des normes et lois qui régissent la
vente des médicaments. Le choix de ce concept nous permet de
d'appréhender la frontière entre le légal et
l'illégal, du permis et du défendu et comment la vente la vente
illicite des médicaments et «Keur Serigne bi'' sont perçus
de part et d'autre.
Le concept de la déviance, apparut dans la Sociologie
américaine avec l'Ecole de Chicago depuis les années 1950, a fait
l'objet de beaucoup d'écrits en sciences sociales et
particulièrement en sociologie et en psychologie.
La déviance désigne les comportements
individuels ou collectifs qui en s'écartant des normes communes ou
collectives, créent des dysfonctionnements et donnent lieu à une
sanction 3233
. Expliquant les causes de la déviance, BREHMsoutient
que l'individu possède une palette de comportements qu'il peut utiliser
dans l'immédiat ou plus tard. Pour lui, il s'agit de potentiels de
comportements qui ont trait à sa manière de vivre la
liberté, et toute atteinte au sentiment qu'il peut en avoir produira une
réaction par laquelle il cherchera à la retrouver. Il parle ainsi
de reactance qu'il définit comme Çune résistance
individuelle aux pressions sociales È. Cette résistance s'exprime
par le développement d'une motivation négative liée au
sentiment d'une perte de son indépendance et qui se traduit par une
32 ème
FEEREOL G., CAUCHE PH., .DUPREZ J.P, (dir.) , 2004,
Dictionnaire de sociologie , Armand Colin, 3 édition.
33 BREHM J.W., 1966, A Theory of psychological Reactance, in
Concept fondamentaux de la psychologie sociale, 1996, Paris, Dunod, 2
ème édition.
tendance à vouloir retrouver sa liberté
perdue. C'est la raison pour laquelle certains auteurs l'ont
abordée sous l'angle de désindividualisation. Cette approche
repose sur l'idée selon laquelle les individus adoptent souvent en
groupe des comportements qu'ils n'auraient pas s'ils étaient seuls. La
déviance est dès lors relative et varie d'une
société à une autre. Selon Durkheim, elle correspond
à une Çblessure>> de la conscience collective, elle se
rencontre
34
dans tou tes les sociétés quel que soit le
degré de développement .
Le déviant se distingue donc du conformiste qui s'en tient
aux valeurs reconnues officiellement et utilise des méthodes licites
pour y parvenir.
Selon BECKER, tous les groupes sociaux instituent des
normes et s'efforcent de les faire appliquer, au moins à certains
moments et à certaines circonstances. Les normes sociales
définissent des situations et les modes de comportements
appropriés à celles -ci : certaines
35
actions sont prescrites (ce qui est bon), d'autres sont
interdites (ce qui est mal) . Selon BECKER, l'individu qui transgresse ces
normes est considéré comme étranger au groupe. Il parle
ainsi d' Outsider. Pour lui, la déviance n'est pas tout
simplement le fait de ne pas se conformer aux normes. BECKER soutient que le
processus de désignation (stigmatisation) n'est pas infaillible car,
des individus peuvent être désignés comme
déviants alors qu'ils n'ont transgressé aucune
norme36. La déviance selon lui est la conséquence
d'un processus d'étiquetage qui est collé au dos du
déviant par ceux qui le repèrent et le traitent comme tel.
GOFFMAN E.37 abonde dans le méme sens et parle de
stigmate à la place de l'étiquetage.
Cette conception de la déviance est ostensible dans la
problématique de la vente illicite des médicaments et surtout de
la part des pharmaciens qui ne doutent de l'illégalité du circuit
parallèle et, ils traitent les vendeurs comme des déviants qui
restent dans l'impunité. En outre, il faut noter que les pharmaciens et
les autres catégories sociales qui approvisionnent le marché
parallèle ou qui s'y ravitaillent sont également des
déviants car ce circuit Ç officieux>> n'est pas celui
indiqué par le Code de la santé publique.
34 Cité par FEEREOL G., CAUCHE PH., .DUPREZ J.P,
(dir.), 2004, Op., Cit.
35 BECKER H. S., 1985, Outsiders. Etude de
sociologie de la déviance, Paris, Métailié, p.25.
36BECKER, Op. Cit. p.33
37 GOFFMAN E., 1963, Stigmate. Les usages sociaux des
handicaps , Paris, Minuit, 1 ère édition.
38
Formalisée par LATANE
B. et NIDA S. , La théorie de l'impact social
montre qu'à l'intérieur d'un groupe, les normes ne sont pas
toujours rigides: les individus peuvent conserver une certaine liberté
et, dans ce type d'interaction, ils ont un impact les uns sur les autres. Dans
ces conditions, un déviant peut jouer sur cette situation et peut amener
par exemple, le groupe vers d'autres positions que celles qu'il avait
antérieurement. Plusieurs facteurs d'impact sont définis par
cette théorie:
- la quantité des influences différentes: plus il
existe de personnes ayant des opinions différentes, plus il est possible
d'influencer le déviant.
- le poids de l'influence: l'idée de poids est
liée à la reconnaissance de l'action d'un individu; ainsi, son
poids augmente lorsqu'il peut aider, offrir un statut social ou procurer du
plaisir à quelqu'un selon ces auteurs. Dès lors le
phénomène de la vente illicite des médicaments peut entrer
dans cette conception. Ainsi, le déviant-vendeur de médicaments
est à son tour capable d'influencer le comportement des autres. Par
ailleurs, cette pratique <<aide È les vendeurs à
s'insérer économiquement.
La déviance révèle en outre un conflit
latent ou manifeste entre un système de valeurs et un système de
normes résultant d'une part de l'ambigu ·té de la
réalité sociale. Cette dernière, place les individus dans
une situation de contradiction permanente entre les valeurs qu'elle propose et
les normes à partir desquelles elle sanctionne leurs conduites. Ceci est
perceptible dans la vente illicite de médicaments qui, en tant que
pratique illégale se trouve << toléré È voire
<< autorisé È implicitement.
Nous remarquons ainsi que le concept de la déviance
nous para»t opératoire dans l'explication de la
problématique de la vente illicite des médicaments. Il faut noter
cependant que devant cette gamme d'acceptions de la déviance, la
conception qu'en ont faite les théoriciens de l'impact social,
nous semble beaucoup plus opératoire pour rendre compte du commerce
illicite du médicament. Si le déviant, comme ils le soutiennent,
est capable de modifier le comportement des non déviants au point que
ces derniers le rejoignent, les
38 LATANE B. et NIDA S., <<Social impact Theory and Group
È, in Concept fondamentaux de la psychologie sociale, 1996,
Paris, Dunod, 2 ème édition, pp. 86-91.
vendeurs de médicaments se voient eux aussi, «
envahis » par une couche ou catégorie de la population qui vient
vers eux pour s'approvisionner ou pour recycler des médicaments.
Cependant, l'influence est plus que réciproque qu'unidimensionnelle :
les vendeurs et les acheteurs s'influencent.
L'acception qu'en donne BECKER a aussi le mérite de
montrer que l'appréhension de la déviance varie en fonction de
l'appartenance groupale. Car une personne peut etre considérée
comme déviante par un groupe alors qu'ailleurs, elle n'est pas
considérée comme tel. C'est l'exemple des musiciens de jazz qu'il
aborde dans « Outsiders 39 » qui sont
considérés, aux Etats-Unis, par certains groupes sociaux comme
des déviants.
En somme, le concept de la déviance nous para»t
important dans l'explication de cette pratique considérée comme
systémique en ce qu'il nous permet de comprendre l'appréciation
des différents acteurs sur la question.
En définitive, nous entendons par déviance toute
pratique contraire à un systeme normatif dans un milieu donnée et
à un moment donné et susceptible de sanction punitive diffuse ou
manifeste, écrite ou verbale. Cette déviance peut etre
considérée comme une « posture réfléchie ou
rationnelle » ou une stratégie développée par
certains pour répondre à des préoccupations individuelles
ou collectives.
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