Jean-Gaspard Baptiste Deburau : Le théâtre du
geste.
Afin de mieux comprendre qui est Jean-Gaspard Baptiste
Deburau, je me suis essentiellement basée sur les écrits de
Tristan Rémy. Dans son ouvrage sur le célèbre mime,
Tristan Rémy suit la vie de l'artiste pas à pas avec un grand
souci d'authenticité, contrairement à Jules Janin, qui a
vécu à la même époque et qui n'a pas le recul
nécessaire que donne le temps pour faire preuve d'une réelle
objectivité. Il nous restitue méticuleusement l'histoire du mime
sans lui faire de concession. Jean-Louis Barrault en écrit la
préface.
M. Tristan Rémy, aujourd'hui, avec une
érudition qui force l'admiration, réussit avec son Jean Gaspard
Deburau, à faire apparaître devant nous le véritable
Deburau de l'histoire. Celui-là sent l'authenticité.
Extrait de la préface de Jean-Louis Barrault.
Le père de Jean-Gaspard Deburau, Philippe Deburau,
français d'origine, naît à Amiens en 1761. Il débute
sa carrière dans l'armée. En 1794, il combat pour l'Autriche,
alors en guerre contre la France. Il est affecté au
11ème régiment d'infanterie autrichienne. C'est sans
doute pour cette raison, que de retour en France, il prétendra
être originaire de Bohême. Il rejoint l'armée de
Condé en 1799. En 1802, il est montreur de marionnettes. En 1814, il
s'installe
officiellement à Paris, non loin du boulevard du
Temple. Deburau mène une vie de saltimbanque. Il est danseur de corde.
Avec sa petite famille, il présente des numéros tels que La
Pyramide d'Egypte ou La Grande Marche Militaire. Il est
intéressant de constater que dans le film de Carné, Deburau
père, pendant sa parade, est accompagné par des musiciens
habillés en hussards polonais, peut-être un clin d'oeil
à son passé en Europe de l'Est.
La troupe Deburau se forge bientôt une solide
réputation, meilleurs danseurs de corde serait que les Chiarigni,
Lalanne et Saqui. En 1816, M. Bertrand, directeur des Funambules les
embauche.
Voici la troupe dans l'ordre : Deburau père,
Nievmensek, dit Franz le fils ainé, Etienne, le fils cadet, Jean-Gaspard
Baptiste, Melle Dorothée, fille ainée et Melle Catherine, fille
cadette.
Jean-Gaspard Baptiste n'est pas présenté comme
un des fils de Deburau, pourquoi ?
Dans le film de Carné, sur l'estrade, devant la
façade des Funambules, Anselme Deburau, le père de
Baptiste, se présente comme un acteur prestigieux. Il n'a aucune
considération pour son fils dont il dit qu'il n'est pas le sien. Il
parle de lui avec mépris et ne prononce pratiquement jamais son
prénom. Il exprime violemment son rejet pour ce fils
illégitime, indigne de lui. Il le frappe d'un grand coup
de batte sur son chapeau sous les rires du public.
Le Cassandre (interprété par Anselme Deburau ) :
... la honte de la famille... Le désespoir d'un père
illustre... Mais quand je dis mon fils... fort heureusement
j'exagère...
Il est intéressant de voir le revirement total du
père, lorsque Baptiste commence à être connu. En bon
aboyeur, ce n'est plus lui qu'il présente, mais son fils dont il est
fier. Le père qui écrasait le fils de sa prestance, se range
derrière lui, de la même façon.
Anselme :... L'incomparable Baptiste mon propre fils, dont
son père peut être fier...
Dans la biographie de Tristan Rémy, nous apprenons que
Jean- Gaspard Baptiste, né en 1796, a passé son enfance à
l'étranger, ne parle pas bien le français. Doit-on voir cela
comme un signe de prédestination de l'artiste à la pantomime ? Ce
qui est sûr, c'est qu'il n'est ni sauteur, ni acrobate, contrairement
à la troupe Deburau. Il ne peut alors occuper que des emplois de
figurant, d'où l'image que nous avons de lui, sur l'estrade de la
parade. Etre solitaire, comme statufié, un personnage
égaré qui, cependant, parvient
à nous émouvoir par l'expression de souffrance
qu'affecte son visage blanchi.
Extrait du scénario de Prévert. début de la
1ère époque : Le boulevard du Crime.
... tout seul, à l'écart,... immobile comme
un mannequin de cire,... silencieux, craintif,..., dépaysé, sans
défense, lunaire et visiblement « ailleurs »
Selon Tristan Rémy, la naissance de Pierrot Deburau se
fait en deux temps. Baptiste doit remplacer l'acteur Blanchard, dit La
Corniche, parce que celui-ci approchait de trop près la nièce du
directeur M. Bertrand. Le personnage de la Corniche a un chapeau de laine, Il
ressemblerait à celui du personnage de Carné et Prévert
qu'interprète Baptiste pendant la parade.
A la suite d'une dispute entre Madame Saqui et M. Bertrand,
Chiarigni, qui interprétait Pierrot aux Funambules, décide de
retourner dans la troupe de Madame Saqui et quitte Les Funambules. C'est
Baptiste qui reprend son rôle. Dans le film, on voit une violente bagarre
éclater sur scène, en plein spectacle, opposant les Barrigni et
les Deburau. Scarpia Barrigni annonce son départ au directeur. Il va
rejoindre madame Saqui. Baptiste modifie le costume de Pierrot
qu'interprétait Chiarigni/Barrigni. Son serre tête
blanc, qui devient noir, contraste avec sa face blafarde. Ainsi
naît l'homme en blanc.
Il a plusieurs enfants dont un fils, Charles, qui naît
en 1829. Dans le film, nous ne voyons qu'un enfant. Celui qu'il a eu avec
Nathalie, personnage inventé par Prévert. Il s'agit probablement
de Charles. On peut l'imaginer comme celui qui prendra sa suite, puisque le
petit garçon, dont le prénom n'est jamais prononcé dans le
film, s'appelle : Le petit Baptiste. Comme si le scénariste voulait nous
faire comprendre, que le fils de Baptiste n'existera que dans l'ombre de son
père. Comme si le prénom de Baptiste était devenu le
prénom de son personnage, au même titre que Pierrot. L'individu
disparaît derrière l'universalité du personnage qu'il a
incarné. Le personnage se transmettant de père en fils, L'artiste
disparaît derrière le personnage culte. Baptiste est mort, vive
Baptiste ! Sacha Guitry, fasciné par la contamination du
théâtre sur la vie de l'acteur, écrit, en 1918, une
pièce qui porte le nom du mime. Le père vieillissant doit
céder sa place à son fils. Dans leur habits de Pierrot, le
père et le fils ne font qu'un. Pour le public, venu nombreux, c'est
Pierrot qu'il applaudit. En 1846, Jean-Gaspard Deburau meurt, accidentellement.
Charles, par sa ressemblance avec son père, le remplace. Il fait revivre
son père aux yeux du public qui retrouve en lui
Baptiste. C'est Charles qui joue, et c'est Baptiste que le
public applaudit.
Dans le film de Marcel Carné, Baptiste écrit une
pantomime : Le Palais des Mirages ou L'Amoureux de la Lune dans la
première époque du film. En 1842, Cot d'Ordan, l'administrateur
des Funambules, écrit pour Deburau une pantomime d'un genre
nouveau, Le marchand d'habits qui marquera le sommet de la gloire du
mime. Cette pantomime est reprise dans le film dans la deuxième
époque.
Loin d'être une comédie, cette pantomime macabre,
située entre Don Juan et Hamlet, raconte l'histoire de
Pierrot, chassé par son maître parce qu'il est tombé
amoureux d'une duchesse. Pour faire la cour à sa belle, il tue un
marchand d'habits afin de se procurer des vêtements décents. Au
moment de conduire la duchesse à l'autel, le spectre du marchand
d'habits apparaît, saisit Pierrot, le tue et l'entraîne dans un
gouffre.
L'Amoureux de la Lune, pantomime écrite par
Baptiste, est le seul moment du film où Frédérick
Lemaître, Baptiste et Garance sont réunis alors qu'ils sont tous
trois au début de leur carrière. Après L'Amoureux de
la lune ou Le Palais des Mirages, Garance ne joue plus.
Frédérick Lemaître quitte les Funambules pour Le Grand
Théâtre, très vraisemblablement L'Ambigu-Comique. On peut
se demander pourquoi Prévert et
Carné ont donné une appellation fictive à
L'Ambigu-Comique alors qu'ils ont laissé le nom réel aux
Funambules. Par ailleurs, le théâtre de Mme Saqui est
mentionné. On a vu que les Funambules étaient sujets à de
violentes divisions entre artistes. L'hypothèse possible est que les
Deburau furent des danseurs de corde, de même que Madame Saqui. L'autre
nom pour danseur de corde est Funambule. Batiste représente l'image de
Pierrot dans la lune, qui voyage la nuit, parmi les petites gens de la rue.
Cette vision de Pierrot que véhicule Deburau, ne pouvait que
séduire le poète et le réalisateur.
Dans le film, Frédérick Lemaître et
Baptiste prennent un verre ensemble au comptoir d'une gargote. Le contraste
entre les deux acteurs est saisissant. Frédérick a des ambitions
de grands hommes. Baptiste se complaît à s'assimiler aux gens du
peuple.
Frédérick Lemaître monopolise la
conversation, tandis que Baptiste reste muet. Il définit son travail de
comédien, lui confie son ambition de devenir un homme aussi grand au
théâtre que les grands hommes de l'histoire.
Frédérick Lemaître :... tous les grands
de ce monde... ils ont joué leur rôle et maintenant c'est mon
tour.
Baptiste répond d'un sourire, comme si la seule
expression de son visage suffisait à exprimer les mots qu'il ne dit
pas.
Frédérick les traduit en donnant une
définition de son travail de mime et en en faisant l'éloge.
Frédérick est l'homme du théâtre du verbe. Les mots
suffisent à son bonheur. Sans eux, il éprouve un sentiment de
grande frustration. Il a besoin des mots pour exprimer les grands hommes.
Baptiste est l'homme du théâtre du geste. Il s'exprime uniquement
avec son corps. Il raconte son histoire sans rien dire.
Baptiste : Pourtant, ce sont de pauvres gens, mais moi, je
suis comme eux.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Jacques
Prévert ait décidé de débaptiser L'Ambigu-Comique
pour le Grand Théâtre, le seul théâtre digne du grand
Frédérick Lemaître.
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