Le traitement médiatique de l'anorexie mentale, entre presse d'information générale et presse magazine de santé( Télécharger le fichier original )par Audrey Arnoult - Institut d'Etudes Politiques de Lyon 2006 |
CONCLUSIONL'objectif de ce travail était de comparer les représentations de l'anorexie véhiculées par la presse d'information générale et par la presse magazine de santé afin de mettre au jour des similitudes et/ou des divergences dans le traitement médiatique dont cette pathologie fait l'objet. Notre première hypothèse était que la presse magazine de santé valorise un idéal de minceur et véhicule des normes corporelles, ce qui la place dans une posture différente de la presse quotidienne. Nous pensions que cette différence induirait des divergences dans la représentation de l'anorexie notamment en ce qui concerne le facteur déclencheur de la maladie. Nos analyses nous permettent en partie de confirmer cette hypothèse : il y a bien un clivage entre la représentation de l'anorexie mentale que véhicule la presse magazine et celle que véhicule la presse d'information générale, que nous avons souligné dans chaque volet de notre étude. Les discours de la presse magazine de santé se calquent sur les discours médicaux pour nous fournir une représentation de l'anorexie précise tandis que la plupart des quotidiens n'abordent pas vraiment la maladie et tiennent parfois des propos erronés. Cependant, il nous faut nuancer cette conclusion puisque nous avons relevé des clivages au sein même de la presse quotidienne. Les discours de La Croix par exemple sont souvent similaires à ceux de Santé Magazine, ceux de Le Monde font preuve d'une certaine rigueur. Ce sont essentiellement les articles publiés par Le Figaro, Libération et L'Humanité qui présentent des erreurs, des imprécisions quant à la représentation de la maladie qu'ils véhiculent. En ce qui concerne le facteur déclencheur de la maladie, le clivage ne s'établit pas entre la presse magazine de santé et la presse quotidienne. En effet, si Santé Magazine rejette le facteur socioculturel comme facteur déclencheur de l'anorexie, cette position est aussi celle de La Croix et leur position s'appuient sur des discours d'experts. Nous pouvons souligner que le type de presse influence bien les représentations véhiculées puisque les discours de Santé Magazine sont les seuls à être si précis et à fournir une information de type médicale, ce qui en soi n'est pas étonnant. Le magazine remplit bien le rôle qui lui est dévolu : informer et prévenir. De même, l'absence ou la faiblesse des données médicales dans les discours de presse d'information générale est à imputer à leur position : leur mission est essentiellement d'informer des événements politiques, économiques et sociaux. Même si un quotidien comme Le Monde dispose d'une rubrique Médecine, les sujets médicaux ne relèvent pas de leurs compétences. En outre, nous avons souligné que Le Figaro mais aussi Libération assimilaient l'anorexie à une maladie complexe ce qui peut également expliquer leur « silence » sur la maladie. Notre deuxième hypothèse concernait l'évolution des termes employés pour désigner l'anorexique qui serait passée du statut de responsable de sa maladie à la position de victime. Nos analyses ne permettent pas de confirmer qu'au début de la période l'anorexique était considérée comme responsable de sa maladie par contre plusieurs quotidiens la qualifient explicitement de victime. Libération considère que les anorexiques sont victimes de l'idéologie de la minceur et Santé Magazine déclare également que les anorexiques sont des victimes. Les autres discours de presse suggèrent également que l'anorexique est une victime en évoquant les conséquences physiques de la maladie et souvent le risque de mort. Enfin notre dernière hypothèse était liée à l'évolution des rôles attribués aux parents, aux professionnels de santé et à la sphère politique. Seuls les discours de La Croix et Santé Magazine permettent de confirmer qu'il y a bien eu un déplacement de la figure des parents et de celle des médecins entre la fin des années 80 et aujourd'hui. Les parents sont passés du statut de destinateur de la maladie à celui d'alliés thérapeutiques, c'est-à-dire d'adjuvants dans la guérison de leur fille. Cette évolution reflète les modifications qui ont affecté la prise en charge de l'anorexie. De même, le rôle du corps médical a évolué comme nous l'ont révélé les discours de presse ou plus exactement les rapports entre soignants et patiente. La collaboration et la confiance se sont substituées aux rapports de force et d'autorité, une évolution dans les discours qui ne fait que refléter ce qui s'est réellement joué dans la sphère médicale. La représentation de l'anorexie n'a donc pas réellement évolué au cours de notre période d'étude excepté en ce qui concerne les rôles attribués aux parents et aux médecins. De plus, il faut souligner que ces représentations ont été particulièrement influencées par les représentations du XIXème siècle et que la plupart des idées évoquées dans les discours avaient déjà été émises au siècle précédent. Afin d'affiner nos analyses, il aurait été intéressant d'utiliser également des discours de la presse magazine féminine comme Elle, Marie-Claire... Cependant, nous avons mentionné les raisons pour lesquelles nous n'avons pas pu inclure dans notre corpus ce type de magazine. Nous aurions pu également procéder à une analyse synchronique d'un événement afin de voir si les similitudes et les divergences que nous avons pointées se confirmaient. Enfin, nous avons souligné l'écart entre le discours médical qui considère l'anorexie comme un problème de santé publique et le traitement médiatique dont fait l'objet cette pathologie dans la presse. Un écart qui nous permet de dire comme le souligne E. Neveu qu' « il n'existe pas de lien mécanique entre l'importance « objective » d'un fait social et sa percée en tant que problème ». Il s'interroge sur la question de la médiatisation et pose les questions suivantes : « pourquoi certains problèmes réussissent-ils mieux que d'autres ? Comment expliquer les différences de médiatisation et d'accès à l'espace public ? Pourquoi les distorsions observables entre la façon dont un problème donne lieu (ou non) à un débat public et à une action publique (ou pas)... la seconde pouvant être déconnectée de la première et réciproquement ? »734(*). En ce qui concerne la question de l'anorexie comme « problème public », les analyses auxquelles nous avons procédées nous permettent d'apporter quelques éléments de réponse : nous pensons pouvoir dire que contrairement à d'autres faits scientifiques telles que l'ESB ou les OGM, l'anorexie n'a pas suscité une médiatisation particulière parce qu'elle concerne qu'un nombre limité de personnes et n'a pas un impact direct sur la société. En effet, les OGM par exemple posent des questions de sécurité alimentaire qui peuvent potentiellement affecter l'ensemble de la société tandis que l'anorexie mentale de l'adolescente ne peut pas s'étendre au-delà d'un cercle bien limité. Ensuite nous pouvons dire qu'il y a une légère distorsion entre le « débat public » dont fait l'objet l'anorexie et l'action publique. En effet, nous pouvons considérer que toutes les émissions télévisées participent d'un débat public sur l'anorexie alors qu'elle ne fait pas encore ou peu l'objet d'action publique. Nous pouvons avancer une autre raison qui pourrait expliquer l'absence de médiatisation de l'anorexie : certains événements ou faits scientifiques sont étroitement liés à la sphère politique. Par exemple, l'affaire du sang contaminé qui relève bien de la sphère médicale, est devenue un scandale parce que liée à la sphère politique. Cette remarque n'est pas spécifique aux faits scientifiques, tout événement qui se trouve avoir un lien avec la sphère politique fait l'objet d'une médiatisation importante. Or, l'anorexie est un problème de santé publique mais reste l'objet de la sphère médicale et n'a a priori pas de liens particuliers avec la sphère politique, ce qui peut-être également l'une des raisons de l'absence de médiatisation, de la non-existence de l'anorexie comme problème public. D'ailleurs nous avons noté que dans plusieurs discours de presse que B. Chirac présentait sa notoriété comme un handicap pour sa lutte contre la maladie de sa fille, ce qui illustre bien l'absence de lien entre anorexie et sphère politique. De plus, si Patrick Poivre d'Arvor et Bernadette Chirac sont bien des personnes issues de la sphère politico-journalistique, lorsque leurs propos sont rapportés par les quotidiens, ce n'est pas en tant qu'acteur politique mais en tant que parents au même titre que n'importe quel parent d'adolescente anorexique. Enfin nous avons pu remarquer la spécificité des experts convoqués. Outre le clivage entre les quotidiens qui recourent souvent aux experts et ceux dont les récits donnent peu la parole à un tiers ; les experts sont presque exclusivement des experts scientifiques. Aucun acteur institutionnel ou politique ne participe à l'élaboration du récit, ce qui indique bien que l'anorexie n'est pas encore un problème public dont se seraient saisis les hommes politiques. La transformation d'un fait social en problème public nécessite « un travail de construction symbolique du problème »735(*) auquel participent les discours de presse, un travail qui reste encore à faire afin que cette pathologie grave devienne un problème public. * 734 NEVEU, [1999], p. 42. * 735 NEVEU, [1999], p. 43. |
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