VI.2.2. De nouvelles pratiques sociales
Sur l'aire départementale, un nouvel environnement
social se développe avec la production cotonnière comme point de
rattachement. En effet, un mode de salutation s'est installé avec un
sens spécifique. A partir des campagnes de commercialisation, «
les cotonculteurs, pour saluer quelqu'un de loin, ne lui lèvent que
leur main gauche », nous confie ce non producteur de la quarantaine
d'age entre deux éclats de rire. La pratique serait
considérée comme une simple fantaisie si elle n'était pas
généralisée au sein des cotonculteurs et que les non
producteurs ne s'en défendaient pas. Cet état de fait a
trouvé confirmation chez tous nos enquêtés, producteurs ou
non. Pour les producteurs, c'est un moyen d'affirmer leur identité, de
se démarquer des autres paysans exclusivement
céréaliculteurs. «C'est parce que les cotonculteurs des
premières heures roulaient à moto, explique un cotonculteur
de la trentaine d'age, adepte de ce comportement. Et comme en conduisant on
ne peut pas soulever sa main droite, ils levaient leur main gauche pour saluer
les gens. Les gens en ont conclu que c'est pour dire qu'ils ont l'argent
maintenant qu'ils se
comportent ainsi. Alors, nous aussi, quand on prend
l'argent de notre coton, on reproduit le même geste de salutation de
la gauche même quand on marche. Là, tout
le monde sait que tu es cotonculteur et que tu ne crains
rien actuellement même siau fond tu n'as pas gagné
grand-chose dans cette production. Mais personne ne sait
combien tu as gagné ! Ça amuse certains non
producteurs, ça fâche d'autres mais on s'en fou ». Si
certains tiennent à afficher leur statut de cotonculteur, c'est parce
qu'il y a une certaine image valorisante qui accompagne ce statut. Si les non
producteurs n'exploitent pas cette grille identitaire c'est parce que du point
de vue de beaucoup d'entre eux, l'image du producteur de coton est
entachée de réalités non enviables. Les ménages
producteurs constituent à leurs yeux des lieux « de
misères en période de soudure, de mauvaises rations alimentaires
et d'instabilité permanente » occasionnée par l'argent
du coton et les écarts de conduite que cela occasionne.
A côté de cette nouvelle forme de salutation, on
note une résurgence et une nouvelle orientation de la polygamie et du
statut de la femme dans le ménage. Ce n'est pas un
phénomène universel chez les cotonculteurs mais a une proportion
non négligeable. La polygamie n'est pas non plus un
phénomène nouveau mais l'orientation est nouvelle. Au regard du
caractère extensif de la production, la quantité produite est
corrélée à la superficie exploitée à cet
effet. Ainsi, incapables de s'attacher les services d'une main d'oeuvre
rémunérée, les producteurs voient en la femme une
alternative avec ce double avantage qu'elle constitue une force de travail et
productrice de force de travail (les enfants). Ainsi, la femme, autrefois motif
de fierté, de prestige et de richesse, est devenue aujourd'hui un
facteur de production. C'est sans doute ce statut qui écarte la femme de
la gestion des revenus du coton, alors que sa participation est paritaire avec
celle de l'homme dans la production de ce revenu ; car il peut arriver qu'elle
ne gagne rien alors qu'elle participe à l'effort de sortie de crise dans
des situations d'impayés ou de disettes.
Il y a enfin ce que l'anthropologue R.
BENEDICT a appelé la "tendance à la paranoïa
mégalomaniaque"19. Sur l'espace diabolais, toutes les
opportunités d'affirmation de soi sont exploitées pour se
fabriquer une identité ou pour la
19 Claude MEILLASSOUX, 1997, p.182
réhabiliter. C'est ainsi que lors des
cérémonies de mariage « on fait danser des gens des
jours entiers avant et après la cérémonie. Si tu
prépares du riz local, les tentes de ta femme vont bouder et plier
bagages. Les gens ne vont pas manger et vont te chanter en guise de comparaison
lors de cérémonies plus somptueuses », témoigne
ce jeune producteur nouveau marié qui dit y avoir laissé
l'intégralité de son avoir cotonnier. Cette pratique n'est plus
le seul fait des cotonculteurs depuis ces trois dernières années.
Jusqu'à cette date, on se représentait différemment les
cérémonies des producteurs et des non producteurs avec des
attentes différentes. Mais aujourd'hui, tout le monde essaie de suivre
la tendance, d'emprunter cette voie de la grandiloquence pour ne pas s'avouer
inférieur. Chacun y joue son identité et son rang car «
le capital financier brûlé établit ou développe
le capital social, la renommée personnelle. Outre la hiérarchie
des pouvoirs et des fortunes, ces manifestations engagent la hiérarchie
de l'orgueil : chacun, qu'il veuille ou non, y joue son rang »
(VIDAL, 1991, p.10). Les gestes symboliques y ont acquis une
valeur vénale et les sommes symboliques se décuplent à
volonté. S'en est de même des funérailles et bien d'autres
rituels.
Ainsi, les cotonculteurs sont devenus des acteurs d'une
mutation sociale orientée vers la pleine monétarisation des actes
de la vie sociale. « On ne se marie plus quand on peut gérer
une femme mais quand on peut imprimer son mariage en lettre d'or dans la
mémoire collective. Là où il faut donner selon l'usage un
quartier de mouton, il faut y donner un mouton entier. Là, on s'en
souviendra ; et demain on en voudra à celui qui agira selon l'usage
», constate un vieux de 55 ans, chef d'un ménage
céréaliculteur avant de conclure que « c'est pour cela
que l'on dit que l'argent dénature l'homme, l'argent se substitue aux us
et coutumes. On ne fait plus ce que la société autorise mais ce
que sa poche autorise ».
En résumé, nous pouvons retenir que la
production cotonnière s'inscrit dans une logique stratégique dans
le milieu rural diabolais. Elle ne se justifie donc pas par la valeur
intrinsèque de l'argent qu'elle génère. Le constat qui
s'impose c'est que :
a. quand la production cotonnière est
déficitaire, c'est-à-dire que si la
production d'un ménage ne couvre pas le coüt des
intrants, le coton est source de ruine, de misère sociale et, en
expropriant le ménage de ses
biens qu'il brade pour s'acquitter de son crédit, le
ménage se trouve
enfermé dans une précarité pour de
nombreuses années.
b. quand la production couvre le coût des
intrants et que le ménage
réalise un bénéfice, cet argent du coton
se retrouve incapable d'améliorer les conditions de vie du ménage
; les dépenses étant orientées vers l'ostentation, le
prestige et le faste.
En tout état de cause, le coton n'est pas un facteur de
développement du monde rural diabolais. Au contraire, il est un facteur
de précarisation des conditions de vie des ménages producteurs
diabolais.
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