L'héroïne partagée entre la vertu et
la solitude.
Nathalie et Garance sont rivales. Elles aiment le même
homme, Baptiste. Chacune d'entre elles possède une partie des
qualités requises pour être une héroïne de
mélodrame, mais leur personnage n'est pas totalement fidèle
à ce qu'on attend de leur personnage.
Nathalie incarne la jeunesse, la pureté de l'amour.
Elle voue un amour indestructible à Baptiste et une
fidélité sans borne. Fille du directeur des Funambules, elle
évolue dans ce milieu clos et sécurisant qu'elle ne quitte
pratiquement jamais. Son travail sur les planches lui est assuré. Une
seule fois, elle apparaît dans la rue, avec son fils. Elle va chercher
Baptiste à l'hôtel du Grand-Relais qui abrite les amours
illégitimes de son mari. Contrairement à Garance, l'hôtel
est un lieu très inhabituel pour une jeune femme comme elle.
Garance utilise le seul cadeau que lui a offert la vie, sa
beauté naturelle. Pour gagner sa vie, elle s'expose dans une baraque
foraine, dévoilant une partie de son corps : La vérité
nue. Elle est une déesse sur les planches du théâtre
des Funambules dans la pantomime du Palais des Mirages. Adulée
pour sa plastique hors du commun, elle n'en est que plus seule. Elle se
promène insolemment, se laisse cueillir au gré de sa fantaisie et
s'en va. Si elle n'avait pas ce côté libertin, son passé
misérable de fille du peuple en ferait le personnage idéal de
l'héroïne de mélodrame. Mais elle est trop éprise de
liberté et trop peu en accord avec les conventions de la bonne morale de
l'époque. Garance n'a pas connu son père. Sa mère,
blanchisseuse, meurt alors qu'elle n'a que quinze. Elle se retrouve alors, sans
famille, livrée à elle même et aux hommes.
Garance : Par ici, une fille qui a grandi trop vite ne reste
pas seule très longtemps.
Elle était encore enfant qu'elle était
déjà confrontée au monde des hommes. Certains d'entre eux
se sont occupé d'elle. C'est comme ça qu'elle a survécu.
Le comte de Montray n'est probablement qu'un numéro de plus. Il lui
offre sa protection et la sauve d'une erreur judiciaire dont elle est
l'innocente victime. Comme les héroïnes des mélodrames,
Garance est accusée à tort d'un crime qu'elle n'a pas commis.
Elle semble être à l'aise partout. On la voit
parmi les forains, dans la rue avec les badauds, se promenant dans les bas
fonds de Paris en compagnie de Lacenaire, un individu peu recommandable avec
lequel elle est souvent et qui lui fera avoir des ennuis avec la justice. Elle
habite au Grand Relais un temps, avant de devenir la pensionnaire dans une
riche maison appartenant au comte de Montray, son tuteur et protecteur. Elle
part vivre avec lui à l'étranger.
Garance désire t'elle vraiment se mettre en
ménage avec un homme dans le fond ? Elle qui vit son lieu d'attache
particulier et qui donne l'impression de pouvoir accoster à tous les
ports. Serait-il encore possible pour elle de chanter, en pleine nuit, la
fenêtre ouverte, dans un hôtel modeste, si elle se mariait, si elle
vivait avec un homme ?
Elle ressemblerait à un oiseau dans une cage
fermée, qui probablement ne saurait plus chanter.
Le comte : ...Quand je ne suis pas là, vous chantez.
Mais il suffit que j'arrive pour que vous vous taisiez.
Il lui resterait son miroir, sa brosse à cheveux. Un
homme derrière elle qui contemple son reflet, comme le fait Edouard de
Montray, l'homme qui fait barrage au chant de l'oiseau en refermant la porte
derrière lui.
Garance chante lorsqu'elle est seule, avant l'arrivée
du comte dans son boudoir, à l'hôtel du Grand-Relais, après
le départ de Baptiste. Quand elle est seule, elle n'appartient à
personne. Elle est comme un oiseau en cage avec Edouard de Montray. Elle lui
rend des comptes sur ce qu'elle fait et qui elle aime. Si par malheur, son
regard croise d'un sourire celui d'un homme, son protecteur se bat avec lui en
duel et le tue. Pourtant elle tombe amoureuse de Baptiste, le seul homme qui ne
cherche pas à l'attacher. Elle l'aime au point de venir
discrètement le voir jouer tous les soirs au théâtre. Mais
elle le laisse à Nathalie avec qui il partage son quotidien. En agissant
ainsi, Garance nous dévoile l'aspect foncièrement humain de son
personnage. Elle ne souhaite pas détruire ce qu'elle n'a pas eu la
chance de connaître dans sa vie : une famille. Elle sacrifie son amour
pour que Baptiste et Nathalie restent unis autour de leur
petit garçon et avoir peut-être d'autres enfants. On comprend que
Garance aime les enfants et qu'elle est sans doute malheureuse de ne pas en
avoir, et qu'elle sait qu'elle n'en aura jamais. Quant le petit Baptiste vient
la voir est sans doute le moment le plus émouvant du film.
Garance de plus en plus triste, caresse avec une grande
douceur les cheveux du petit Baptiste.
Elle ne pourra jamais offrir à Baptiste ce Nathalie lui
donne. Nathalie aussi le sait et elle le lui dit au Grand- Relais alors qu'elle
vient de surprendre l'adultère.
Nathalie : Facile de s'en aller... Et puis de revenir...
Mais rester et vivre avec un seul être, partager avec lui la vie de tous
les jours c'est autre chose.
Nathalie définit les rôles de la femme et de la
maîtresse. La maîtresse a le beau rôle. Elle n'a que les bons
moments, ceux qu'elle choisi alors que la femme mariée assume les bons
et les mauvais côtés de son mari, l'usure du quotidien.
Si Garance s'en va, c'est parce que malgré tout l'amour
qu'elle ressent pour Baptiste, elle veut continuer à chanter la
fenêtre ouverte sur le monde. Garance est l'image même de la
liberté, de l'émancipation féminine. Elle marque un
tournant dans l'histoire du mélodrame. Sa vertu à elle, c'est
de rester intègre du début à la fin, une
femme libre sans attache. Le comte de Montray la met en cage, mais elle ne
l'aime pas. Elle n'est pas mariée à lui. Elle peut le quitter du
jour au lendemain si elle le souhaite. De plus, elle semble relativement libre
de ses déplacements. Si elle devait vivre avec Baptiste, leur amour ne
se flétrirait-il pas, jour après jour ? Les sentiments ne
céderaient-ils pas la place à l'obligation conjugale ? Ne vaut-il
pas mieux pour Garance garder son bonheur intacte et rester libre ? Garance
choisit sa liberté.
Garance, l'innocente victime : un canevas de
mélodrame d'après les Enfants du paradis.
Les enfants du paradis fournissent un nombre infini
de canevas de mélodrames possibles. Chaque personnage du film est le
héros du mélodrame de sa vie. Je me suis amusée à
reconstituer ceux qui sont au centre de la fiction de Prévert et
Carné par ordre d'importance.
Acte I. Une toile de fond représente
Ménilmontant. C'est la nuit. Une jeune fille erre seule. Ses
vêtements sont usés. Une musique douce et triste accompagne ses
pas.
Madame Hermine, la gérante du Grand-Relais est en
avant- scène. Elle nous dresse le portrait de Garance à
travers un
monologue récapitulatif. Elle nous parle de son
enfance. Fille de blanchisseuse, elle perd la seule personne qui ait
compté dans sa courte vie : sa mère. Elle n'a que quinze ans, et
déjà, elle est orpheline. Par ici, une fille qui a grandi
trop vite ne reste pas seule très longtemps. Pierre François
Lacenaire apparaît. Il semble à peine plus âgé que
Garance. Madame Hermine sort de scène. Le jeune homme, à l'allure
élégante, se présente à Garance. Elle en fait de
même. Lacenaire lui propose de l'emmener avec lui. On imagine qu'il lui
dit : « Je ferai de toi une princesse. »
Acte II. Nous sommes à L'hôtel
du Grand-Relais. Il fait jour. Quelques années ont passé. Madame
Hermine nous fait un récapitulatif des événements qui ont
précédé. Elle sort. Entrent Garance, Lacenaire et Avril,
un ami à lui. La jeune femme explique que Monsieur Schutz, un encaisseur
bien connu, doit bientôt venir lui réclamer de l'argent et qu'elle
n'a pas de quoi le payer. Garance s'absente pour aller chercher une demi
baguette avant que la boulangerie ne ferme.
Lacenaire et Avril restés seuls, accueillent l'encaisseur
à coup de bâtons. Le croyant mort, ils s'enfuient. Madame Hermine
arrive sur ces entrefaites. Elle découvre L'encaisseur gisant
à terre. Il n'est pas mort. Il crie : A l'assassin ! A l'assassin !
A l'égorgeur ! Ils m'ont tué ! A l'assassin ! Madame Hermine
aide Monsieur Schutz à se relever
et crie à la cantonade : La police ! Appelez la police
! Vite !
Acte III. Madame Hermine accueille
l'encaisseur et le policier dans son bureau. Chacun donne sa version au
policier. Entre Garance qui vient au courrier. Le policier lui signifie qu'elle
est en état d'arrestation pour complicité d'assassinat. Garance
dit qu'elle est l'innocente victime d'une erreur judiciaire. Le comte de
Montray qui l'a croisée chez le boulanger confirme ses dires. Garance
n'a pas besoin d'argent puisqu'elle est sous sa protection. Garance sort la
tête haute, narguant tout le monde.
Garance, héroïne romantique d'un vaudeville
mélodramatique.
Dans les mélodrames, le personnage central est un
homme. Dans le film de Carné, c'est une femme. Nous retrouvons cet
engouement de placer le personnage principal au centre, voire en titre, chez
les romantiques. Nathalie ferait une parfaite Rosette dans On ne badine pas
avec l'amour, le drame romantique qu'Alfred de Musset écrit en
1834. Batiste serait l'amoureux transi Coelio qui meurt d'amour pour une jeune
femme qu'il a aperçu sur son balcon dans Les caprices de Marianne,
pièce que Musset écrit l'année d'avant.
Frédérick Lemaître y incarnerait le rôle d'Octave, le
confident et ami
de Coelio chargé de faire se rencontrer les deux
amants. De la même façon, Frédérick prévient
Baptiste de sa présence au théâtre à la fin de la
représentation du Marchand d'habits. Et le tuteur, Claudio
serait interprété par le comte de Montray. De même que le
tuteur par jalousie, fait assassiner Coelio, le comte tue en duel un homme
à qui Garance avait souri. Il se trompe d'amant en provoquant
Frédérick Lemaitre laissant ainsi le champs libre à
Garance et Baptiste pour s'échanger des baisers. Il faut attendre 1845,
pour que le modèle de Garance voit le jour. Prosper
Mérimée écrit une nouvelle, Carmen. Bizet en fait
opéra en 1874. Carné situe l'époque de sa fiction vers les
années 1840. Ceci n'est peut- être qu'une coïncidence, mais
une coïncidence frappante de similitudes. L'héroïne est une
gitane qui séduit et envoûte les hommes. Elle fait preuve d'une
totale liberté de moeurs et fait passer son indépendance avant
tout.
Carmen (extrait de La Habanera) : L'amour est enfant
de bohème qui n'a jamais connu de loi.
Ce comportement est une conséquence de son
éducation, de sa race de gitane.
Les derniers mots de Don José à Carmen sont :
Pauvre enfant, ce sont les calés qui l'ont élevée
comme ça.
Garance n'est pas une bohémienne. Garance, dans son
enfance, n'a pas eu la référence du père, puisque sa
mère l'a élevée seule. Elle n'a pas eu l'image d'un homme
partageant sa vie avec une femme. A partir du moment où sa mère
meurt prématurément, on peut penser qu'elle a eu de nombreuses
aventures avec des hommes, puisque c'est la vie qu'elle mène, le plus
naturellement du monde dans le film.
Carmen chante ( extrait de la Habanera) : L'amour
est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser.
L'adjectif rebelle est au féminin alors qu'oiseau et
amour sont masculin. L'oiseau c'est l'image qu'utilise Jacques Prévert
pour évoquer la liberté. L'amour serait une femme libre et
Garance, l'allégorie de l'amour. Dans le film, elle est comparée
à une oiseau et elle dit d'elle-même qu'elle est libre.
Lorsque Pierre-François Lacenaire lui rend visite dans
l'hôtel particulier où elle vit avec le comte, il la compare
à un oiseau en dans une cage de luxe. Edouard de Montray, geôlier,
s'étonne qu'elle s'arrête de chanter en sa présence.
Garance assure que malgré sa captivité, elle est toujours
libre.
Lacenaire : Je sais aussi qu'on l'a mis en cage mon ange...
Et dans la plus belle cage de Paris.
Garance : Rassurez-vous, on m'a achetée sans
condition. Je suis libre encore.
Le comte : ... vous chantez. Il suffit que j'arrive pour que
vous vous taisiez.
Carmen et Garance s'accaparent le droit d'offrir une fleur
à l'homme qui leur plaît, au moment même où elles le
croisent. Au début du premier acte de l'opéra, en chantant la
Habanera, Carmen jette une fleur de cassie aux pieds du brigadier espagnol
Don José, qui la ramasse et respire son parfum.
Au début de la première époque, Baptiste
improvise une pantomime pour disculper Garance. Celle-ci lui lance une rose
rouge qu'elle avait dans les cheveux. Baptiste la rattrape au vol, la contemple
et la hume amoureusement.
Don José et Baptiste ont tous deux une fiancée
dont l'intérêt dramaturgique est de fournir une rivale à
l'héroïne. Garance et Carmen remettent en cause une union qui
vraisemblablement débouchera sur un mariage.
Les deux fiancées ont des caractères similaires
puisque Micaëla, la promise de Don José représente le
dévouement à
l'homme qu'elle aime, la pureté et la chasteté
qui existe chez Nathalie.
Carmen et Garance sont des personnages féminins avant-
gardistes, qui aujourd'hui déstabiliseraient bien des hommes par leurs
comportements au-dessus des codes moraux. Elles dominent les hommes qu'elles
aiment en agissant comme un homme. Elles offrent une fleur à leur bien
aimé et s'affichent ouvertement libertines adeptes d'Epicure. Elles
fascinent et cherchent l'amour. Insatiables chercheuses d'or, elles ne se
satisfont jamais vraiment de ce qu'elles trouvent.
Garance : C'est tellement simple l'amour ...Je
suis simple, tellement simple... J'aime plaire à qui me plaît.
C'est tout. Et quand j'ai en vie de dire oui... je ne sais pas dire
non.
En 1845, Mérimée fait mourir Carmen, car un
esprit trop libre ne peut pas vivre impunément. Un siècle plus
tard, Jacques Prévert contraint Garance à ne jamais se marier
avec l'homme qu'elle aime, et de fuir loin de lui, seule dans son carrosse
fermé sur la fête des gens qui son heureux.
Contrairement à Musset et Mérimée, il n'a
pas convergence vers une fin fatalement funeste de la mort d'un des amants. Les
personnages se séparent, se perdent de vue, se retrouvent pour se
reperdre encore. Comme une ronde incessante, le
théâtre récupère les
émotions de ses acteurs avant de les renvoyer dans la vie en capturer
d'autres. De la vie au théâtre et du théâtre à
la vie, il semble que l'histoire n'aura jamais de fin. Garance est une enfant
du paradis. Elle reviendra se promener parmi les petites lueurs de
Ménilmontant. Elle entonnera un air de liberté dans une chambre
toute simple du Grand-Relais, mais d'où on a une vue imprenable sur la
lune, car la lune est à tout le monde. Elle nous rejouera le vaudeville
que nous aimons tant, celui de La femme, le mari, la maîtresse et ses
autres amants. Au théâtre où tout est possible,
ils reviendront tous pour elle. Nathalie, la femme trompée,
Baptiste, son amoureux transi qui préfère s'exprimer avec les
gestes, Frédérick Lemaître, qui s'exerce la voix, le verbes
et les sentiments, Le comte de Montray à qui il manque toujours une
pièce à sa collection
privée et Lacenaire fou d'avoir été trop
éloigné de son ange Gardien.
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