Le traitement médiatique de l'anorexie mentale, entre presse d'information générale et presse magazine de santé( Télécharger le fichier original )par Audrey Arnoult - Institut d'Etudes Politiques de Lyon 2006 |
b) L'anorexie est une maladieL'étude des articles du corpus révèle l'emploi de trois qualifications différentes pour dénommer l'anorexie. La première désignation de la maladie se trouve dans les discours propres de Libération, qu'il assume en tant que locuteur. Ainsi, il considère que l'anorexie est une « maladie » (un terme qui revient à plusieurs reprises)282(*), « psychique »283(*), et même « scandaleuse »284(*). Les termes « trouble du comportement alimentaire »285(*), et « phobie de la calorie »286(*) sont également utilisés. Comme L'Humanité, Libération suggère plusieurs fois la souffrance : « les adolescents [qui] souffrent d'anorexie »287(*) ou encore « ceux qui souffrent d'anorexie et de boulimie »288(*). Evoquer la souffrance est une façon de rappeler que l'anorexie est une maladie. Nous pouvons remarquer que Libération n'emploie jamais le terme médical « anorexie mentale » dans ses discours. Nous pouvons d'ores et déjà signaler le clivage qui se dessine entre les journaux qui recourent à une terminologie médicale et ceux qui n'utilisent que les termes vulgarisés. Outre ces mots issus du discours propre du journal, d'autres termes plus médicaux sont utilisés pour parler de l'anorexie. Ils proviennent alors toujours de propos d'experts rapportés au discours direct ou indirect libre. L'article Tourments sans faim ; psychanalyse289(*), qui est un résumé du livre du professeur P. Jeammet, nous en fournit plusieurs exemples. Ainsi, le terme « anorexie mentale » est employé pour la première fois, tout comme les mots « pathologie », « conduite addictive », « addiction », « mal » ou encore « symptôme ». Cet auteur compare aussi l'anorexie à un comportement d'autosabotage. C'est également le seul article dans lequel figure le terme « patiente » qui nous rappelle que l'anorexie est bien une maladie et que les personnes qui en souffrent doivent être prises en charge. C'est aussi le seul discours qui nous livre une définition précise de l'anorexie. Tous ces mots, que Libération reprend à son compte le plus souvent au discourt indirect libre, sont ceux d'un expert. C'est pourquoi cette terminologie médicale tranche avec les termes employés par le journal dans les autres articles. La stratégie discursive adoptée par Libération nous permet de dire qu'il approuve les dires de l'expert. Si deux voix parlent, celles-ci s'unissent pour considérer l'anorexie comme une maladie. Une troisième voix, cette fois-ci discordante, se fait entendre dans un article qui a pour thème les sites internet pro-anorexiques. Il faut préciser que c'est le seul quotidien qui s'intéresse à ce problème alors que l'existence de tels sites est réellement problématique. Le journal rapporte les propos des anorexiques que nous pouvons lire sur Internet. Elles prétendent que « l'anorexie est un art de vivre, pas une maladie », une « amie » et un expert ajoute qu'elles la considèrent une « super-victoire »290(*). Le quotidien ne cautionne pas cette représentation de la maladie et dénonce, par le biais d'experts, l'existence de tels sites. Les discours divergent sur un autre aspect, celui de l'origine de la maladie. Il semble que Libération ne tranche pas entre ancien ou nouveau puisque dans deux articles, les avis divergent. En 2003, le quotidien publie une interview de Jean-Pierre Corbeau qui explique que l'anorexie n'est pas une maladie nouvelle. « La négation du corps ne date pas d'hier »291(*) et le sociologue récapitule en quelques phrases l'histoire de l'anorexie. Le mode de l'interview, sur lequel est basé cet article, ne permet pas de savoir si Libération est plutôt d'accord avec son interlocuteur ou non. Nous pouvons supposer que l'opinion de cet expert est celle du journal puisqu'il lui donne la parole. De même en 2005, nous trouvons la phrase suivante : « les troubles du comportement alimentaire sont loin d'être une pathologie nouvelle »292(*). Cependant, en 2005, une autre voix se fait entendre. Un article annonce la sortie du livre de Jean-Philippe de Tonnac, et le journal conclut en citant la phrase qui ouvre cet ouvrage : « c'est une maladie nouvelle qui tend comme un tamis entre la nourriture et l'estomac »293(*). Aucun indice ne nous permet de savoir pour quelle interprétation penche le quotidien. Le quotidien fournit peu d'indications chiffrées quant à la prévalence de l'anorexie. En 2001, il mentionne une première fois qu' « en France, 5 à 13% des adolescents souffrent d'anorexie. Un chiffre qui augmente chaque année. Neuf sur dix sont des filles »294(*). Il est intéressant de relever que malgré cette indication de l'augmentation des cas d'anorexie, en 2005 Libération prétend à nouveau que « 5 à 13% des adolescents » souffrent d'anorexie, et que « neuf sur dix sont des filles »295(*). Il introduit ses propos en écrivant « les spécialistes estiment », une façon de se mettre à distance mais peut-être aussi de montrer qu'il n'est pas compétent pour parler de ce sujet. Nous pouvons souligner qu'il semble peu probable que la répartition fille-garçon soit restée inchangée en quatre ans. D'ailleurs nous verrons que les estimations données par Santé Magazine sont différentes, aujourd'hui l'anorexie touche plus d'un garçon sur dix. Il avance également que « 7 à 10% des ados en meurent »296(*) et n'y consacre que quelques lignes ce qui est pour le moins paradoxal. En effet, Libération montre, chiffres à l'appui, que l'anorexie est une maladie mortelle et ne consacre aucun article de fond sur le sujet (le seul article relativement complet est en réalité le résumé du livre de P. Jeammet). Les discours de presse nous fournissent un dernière indication concernant la répartition socioculturelle de la maladie : J.-P. Corbeau explique qu'« au XXème siècle, l'anorexie apparaît dans des trajectoires sociales bourgeoises »297(*), une affirmation erronée puisqu'en réalité aujourd'hui la maladie affecte toutes les classes sociales. * 282 Libération ; « 5 à 13% des adolescents atteints », 3 février 2005, p. 27. ; « A Berlin, le couvert est mis pour les sans-appétit ; restau. Unique en Europe, le Sehnsucht est dédié aux anorexiques », 3 février 2005, p. 27. ; « Tourments sans faim ; psychanalyse », 3 février 2005, p. 10. * 283 Libération, « A Berlin, le couvert est mis pour les sans-appétit ; restau. Unique en Europe, le Sehnsucht est dédié aux anorexiques », 3 février 2005, p. 27. * 284 Libération, « Tourments sans faim ; psychanalyse », 3 février 2005, p. 10. * 285 Libération, 23 mars 2000, p. 12. * 286 Libération, « Les fans de l'anorexie servent leur soupe sur le Web », 20 août 2001, p. 15. * 287 Libération, 20 août 2001, p. 15. ; « 5 à 13% des adolescents atteints », 3 février 2005, p. 27. * 288 Libération, « A Berlin, le couvert est mis pour les sans-appétit ; restau. Unique en Europe, le Sehnsucht est dédié aux anorexiques », 3 février 2005, p. 27. * 289 Libération, 3 février 2005, p. 10-11. * 290 Libération, 20 août 2001, p. 15. * 291 Libération, 5 novembre 2003, p. 31. * 292 Libération, « Tourments sans faim ; psychanalyse », 3 février 2005, p. 10. * 293 Libération, « Jean-Philippe de Tonnac. Anorexia. Enquête sur l'expérience de la faim ; psychanalyse. Vient de paraître », 3 février 2005, p. 10. * 294 Libération , 20 août 2001, p. 15. * 295 Libération, 5 à 13% des adolescents atteints, 3 février 2005, p. 27. * 296 Libération, 5 à 13% des adolescents atteints, 3 février 2005, p. 27. * 297 Libération, 5 novembre 2003, p. 31. |
|