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théâtre et théâtralité dans les Enfants du paradis

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par Fabienne DESEEZ
Université Nanterre PAris X - Maîtrise d'arts du spectacle mention études théâtrales 2002
  

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L'héroïne partagée entre la vertu et la solitude.

Nathalie et Garance sont rivales. Elles aiment le même homme, Baptiste. Chacune d'entre elles possède une partie des qualités requises pour être une héroïne de mélodrame, mais leur personnage n'est pas totalement fidèle à ce qu'on attend de leur personnage.

Nathalie incarne la jeunesse, la pureté de l'amour. Elle voue un amour indestructible à Baptiste et une fidélité sans borne. Fille du directeur des Funambules, elle évolue dans ce milieu clos et sécurisant qu'elle ne quitte pratiquement jamais. Son travail sur les planches lui est assuré. Une seule fois, elle apparaît dans la rue, avec son fils. Elle va chercher Baptiste à l'hôtel du Grand-Relais qui abrite les amours illégitimes de son mari. Contrairement à Garance, l'hôtel est un lieu très inhabituel pour une jeune femme comme elle.

Garance utilise le seul cadeau que lui a offert la vie, sa beauté naturelle. Pour gagner sa vie, elle s'expose dans une baraque foraine, dévoilant une partie de son corps : La vérité nue. Elle est une déesse sur les planches du théâtre des Funambules dans la pantomime du Palais des Mirages. Adulée pour sa plastique hors du commun, elle n'en est que plus seule. Elle se promène insolemment, se laisse cueillir au gré de sa fantaisie et s'en va. Si elle n'avait pas ce côté libertin, son passé misérable de fille du peuple en ferait le personnage idéal de l'héroïne de mélodrame. Mais elle est trop éprise de liberté et trop peu en accord avec les conventions de la bonne morale de l'époque. Garance n'a pas connu son père. Sa mère, blanchisseuse, meurt alors qu'elle n'a que quinze. Elle se retrouve alors, sans famille, livrée à elle même et aux hommes.

Garance : Par ici, une fille qui a grandi trop vite ne reste pas seule très longtemps.

Elle était encore enfant qu'elle était déjà confrontée au monde des hommes. Certains d'entre eux se sont occupé d'elle. C'est comme ça qu'elle a survécu. Le comte de Montray n'est probablement qu'un numéro de plus. Il lui offre sa protection et la sauve d'une erreur judiciaire dont elle est l'innocente victime. Comme les héroïnes des mélodrames, Garance est accusée à tort d'un crime qu'elle n'a pas commis.

Elle semble être à l'aise partout. On la voit parmi les forains, dans la rue avec les badauds, se promenant dans les bas fonds de Paris en compagnie de Lacenaire, un individu peu recommandable avec lequel elle est souvent et qui lui fera avoir des ennuis avec la justice. Elle habite au Grand Relais un temps, avant de devenir la pensionnaire dans une riche maison appartenant au comte de Montray, son tuteur et protecteur. Elle part vivre avec lui à l'étranger.

Garance désire t'elle vraiment se mettre en ménage avec un homme dans le fond ? Elle qui vit son lieu d'attache particulier et qui donne l'impression de pouvoir accoster à tous les ports. Serait-il encore possible pour elle de chanter, en pleine nuit, la fenêtre ouverte, dans un hôtel modeste, si elle se mariait, si elle vivait avec un homme ?

Elle ressemblerait à un oiseau dans une cage fermée, qui probablement ne saurait plus chanter.

Le comte : ...Quand je ne suis pas là, vous chantez. Mais il suffit que j'arrive pour que vous vous taisiez.

Il lui resterait son miroir, sa brosse à cheveux. Un homme derrière elle qui contemple son reflet, comme le fait Edouard de Montray, l'homme qui fait barrage au chant de l'oiseau en refermant la porte derrière lui.

Garance chante lorsqu'elle est seule, avant l'arrivée du comte dans son boudoir, à l'hôtel du Grand-Relais, après le départ de Baptiste. Quand elle est seule, elle n'appartient à personne. Elle est comme un oiseau en cage avec Edouard de Montray. Elle lui rend des comptes sur ce qu'elle fait et qui elle aime. Si par malheur, son regard croise d'un sourire celui d'un homme, son protecteur se bat avec lui en duel et le tue. Pourtant elle tombe amoureuse de Baptiste, le seul homme qui ne cherche pas à l'attacher. Elle l'aime au point de venir discrètement le voir jouer tous les soirs au théâtre. Mais elle le laisse à Nathalie avec qui il partage son quotidien. En agissant ainsi, Garance nous dévoile l'aspect foncièrement humain de son personnage. Elle ne souhaite pas détruire ce qu'elle n'a pas eu la chance de connaître dans sa vie : une famille. Elle sacrifie son amour

pour que Baptiste et Nathalie restent unis autour de leur petit garçon et avoir peut-être d'autres enfants. On comprend que Garance aime les enfants et qu'elle est sans doute malheureuse de ne pas en avoir, et qu'elle sait qu'elle n'en aura jamais. Quant le petit Baptiste vient la voir est sans doute le moment le plus émouvant du film.

Garance de plus en plus triste, caresse avec une grande douceur les cheveux du petit Baptiste.

Elle ne pourra jamais offrir à Baptiste ce Nathalie lui donne. Nathalie aussi le sait et elle le lui dit au Grand- Relais alors qu'elle vient de surprendre l'adultère.

Nathalie : Facile de s'en aller... Et puis de revenir... Mais rester et vivre avec un seul être, partager avec lui la vie de tous les jours c'est autre chose.

Nathalie définit les rôles de la femme et de la maîtresse. La maîtresse a le beau rôle. Elle n'a que les bons moments, ceux qu'elle choisi alors que la femme mariée assume les bons et les mauvais côtés de son mari, l'usure du quotidien.

Si Garance s'en va, c'est parce que malgré tout l'amour qu'elle ressent pour Baptiste, elle veut continuer à chanter la fenêtre ouverte sur le monde. Garance est l'image même de la liberté, de l'émancipation féminine. Elle marque un tournant dans l'histoire du mélodrame. Sa vertu à elle, c'est

de rester intègre du début à la fin, une femme libre sans attache. Le comte de Montray la met en cage, mais elle ne l'aime pas. Elle n'est pas mariée à lui. Elle peut le quitter du jour au lendemain si elle le souhaite. De plus, elle semble relativement libre de ses déplacements. Si elle devait vivre avec Baptiste, leur amour ne se flétrirait-il pas, jour après jour ? Les sentiments ne céderaient-ils pas la place à l'obligation conjugale ? Ne vaut-il pas mieux pour Garance garder son bonheur intacte et rester libre ? Garance choisit sa liberté.

Garance, l'innocente victime : un canevas de mélodrame d'après les Enfants du paradis.

Les enfants du paradis fournissent un nombre infini de canevas de mélodrames possibles. Chaque personnage du film est le héros du mélodrame de sa vie. Je me suis amusée à reconstituer ceux qui sont au centre de la fiction de Prévert et Carné par ordre d'importance.

Acte I. Une toile de fond représente Ménilmontant. C'est la nuit. Une jeune fille erre seule. Ses vêtements sont usés. Une musique douce et triste accompagne ses pas.

Madame Hermine, la gérante du Grand-Relais est en avant-
scène. Elle nous dresse le portrait de Garance à travers un

monologue récapitulatif. Elle nous parle de son enfance. Fille de blanchisseuse, elle perd la seule personne qui ait compté dans sa courte vie : sa mère. Elle n'a que quinze ans, et déjà, elle est orpheline. Par ici, une fille qui a grandi trop vite ne reste pas seule très longtemps. Pierre François Lacenaire apparaît. Il semble à peine plus âgé que Garance. Madame Hermine sort de scène. Le jeune homme, à l'allure élégante, se présente à Garance. Elle en fait de même. Lacenaire lui propose de l'emmener avec lui. On imagine qu'il lui dit : « Je ferai de toi une princesse. »

Acte II. Nous sommes à L'hôtel du Grand-Relais. Il fait jour. Quelques années ont passé. Madame Hermine nous fait un récapitulatif des événements qui ont précédé. Elle sort. Entrent Garance, Lacenaire et Avril, un ami à lui. La jeune femme explique que Monsieur Schutz, un encaisseur bien connu, doit bientôt venir lui réclamer de l'argent et qu'elle n'a pas de quoi le payer. Garance s'absente pour aller chercher une demi baguette avant que la boulangerie ne ferme.

Lacenaire et Avril restés seuls, accueillent l'encaisseur à coup de bâtons. Le croyant mort, ils s'enfuient. Madame Hermine arrive sur ces entrefaites. Elle découvre
L'encaisseur gisant à terre. Il n'est pas mort. Il crie : A l'assassin ! A l'assassin ! A l'égorgeur ! Ils m'ont tué ! A l'assassin ! Madame Hermine aide Monsieur Schutz à se relever

et crie à la cantonade : La police ! Appelez la police ! Vite !

Acte III. Madame Hermine accueille l'encaisseur et le policier dans son bureau. Chacun donne sa version au policier. Entre Garance qui vient au courrier. Le policier lui signifie qu'elle est en état d'arrestation pour complicité d'assassinat. Garance dit qu'elle est l'innocente victime d'une erreur judiciaire. Le comte de Montray qui l'a croisée chez le boulanger confirme ses dires. Garance n'a pas besoin d'argent puisqu'elle est sous sa protection. Garance sort la tête haute, narguant tout le monde.

Garance, héroïne romantique d'un vaudeville mélodramatique.

Dans les mélodrames, le personnage central est un homme. Dans le film de Carné, c'est une femme. Nous retrouvons cet engouement de placer le personnage principal au centre, voire en titre, chez les romantiques. Nathalie ferait une parfaite Rosette dans On ne badine pas avec l'amour, le drame romantique qu'Alfred de Musset écrit en 1834. Batiste serait l'amoureux transi Coelio qui meurt d'amour pour une jeune femme qu'il a aperçu sur son balcon dans Les caprices de Marianne, pièce que Musset écrit l'année d'avant. Frédérick Lemaître y incarnerait le rôle d'Octave, le confident et ami

de Coelio chargé de faire se rencontrer les deux amants. De la même façon, Frédérick prévient Baptiste de sa présence au théâtre à la fin de la représentation du Marchand d'habits. Et le tuteur, Claudio serait interprété par le comte de Montray. De même que le tuteur par jalousie, fait assassiner Coelio, le comte tue en duel un homme à qui Garance avait souri. Il se trompe d'amant en provoquant Frédérick Lemaitre laissant ainsi le champs libre à Garance et Baptiste pour s'échanger des baisers. Il faut attendre 1845, pour que le modèle de Garance voit le jour. Prosper Mérimée écrit une nouvelle, Carmen. Bizet en fait opéra en 1874. Carné situe l'époque de sa fiction vers les années 1840. Ceci n'est peut- être qu'une coïncidence, mais une coïncidence frappante de similitudes. L'héroïne est une gitane qui séduit et envoûte les hommes. Elle fait preuve d'une totale liberté de moeurs et fait passer son indépendance avant tout.

Carmen (extrait de La Habanera) : L'amour est enfant de bohème qui n'a jamais connu de loi.

Ce comportement est une conséquence de son éducation, de sa race de gitane.

Les derniers mots de Don José à Carmen sont : Pauvre enfant, ce sont les calés qui l'ont élevée comme ça.

Garance n'est pas une bohémienne. Garance, dans son enfance, n'a pas eu la référence du père, puisque sa mère l'a élevée seule. Elle n'a pas eu l'image d'un homme partageant sa vie avec une femme. A partir du moment où sa mère meurt prématurément, on peut penser qu'elle a eu de nombreuses aventures avec des hommes, puisque c'est la vie qu'elle mène, le plus naturellement du monde dans le film.

Carmen chante ( extrait de la Habanera) : L'amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser.

L'adjectif rebelle est au féminin alors qu'oiseau et amour sont masculin. L'oiseau c'est l'image qu'utilise Jacques Prévert pour évoquer la liberté. L'amour serait une femme libre et Garance, l'allégorie de l'amour. Dans le film, elle est comparée à une oiseau et elle dit d'elle-même qu'elle est libre.

Lorsque Pierre-François Lacenaire lui rend visite dans l'hôtel particulier où elle vit avec le comte, il la compare à un oiseau en dans une cage de luxe. Edouard de Montray, geôlier, s'étonne qu'elle s'arrête de chanter en sa présence. Garance assure que malgré sa captivité, elle est toujours libre.

Lacenaire : Je sais aussi qu'on l'a mis en cage mon ange... Et dans la plus belle cage de Paris.

Garance : Rassurez-vous, on m'a achetée sans condition. Je suis libre encore.

Le comte : ... vous chantez. Il suffit que j'arrive pour que vous vous taisiez.

Carmen et Garance s'accaparent le droit d'offrir une fleur à l'homme qui leur plaît, au moment même où elles le croisent. Au début du premier acte de l'opéra, en chantant la Habanera, Carmen jette une fleur de cassie aux pieds du brigadier espagnol Don José, qui la ramasse et respire son parfum.

Au début de la première époque, Baptiste improvise une pantomime pour disculper Garance. Celle-ci lui lance une rose rouge qu'elle avait dans les cheveux. Baptiste la rattrape au vol, la contemple et la hume amoureusement.

Don José et Baptiste ont tous deux une fiancée dont l'intérêt dramaturgique est de fournir une rivale à l'héroïne. Garance et Carmen remettent en cause une union qui vraisemblablement débouchera sur un mariage.

Les deux fiancées ont des caractères similaires puisque
Micaëla, la promise de Don José représente le dévouement à

l'homme qu'elle aime, la pureté et la chasteté qui existe chez Nathalie.

Carmen et Garance sont des personnages féminins avant- gardistes, qui aujourd'hui déstabiliseraient bien des hommes par leurs comportements au-dessus des codes moraux. Elles dominent les hommes qu'elles aiment en agissant comme un homme. Elles offrent une fleur à leur bien aimé et s'affichent ouvertement libertines adeptes d'Epicure. Elles fascinent et cherchent l'amour. Insatiables chercheuses d'or, elles ne se satisfont jamais vraiment de ce qu'elles trouvent.

Garance : C'est tellement simple l'amour ...Je suis simple, tellement simple... J'aime plaire à qui me plaît. C'est tout. Et quand j'ai en vie de dire oui... je ne sais pas dire non.

En 1845, Mérimée fait mourir Carmen, car un esprit trop libre ne peut pas vivre impunément. Un siècle plus tard, Jacques Prévert contraint Garance à ne jamais se marier avec l'homme qu'elle aime, et de fuir loin de lui, seule dans son carrosse fermé sur la fête des gens qui son heureux.

Contrairement à Musset et Mérimée, il n'a pas convergence vers une fin fatalement funeste de la mort d'un des amants. Les personnages se séparent, se perdent de vue, se retrouvent pour se reperdre encore. Comme une ronde incessante, le

théâtre récupère les émotions de ses acteurs avant de les renvoyer dans la vie en capturer d'autres. De la vie au théâtre et du théâtre à la vie, il semble que l'histoire n'aura jamais de fin. Garance est une enfant du paradis. Elle reviendra se promener parmi les petites lueurs de Ménilmontant. Elle entonnera un air de liberté dans une chambre toute simple du Grand-Relais, mais d'où on a une vue imprenable sur la lune, car la lune est à tout le monde. Elle nous rejouera le vaudeville que nous aimons tant, celui de La femme, le mari, la maîtresse et ses autres amants. Au théâtre où tout est possible, ils reviendront tous pour elle. Nathalie, la femme trompée, Baptiste, son amoureux transi qui préfère s'exprimer avec les gestes, Frédérick Lemaître, qui s'exerce la voix, le verbes et les sentiments, Le comte de Montray à qui il manque toujours une pièce à sa collection

privée et Lacenaire fou d'avoir été trop éloigné de son ange Gardien.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault