Paragraphe 2. En droit pénal et
responsabilité des hauts magistrats
La compétence du Comité Judiciaire en droit
pénal mauricien apparaît ambiguë et mérite
d?être clarifiée (A). Par contre, la compétence de la Haute
Instance est pleine et entière en matière de
responsabilité disciplinaire des hauts magistrats (B).
A. En droit pénal
Il est d?une pratique constante des Lords judiciaires de
restreindre leur domaine de contrôle en droit pénal. Selon la Loi
anglaise sur l?administration de la Justice de 1960, la Chambre des Lords ne
peut être saisie d?un pourvoi en matière pénale que si la
Cour d?Appel atteste que l?affaire soulève un problème
d?intérêt général. Un système de filtrage
similaire existe au Comité Judiciaire. Dès 1867, le Comité
Judiciaire s?était imposé des limites à sa
compétence du fait des inconvénients qui résultent de son
contrôle en matière pénale sur l?administration de la
justice404.
Or, le législateur mauricien, en vertu de l?article
81-1-d de la Constitution de 1968 qui l?autorise à accroître le
domaine de compétence du Comité Judiciaire, a, en 1980,
accordé à tout appelant le droit de se pourvoir au Comité
Judiciaire contre toute décision de dernier ressort en matière
pénale405. Le gouvernement voulait que les pouvoirs de la
Haute Instance londonienne fussent aussi larges que ceux dont elle dispose en
droit privé406. Mais le Comité Judiciaire, dans
l?arrêt Badry407 a réaffirmé les principes
directoires concernant les pourvois dans cette branche du contentieux
exprimés dans le grand arrêt Ibrahim408. Le
Comité Judiciaire déclare recevable un pourvoi que s?il y a eu
404 CJCP: 28 juin 1867, The Attorney-General for the Colony of
New South Wales c/ Henry Louis Bertrand, LRPC, 1865-67, vol. 1, pp. 520
à 536, affaire de l?Australie, Sir John Coleridge rédacteur de
l'arrêt. Selon le Comité Judiciaire: «...interference by Her
Majesty in Council in criminal cases is likely, in so many instances, to lead
to mischief and inconvenience, that in them the Crown will be very slow to
entertain on appeal», ibid., p. 529.
405 Article 7 de la Loi de 1980 sur les cours.
406 Attorney-General, LAD, 26 juin 1980, 4ème session, p.
3298.
407 CJCP, cité note 386.
408 CJCP: 6 mars 1914, Ibrahim c/ The King, AC, 1914, pp. 599
à 618, affaire de Hongkong, Lord Summer rédacteur de
l'arrêt.
dans l?affaire une grande méconnaissance des objectifs
de la justice409 ou une grave violation de la procédure et du
principe d?impartialité des juges410. Le Comité
Judiciaire considère qu?il n?est pas une juridiction d?appel en
matière pénale411. Une simple
irrégularité non substantielle commise dans la procédure
ne constitue pas un cas d?ouverture de saisine412. Par contre, il
peut être saisi si le juge du fond a interprété de
manière erronée une loi et si cette mauvaise
interprétation risque de créer un précédent
incorrect413.
Les pouvoirs du Comité Judiciaire en matière
pénale sont très étroits414 malgré
l?élargissement opéré par le législateur mauricien.
Le Comité Judiciaire a systématiquement décliné sa
compétence dans les affaires mauriciennes ne tombant pas dans le cadre
qu?il a posé415 et a complètement neutralisé
les effets de la Loi de 1980. Le juge londonien précise néanmoins
que des aménagements à ses principes pourraient être
apportés aux pourvois mauriciens416.
Cette pratique restrictive du Comité Judiciaire a
contraint le législateur mauricien à modifier la Loi sur les
cours de 1980. La Loi sur le fonctionnement de la justice de 1990 (Judicial
Provision Act) prévoit dans son article 2 que le Comité
Judiciaire statuera en matière pénale que lorsque l?affaire
soulève une question d?importance publique417, autrement dit,
dans des circonstances exceptionnelles ou sur autorisation du Comité
Judiciaire suivant les règles qu?il
409 «Where some clear departure from the requirements of
justice exists», ibid., p. 614-5.
410 «A disregard of the forms of natural justice or,
otherwise, substantial and grave injustice has been done», ibid., p.
615.
411 «Their Lordships have repeated ad nauseam the
statement that they do not sit as a Court of Appeal», CJCP, cité
note 386, p. 166.
412 Le Comité Judiciaire déclare que la Cour
Suprême est souveraine pour apprécier la régularité
de la procédure: «Their Lordships note the grounds of appeal relied
before them... were exclusively concerned with procedural points, on which the
courts in Mauritius could be expected to exercise an authoritative
judgment», CJCP: 6 mars 1991, G. R. Banymandhub c/ The Q ueen, affaire de
Maurice, Lord Lowry rédacteur de l'arrêt. V. également
CJCP: 26 mars 1990, Samad Ramoly c/ The Queen, affaire de Maurice, Lord Bridge
of Harwich rédacteur de l'arrêt.
413 CJCP: 25 février 1991, Y. Mamodeally c/ The Queen,
affaire de Maurice, Lord Brandon rédacteur de l'arrêt.
414 Même saisi directement après la
décision de première instance, le Comité Judiciaire refuse
d?exercer une compétence de deuxième ressort. V. CJCP: 29 mars
1993, Attorney-General c/ Charles Cheung Wai-bun, WLR, 1993, vol. 3, pp. 242
à 248, affaire de Hongkong, Lord Woolf rédacteur de
l'arrêt.
415 V., par exemple, CJCP: 2 octobre 1990, A. C. Gaffoor c/
The Queen, affaire de Maurice, Lord Keith of Kinkel rédacteur de
l'arrêt, et CJCP: 11 novembre 1991, S. M. A. Goolfee c/ The Queen,
affaire de Maurice, Lord Goff of Chieveley rédacteur de
l'arrêt.
416 CJCP: 19 mai 1988, Buxoo c/ The Queen, affaire de Maurice,
Lord Keith of Kinkel rédacteur de l'arrêt. «It is to be
remarked however, that these principles are not necessarily to be applied with
the most extreme rigidity where an important point of law of general
application is raised by an appeal, and the decision in question is capable, if
not reversed, of continuing a precedent not conducive to the public interest in
the proper administration of justice, the appeal may be capable of being
accommodated within the intendment of the principles». Un
résumé de cet arrêt est publié in CLB, 1988, p.
1290.
417 CSM: 2 août 1991, Doomun c/ Regina, MR, 1991, pp.
252 à 253, le Chef-Juge Glover rédacteur de l'arrêt et CSM:
15 janvier 1991, Sans Souci c/ Regina, MR, 1991, pp. 204 à 205, Le
Chef-Juge rédacteur de l'arrêt.
a fixées. La Haute Instance a interprété la
Loi mauricienne de 1990 comme voulant traduire en somme les principes
précités418.
Cependant, vu la constitutionnalisation abondante du droit
pénal mauricien grâce notamment à l?existence d?une charte
des droits fondamentaux dans la norme suprême, le Comité
Judiciaire peut être saisi si le demandeur au pourvoi invoque à
l?appui de sa requête la méconnaissance d?une norme
constitutionnelle. La saisine est alors de droit.
418 «The necessary exceptional circumstances have been said
to exist in cases where some clear departures from the requirements of justice
has been taken place», CJCP, cité note 413.
B. La responsabilité disciplinaire des hauts
magistrats
La mise en jeu de la responsabilité disciplinaire d?un
juge de la Cour Suprême obéit à une procédure
très lourde conjuguée avec une obligation de
référer, sauf en cas de non-lieu préliminaire, l?affaire
au Comité Judiciaire. Le constituant britannique a voulu protéger
les hauts magistrats au maximum dans l?exercice de leur fonction notamment
parce qu?ils sont investis du pouvoir de contrôler les
lois419. Un juge à la Cour Suprême ne peut être
démis de ses fonctions que pour incapacité (inability)
ou inconduite (misbehaviour) constatée par le juge londonien
selon l?article 78-3 de la Constitution mauricienne. Le terme d?inconduite n?a
pas été défini en droit mauricien ou même par la
Common Law420. Le terme trouve son origine dans la vieille Loi
anglaise d?Etablissement du 12 juin 1701 (Act of Settlement) et a
été repris par la Loi de même nature sur la Cour
Suprême de Justice de 1981 selon lequel le juge supérieur ne peut
être révoqué que pour inconduite sur pétition des
deux chambres du Parlement au Souverain421. Face à
l?imprécision du terme, la doctrine n?a pas manqué de fournir des
éléments de définition. Selon Stanley A. De Smith, la
notion d?inconduite englobe la turpitude et la négligence grave et
perpétuelle422. Il nous semble, pour exprimer notre opinion
personnelle, qui corrobore avec celle de Monsieur le Professeur Mauro
Cappelletti, que la notion désigne principalement le fait pour un juge,
dans ses fonctions, d?agir contrairement aux obligations qu?il a envers la
société, d?être impartial423.
Le constituant originaire a mis en place un mécanisme
évitant la mise en cause constante des juges à Maurice. Ce
mécanisme, contrairement à ce qui existe en Angleterre, est
entièrement juridicisé et s?inscrit dans le droit fil de
l?évolution du droit constitutionnel moderne. En somme, un juge à
la Cour Suprême ne peut être démis de sa charge que par le
Chef de l?Etat et que si un Tribunal composé de trois membres ayant
exercé de hautes fonctions dans la magistrature assise de droit commun
dans des pays du Commonwealth. Ce tribunal ad hoc adresse un rapport au
Président de la République mauricienne
419 «... It is clearly of great importance that a judge
who may be called upon to interpret a justiciable bill of rights... shall not
be intimated by fear of loss of office», DE SMITH Stanley, cité
note 30, p. 140-41.
420 L?absence de jurisprudence sur la responsabilité
disciplinaire des hauts magistrats est un fait courant dans beaucoup de
pays.
421 Une condamnation pénale hors de l?exercice de ses
fonctions de juge ne constitue pas une inconduite. En 1975, un juge de la Haute
Cour britannique avait été reconnu coupable de conduite d?un
véhicule en état d?ébriété mais n?avait pas
été sanctionné. Depuis la Loi de 1701, un seul juge fut
démis de ses fonctions pour fait de corruption.
422 «Misbehaviour would include conviction for an offence
involving moral turpitude and persistent neglect of duties», DE SMITH
Stanley, cité note 239, v. p. 375.
423 CAPPELLETI Mauro: «Le pouvoir des juges»,
Economica, 1990, 397 p., v. p. 152. «Le juge qui agit selon sa bonne foi
ne contrevient ainsi à aucune obligation mais il en va autrement de
celui qui agirait pour nuire (maliciously) ou parce qu?il a
été acheté», ibid.
et lui recommande, le cas échéant, de
référer la question de démettre l?intéressé
au Comité Judiciaire424. Ce dernier donnera son avis au Chef
de l?Etat mauricien425.
On est frappé par l?imprécision du droit en la
matière426. Le droit procédural applicable est peu
précisé. Le Comité Judiciaire dispose d?une grande
latitude. Cependant, une jurisprudence de la Haute Juridiction a fourni une
donnée fondamentale même si elle est loin d?épuiser
l?interrogation du juriste. Dans une affaire de Trinité et Tobago, le
juge londonien a affirmé l?exclusivité de la procédure
constitutionnelle427 et a prôné l?application des
principes généraux du droit lors du déclenchement de la
procédure. Le juge dont la responsabilité est engagée a
droit de se faire entendre et représenter428.
*
La compétence du Comité Judiciaire à
l?égard de l?île Maurice relève de trois modalités:
compétence générale en matière constitutionnelle,
compétence limitée à la cassation en droit privé et
pénal et compétence exclusive en matière de
responsabilité des hauts magistrats. Dans ces conditions, on peut
affirmer que le Comité Judiciaire est la vraie, la seule et unique
juridiction suprême de l?île Maurice.
424 CJCP: 9 avril 1870, Memorandum of the Lords of the Council
on the removal of colonial judges, ER, Privy Council, vol. 16, partie 6, pp.
827 à 830, rapporté par Moore.
425 Article 78-3, 4 et 5 CM. C?est le seul cas où le
Comité Judiciaire conseille le Président de la République.
La saisine par le Chef de l?Etat s?apparente à celle dite de
«consultation extraordinaire» (special reference) de
l?article 4 de la Loi de 1833.
426 Il est une question que l?on peut se poser. Le
Comité Judiciaire a-t-il été habilité en droit
anglais à se prononcer sur saisine du Président de la
République de Maurice ? L?Ordonnance en Conseil du 15 juillet 1992
autorise le Comité Judiciaire à statuer sur les pourvois
mauriciens selon les termes de l?article 81 de la Constitution mauricienne. A
contrario, la Haute Instance n?a pas été habilitée
à se prononcer sur la base de l?article 78 de la Constitution. V. sur le
sujet, DOOKHY Parvèz et DOOKHY Riyad: «La révocation du
Chef-Juge: les aspects juridiques», L?Express, 31 août 1995, p.
12.
427 CJCP: 14 février 1994, Evan Rees c/ Richard Alfred
Crane, WLR, 1994, vol. 2, pp. 476 à 499, affaire de Trinité et
Tobago, Lord Slynn of Hadley rédacteur de l'arrêt. Il souligna
que: «... if judicial independence is to mean anything, a judge cannot be
suspended nor can his appointment be terminated by others or in other
ways», ibid., p. 484.
428 BENTWICH Norman, cité note 41, pp. 154 à
158.
|