V. Conclusion
Carné et Prévert ont réussi une mise en
abîme totale du passé, anticipent le futur dans un présent
qu'il ont imaginé, hors de leur époque.
Le rideau s'ouvre, le boulevard du crime ressemble à
une carte postale, tel que les gravures nous le restituent, un siècle
plus tôt. Le scénariste et le réalisateur nous font revivre
l'ambiance euphorique d'une époque post- révolutionnaire. Le
peuple de Paris respire un air de liberté. Enfin, il a le droit de
s'exprimer au théâtre.
Garance est le personnage tout choisi, pour figurer ce
sentiment de liberté. Sans attache, elle glisse de l'un à
l'autre, elle adore ça la liberté. Une liberté qui lui
vaut de ne pas sélectionner ses fréquentations. Par deux fois,
elle est victime d'une erreur judiciaire, parce qu'elle a pour ami un criminel.
Parce qu'elle a pour amant un officier allemand et ne cache à personne
sa liaison, Arletty sera incarcérée pendant 18 mois en
résidence surveillée, à la Libération. Victime
d'une erreur judiciaire, l'actrice n'assistera pas à la sortie du
film.
Personnage en avance sur son temps, Garance, amoureuse, ne se
marie pas. Pourtant les occasions ne manquent pas. Subtilement, Prévert
fait une allusion au poème de Paul
Eluard : Liberté. Frédérick
s'adresse à son amante, lui expliquant que s'il la laisse libre, cela ne
veut pas dire qu'il ne l'aime pas. Peut-être aimerais-tu(...)que je
te harcèle un peu, que je te questionne, (...)que je fouille dans tes
souvenirs, que je t'épie, que je te guette(...)rasant les murs où
j'ai écrit ton nom. Cette réplique, métaphoriquement,
peut-être rapprochée de la France sous l'occupation. Le sentiment
d'insécurité dans le regard des autres, ce qu'il cache ou montre,
la délation, la gestapo.
Pierre Brasseur ressemble trait pour trait à son
modèle, Frédérick Lemaître. Jean-Louis Barrault, en
Baptiste dans son habits d'homme blanc, malgré des entorses à
l'histoire, a immortalisé le mime dans l'esprit de
générations de français et de spectateurs du monde entier.
Les criminels ne seront plus considérés de la même
façon. Ne sont-ils pas les victimes d'une société qui ne
les comprend pas et ne les reconnaît pas ? Cette idée ressortira
bien des années plus tard dans les discours politiques.
Ce film est un joyau de la culture française, parce
qu'il a la force de faire oublier la noirceur de l'Occupation dans une France,
où le sourire a disparu des lèvres, les rêves ne passent
plus les portes du sommeil. Les Enfants du paradis nous redonnent
goût à la vie par la force poétique de son contenu. Hors du
temps, ils nous rassurent, que dans les situation les plus sombres, aucune
cloison n'est assez
épaisse pour étouffer les rêves. Ils nous
donnent le souffle nécessaire pour fermer nos yeux sur un monde,
où les gens vivent simplement, avec de petits rêves mais des
rêves tout de même. C'est ce que fera Begnini, presque un demi
siècle plus tard dans la vità è bella. Comment ne
pas abîmer le Pierrot qu'il y a dans chacun de nos enfants avec la dure
et parfois insupportable de la réalité de la cruauté des
hommes quand rien ne les arrêtent plus ? Comment marcher au milieu des
décombres encore fumants, et n'y voir qu'un immense jardin rempli de
fleurs que Baptiste offrira à Garance ? Il n'y a que les gens qui ont
souffert, qui peuvent trouver cette force qu'on sent dans le film de
Prévert et de Carné, de transcender le désastre et de
faire un miracle, créer de toute pièce un rêve somptueux
quand on manque de tout et de faire renaître le début d'un sourire
sur les visages tirés et durcis. Les Enfants du paradis, se
place bien au dessus de son époque, dont les protagonistes sont tous des
marginaux, avec des pensées très divergeantes réunis dans
le même lieux où les places appartiennent à tout le monde.
Dans le film de Carné, il y a des juifs, il y a des antisémites,
il y a des résistants, il en a qui s'en foutent. Tout le monde à
une place sans distinction de genre. Les Enfants du paradis est un
film dont nous devons être fiers.
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