Le traitement médiatique de l'anorexie mentale, entre presse d'information générale et presse magazine de santé( Télécharger le fichier original )par Audrey Arnoult - Institut d'Etudes Politiques de Lyon 2006 |
Libération n'aborde pas explicitement la question des facteurs déclencheurs de l'anorexie cependant, certains éléments des discours de presse nous donnent des indices quant aux hypothèses privilégiées. Ainsi, différents articles révèlent que le quotidien met en avant le facteur socioculturel, le facteur familial et le facteur psychologique. La figure du destinateur est donc multiple.a) L''hypothèse d'un facteur socioculturel est privilégiéeL'hypothèse d'une influence socioculturelle est évoquée dès le premier article en 2000, et revient à plusieurs reprises, même si le terme « facteur socioculturel » n'apparaît dans aucun discours. En 2000, Libération publie un article intitulé « Une histoire. Miss Anorexie America »433(*). Le titre suffit à lui-même pour comprendre que le destinateur de la maladie est la mode. Le journal évoque « l'influence des concours de beauté sur la décision des jeunes femmes d'entreprendre un régime », une phrase qui sous-entend que le régime peut conduire à l'anorexie. De plus, le journaliste écrit que le docteur Caballero « dénonce la tendance à la maigreur des récentes Miss », mais en réalité c'est Libération qui dénonce. Nous pouvons noter qu'ici la figure du destinateur est identique à celle que construit L'Humanité mais s'oppose à celle que dessine la Croix qui ne considère pas la mode comme le facteur déclencheur de l'anorexie. Nous avons relevé un autre élément concernant la nature de l'expert. A l'inverse de La Croix qui délègue la parole à des spécialistes français des troubles du comportement alimentaire, Libération se tourne vers un expert étranger, peu connu, ce qui tend à conférer moins de légitimité à ses propos. Au-delà de la mode et des mannequins, nous pouvons faire l'hypothèse que ce sont les Etats-Unis que Libération accuse. Ce sont eux le « véritable » destinateur, le destinateur originel. En effet, le titre nous rappelle que la Miss dont il est question est américaine. Cette sanction que le journal fait porter sur les Etats-Unis apparaît dans un autre article : « Les fans de l'anorexie servent leur soupe sur le Web »434(*). Le quotidien dénonce les sites pro-anorexiques qui « font l'apologie » de la maladie, et précise qu'ils sont « surtout américains ». Un autre détail est révélateur : ces sites diffusent des « images de stars hollywoodiennes filiformes. Parfois trafiquées pour les amaigrir davantage », des stars hollywoodiennes qui nous renvoient donc aux Etats-Unis. Ce sont, là encore, à la fois la mode et les Etats-Unis qui sont désignés comme le destinateur de l'anorexie et de façon plus nuancée Internet. En effet, au premier abord, l'objectif du récit semble être de dénoncer l'existence des sites pro-anorexiques, comme le souligne l'encart « l'apologie de ce trouble alimentaire inquiète les médecins ». Cependant, nous avons relevé plusieurs expressions appartenant au champ lexical de la « bataille » qui indiquent que ce qui intéresse également le quotidien c'est la « lutte » à laquelle se livrent les partisans et les opposants de ces sites. « Des associations sont montées au créneau » afin de dénoncer les sites pro-anorexiques et les portails qui les autorisent, des « contre-sites se sont montés », « des clubs de discussion ont également été fermés » ; des initiatives auxquelles les pro-anorexiques répondent d'un « ton vengeur ». Libération semble insister sur l'importance de cette bataille. Si les opposants aux sites pro-anorexiques gagnent, l'influence du Web diminuerait entraînant la disparition de ce « destinateur ». Nous nous permettons de mettre ce terme entre guillemets car le discours du journal est ambiguë et ne permet pas de désigner Internet comme le destinateur de l'anorexie. En effet, au cours du récit, il délègue la parole à un expert qui affirme que « ces sites ne plongent pas de gens dans la maladie, et entretiennent seulement ceux qui sont déjà anorexiques », des propos qui relativisent donc l'influence d'Internet et tend à complexifier la figure du destinateur. Aucun indice ne permet de savoir si finalement Libération considère Internet, donc un autre média, comme le destinateur de la maladie ou non. En 2002, l'hypothèse de l'influence socioculturelle est à nouveau avancée. Le quotidien parle de l'anorexie comme de la conséquence dramatique « de l'idéologie de la minceur »435(*) qui font des adolescentes « obsédées par l'image des mannequins ». Le terme « obsédées » n'a pas ici une connotation péjorative mais permet d'insister sur le pouvoir qu'exercent les images sur les adolescentes. Il renvoie à quelque chose dont elles ne peuvent faire abstraction, qui envahit leurs pensées et dont elles sont « victimes ». Le terme « idéologie » renforce cette idée. Les jeunes filles seraient soumises à des normes corporelles auxquelles elles devraient se conformer. Le récit de Libération s'oppose à celui de La Croix qui ne cautionnait pas le terme de « dictature » mais rejoint celui de L'Humanité. Rien ne précise si par le mot « images », le quotidien désigne les images diffusées par la presse magazine, à la télévision ou encore sur Internet. C'est pourquoi, nous pouvons dire que la figure du destinateur reste assez floue. L'année suivante, les discours de Libération deviennent plus précis. Le journal publie une interview de Jean-Pierre Corbeau436(*), un sociologue, qui souligne le rapport entre les valeurs de la société contemporaine et les normes corporelles. L'article est construit autour de deux champs lexicaux particulièrement révélateurs : celui de la maigreur et celui de l'efficacité. Le sociologue explique que la France est « lipophobe », que le modèle d'esthétique aujourd'hui est « la maigreur », « l'androgyne » devient « un modèle de beauté » parce que la maigreur symbolise « l'efficacité sociale » et « la performance », une idée qui rejoint la thèse de A. Guillemot et M. Laxenaire dont nous avons parlé. Pour illustrer ce rapport entre valeurs et normes corporelles, le journal prend l'exemple de la série Ally Mac Beal dans laquelle l'« actrice maigre » « incarne une femme à responsabilités qui nie ses formes féminines dans une logique d'efficacité et de productivité ». Il est intéressant de noter que L'Humanité a recours au même exemple pour souligner l'influence des valeurs de notre société sur les représentations du corps féminin. Au-delà des modèles féminins que nous proposent les médias, et plus particulièrement la télévision qui est implicitement montrée du doigt, c'est la société toute entière qu'accuse Libération par l'intermédiaire de Jean-Pierre Corbeau qui conclut : « notre société toute entière est lipophobe ». D'ailleurs, le journal écrit dans un autre article que les troubles du comportement alimentaire sont de plus en plus fréquents aujourd'hui « ce qui n'est pas sans renvoyer la question à la société dans son ensemble »437(*). Il précise plus loin cette idée en s'appuyant sur les arguments de P. Jeammet, qui pense que les troubles de l'adolescence sont liés à « l'évolution sociale et le comportement des adultes ». Nous vivons dans une société où il faut « `toujours faire mieux, aller plus loin, au-delà de sa propre limite, comme l'anorexique qui peut toujours perdre cent grammes supplémentaires ». P. Jeammet ne dénonce pas les médias mais les valeurs de la société dans laquelle nous vivons. Il serait mal venu de contester un expert, spécialiste reconnu des troubles du comportement alimentaire cependant, il nous semble que la réalité soit quelque peu plus complexe. D'ailleurs, nous avons montré dans la première partie de ce travail que l'anorexie existait déjà au Moyen Âge, une époque à laquelle la performance et la réussite n'étaient pas les valeurs fondamentales de la société. * 433 Libération, 23 mars 2000, p. 12. * 434 Libération, 20 août 2001, p. 15. * 435 Libération, 9 avril 2002, p. 42. * 436 Libération, 5 novembre 2003, p. 31. * 437 Libération, 3 février 2005, p. 10-11. |
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