Le traitement médiatique de l'anorexie mentale, entre presse d'information générale et presse magazine de santé( Télécharger le fichier original )par Audrey Arnoult - Institut d'Etudes Politiques de Lyon 2006 |
b) L'anorexie, une maladie « très grave »Pour La Croix, l' « anorexie mentale »173(*) est une maladie et cela ne fait aucun doute puisqu'il utilise uniquement des termes appartenant à ce champ lexical pour la désigner. Ainsi, nous trouvons les termes « maladie »174(*), « affection »175(*), « pathologie »176(*), « mal-être » et « trouble alimentaire »177(*). Seul un article propose une qualification différente de l'anorexie qui serait « une façon particulière d'être au monde »178(*). En réalité, cette définition n'est pas celle du journal mais celle d'un syndicaliste, spécialiste de sociologie des religions au CNRS, Jacques Maître. Le quotidien présente le livre que cet auteur vient de publier dans lequel il compare les anorexiques mystiques avec les jeunes filles anorexiques d'aujourd'hui. Il prétend que « l'anorexie dite « mentale » » serait « une expression sécularisée de l'anorexie mystique ». Il récuse le terme de pathologie ainsi que l'adjectif « mentale » pour qualifier la maladie. Cet article a retenu notre attention car c'est le seul dans lequel figure le champ lexical de la religion alors que la religion est l'une des valeurs fondamentales du quotidien. L'absence de vocabulaire religieux dans les autres articles révèle que la religion ne permet pas de tout expliquer. Maladie et religion sont aujourd'hui deux sphères indépendantes. Ce choix du journal souligne qu'il ne remet pas en cause le basculement de l'anorexie du champ religieux au champ médical, malgré ses valeurs religieuses. La seconde remarque que nous pouvons faire concerne le jugement porté par La Croix sur la thèse de J. Maître. Différents indices nous indiquent que le quotidien ne cautionne pas son interprétation de l'anorexie. Par exemple, le journaliste écrit « quel drôle d'itinéraire que celui de Jacques Maître ! », une phrase qui semble mettre en doute sa légitimité à parler de l'anorexie. Nous pouvons citer une seconde phrase : « L'anorexie dite `mentale' [...] serait donc, selon l'auteur, une expression sécularisée de l'anorexie mystique ». L'expression « selon l'auteur » et l'emploi du conditionnel « serait » participent aussi à cette mise à distance, le quotidien souligne que ces propos ne sont pas les siens. Outre les termes que nous venons de mentionner, le quotidien définit plus précisément l'anorexie en nous rapportant les propos d'un expert. Elle « se caractérise par une perte de poids rapide et brutale » et elle « serait [...] une façon de retarder la féminisation problématique [du] corps »179(*). Ce médecin fait référence à l'amaigrissement qui est l'un des symptômes clé de la maladie et au rejet de la féminité. L'ensemble des discours du quotidien se caractérise par un recours très fréquent aux experts, une stratégie discursive qui témoigne d'un souci de précision et tend à conférer une certaine légitimité aux propos du journal. En effet, en donnant la parole à des experts spécialisés dans les troubles du comportement alimentaire, La Croix souligne que les informations sont fiables car elles émanent de gens compétents. A deux reprises, l'anorexie est comparée à un comportement d'autodestruction. P. Jeammet « souligne » que « l'anorexique s'autodétruit devant vous »180(*) et le quotidien écrit que des parents dont la fille est anorexique, éprouvent un sentiment de gâchis à « voir des jeunes filles [...] se détruire ainsi »181(*). Assimiler la maladie à une autodestruction sous-entend que l'anorexique crée sa propre mort, une idée que le corps médical ne partage pas comme vont nous le révéler les discours de Santé Magazine. En outre, le terme « autodestruction » a une connotation péjorative et laisse sous-entendre que le journal sanctionne les anorexiques. Cependant, nos prochaines analyses nous permettront de nuancer cette idée. Un dernier détail qu'il faut mentionner concerne la nouveauté de la maladie. Dans deux articles, La Croix laisse penser que l'anorexie est une pathologie ancienne. Par exemple, il fait référence au livre de C. Eliacheff et G. Raimbault consacré à l'histoire de différentes anorexiques telles que C. de Sienne et Sissi182(*). Dans un autre article, c'est un expert qui « ajoute » que « l'anorexie mentale n'a pas attendu la période moderne pour exister », une phrase qui laisse sous-entendre que c'est également l'opinion du journal. Dès le premier article du corpus, le journal met l'accent sur la gravité de la maladie en titrant « L'anorexie est une maladie sérieuse »183(*). Cette idée est à nouveau répétée dans le corps du texte avec la phrase suivante : « L'anorexie est une maladie à prendre au sérieux ». Cet article est une interview d'un médecin spécialisé dans l'étude de l'anorexie et de la boulimie, c'est donc à un expert scientifique que La Croix choisit de donner la parole pour renforcer son propos et ainsi attirer l'attention du lecteur. Afin de mettre en valeur la gravité de la maladie, le quotidien mentionne à plusieurs reprises que l'anorexie peut conduire à la mort. En effet, elle est « mortelle dans plus de 10% des cas »184(*), et Solenn « atteinte d'une grave anorexie mentale [...] s'est suicidée à l'âge de 18 ans »185(*). Préciser l'âge qu'avait Solenn est une façon de souligner la gravité de la maladie. 18 ans renvoie à l'âge de la jeunesse, une période de la vie qui n'est d'ordinaire pas associée à la mort. Dans un autre article des parents témoignent de la « très profonde anorexie »186(*), de « la profonde anorexie »187(*) ou encore de la « très grave anorexie de leur fille »188(*). Par ces qualificatifs, le quotidien souligne l'ampleur que peut prendre la maladie, une gravité renforcée par la particule « très ». * 173 La Croix, « Dossier. Anorexie. Les anorexiques doivent-elles être séparées de leur famille ? Le rôle des parents », 18 janvier 2005, p. 13. ; « Face à des anorexiques graves, certains services spécialisés ont parfois recours à des hospitalisations avec séparation familiale, une pratique qui fait débat », 18 janvier 2005, p. 13. ; « Une maladie qui reste mystérieuse. L'anorexie mentale est liée à des facteurs d'ordre génétique, social, familial, psychologique et environnemental », 18 janvier 2005, p. 14. ; « Pour comprendre et faire face à l'anorexie », 18 janvier 2005, p. 15. * 174 La Croix, « `L'anorexie est une maladie sérieuse' », 27 septembre 1997, p. 28. ; « Mieux comprendre l'anorexie et l'anxiété », 14 mai 1999, p. 11. ; « `Je suis anorexique mais tout va très bien' », 30 septembre 2003, p. 6. ; 18 janvier 2005, p. 13. ; 18 janvier 2005, p. 14. ; « `Il faut croire dans les ressources de son enfant' », 18 janvier 2005, p. 15. * 175 La Croix, 18 janvier 2005, p. 14. * 176 La Croix, 27 septembre 1997, p. 28. ; 18 janvier 2005, p. 13. ; 18 janvier 2005, p. 14. * 177 La Croix, 30 septembre 2003, p. 6. * 178 La Croix, Ces femmes qui veulent à tout prix dominer leur corps. Anorexies religieuses, anorexie mentale, 4 mars 2000, p. 14. * 179 La Croix, 27 septembre 1997, p. 28. * 180 La Croix, 18 janvier 2005, p. 14. * 181 La Croix, 18 janvier 2005, p. 13. * 182 La Croix, 18 janvier 2005, p. 13. * 183 La Croix, 27 septembre 1997, p. 28. * 184 La Croix, 27 septembre 1997, p. 28. * 185 La Croix, 18 janvier 2005, p. 13. * 186 La Croix, 16 novembre 2004. * 187 La Croix, 18 janvier 2005, p. 13. * 188 La Croix, 18 janvier 2005, p. 15. |
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