I) Présentation
1.1) Situation clinique : « Martine, le
jour et la nuit »
Elbabaz.André : « De Bleu et de Rouge,
1987 » in Schmattes, pp.252
Martine
est une jeune femme de 20 ans suivie depuis quelques années pour
anorexie mentale et conduites d'automutilations (scarifications). Ce contexte
l'oblige à subir plusieurs hospitalisations durant lesquelles elle
bénéficie d'une prise en charge institutionnelle, notamment par
des médiations qu'elle investit tout particulièrement avec un
étayage soignant important.
Elle est la benjamine de trois enfants et vit seule avec sa mère, le
père est décédé il y a quelques années d'une
maladie grave.
Le
père était artiste peintre et s'absentait souvent du giron
familial pour retourner dans son pays natal. La mère après avoir
fait des études de Lettres travaille comme traductrice.
Martine
entretenait avec son père une relation très particulière
en ce sens qu'il n'y avait aucune limite de posée par celui-ci. Martine
était la fille préférée du père, ce qui lui
conférait une place difficile à tenir au sein de la fratrie,
notamment auprès de sa soeur ainée avec laquelle une grande
rivalité demeure.
Pour
Martine le père reste une figure idéalisée avec une
amnésie de la haine de ses longues absences. Le père avait un
investissement peu fiable envers sa famille.
En
réponse au manque de limites de côté du père la
mère se sentant en permanence disqualifiée, en posait d'une
manière inadaptée, créant ainsi des conflits
importants.
Les
troubles de Martine se sont aggravés au moment du décès du
père.
Au
décours de cette hospitalisation, Martine donne à voir une
maigreur quasi cachectique mise en valeur par des tenues peu
étoffées. Sur ses bras se trouvent des traces de scarifications.
Elle est dans une perception délirante de sa silhouette et du
fonctionnement corporel avec des éléments dysmorphophobiques, lui
permettant, sans doute, de lutter contre un vide interne. En plus de sa
présentation physique qui interpelle le regard, Martine semble prise
dans un tourbillon de souffrance à l'étourdir l'entrainant dans
une marche effrénée dans les couloirs du service. Ceci lui
donnait une allure de « possédée », telle une
ombre incapable de se poser.
La
séparation imposée par son faible poids, est très mal
supportée par Martine, la poussant à de nombreuses transgressions
dont des fugues. Cette séparation la déprime, invitant le
psychiatre à instaurer un traitement antidépresseur en plus d'un
entretien familial avec celle-ci. La mère vit ces entretiens
familiaux dans un vécu persécutif et exprime, par son
agressivité envers l'équipe, un grand désarroi et son
impuissance face à la situation de sa fille.
Martine
semble être dans une quête affective vis-à-vis de
l'équipe avec des moments d'opposition, une agressivité sous
tendue par une demande d'attention.
Les
échanges avec Martine sont souvent réduits à des
négociations, comme si elle tentait de grappiller, de décrocher
le Graal de la tranquillité intérieure. Toutes ses entreprises
visent sans doute à faire sens dans ce chaos interne dans lequel elle
semble perdue. Ces négociations ont-elles la fonction d'un ancrage dans
le réel pour Martine ? Dans celles-ci, elle attaquait, remettait en
cause le cadre de soin, le groupe de patients hospitalisés et les
rapports avec les soignants.
Sa
voix est à certains moments « d'outre tombe » comme
si ce qu'elle garde au fond de son être est indicible, et à
d'autres moments elle est hurlée.
Ces
oscillations de voix vont de pair avec des moments d'effondrement, d'apathie et
des moments d'explosion, de crise ; trahissant l'incapacité chez
Martine à trouver une juste mesure. Les moments d'explosion, obligeant
l'équipe à une contention physique, répondant à une
nécessité d'un « corps à corps », de
se confronter à du « dur ». Ces moments se
caractérisaient par des crises clastiques avec des
velléités de violences auto et hétéro
agressives.
Sa
toute puissance infantile trahie par une grande immaturité chez Martine,
semble jouer un rôle dans cette recherche de limite avec l'autre.
Martine
est dans une représentation très clivée passant d'une
capacité de création à un vécu délirant
corporel où elle se vit comme obèse, embolisant toute
possibilité d'élaboration et d'échange.
Cette
patiente, dans ce qu'elle a de douloureux et de complexe, a suscité,
chez moi, un mouvement de contretransfert massif fonctionnant tel un balancier
allant de l'empathie à un sentiment de rejet.
Effectivement,
le mortifère semblant avoir envahi tout son être, il
m'était difficile de l'approcher, de peur d'être happée
à mon tour.
Ce
tableau assez sombre, contraste avec ce qu'elle donne à voir dans les
temps de médiation.
En
effet, tant qu'au niveau plastique, qu'au niveau scénique, elle
déploie une créativité sortie telle un geyser de couleurs.
Martine
ne peut être dans la création qu'avec un soutien soignant, sans
lequel elle se perd de nouveau dans les méandres de sa souffrance.
Dès qu'elle est seule elle redevient
« addictée » à l'hyper activité
physique en se détachant des autres, ce qui la fait souffrir.
Pour
Martine, la création semble être un organisateur du lien, qu'elle
met à mal en permanence.
Cette
créativité semble s'inscrire comme un pulvérisateur du
mortifère chez Martine.
Quelle
est cette « chose » qui parvient à transcender le
mortifère ?
La
création vient-elle comme une mise en forme, une expérience
d'exister, qui tente une figuration nouvelle et viable du traumatisme2(*) ?
Dans ces temps de création Martine semble faire tomber le sombre masque
de « la folie » pour laisser s'exprimer cette
« chose » lui donnant une allure totalement
bouleversée et bouleversante.
Sa
motricité, sa voix viennent se mettre au service de sa création
et par la même se métamorphosent à leur tour. Comme si, par
cette création, Martine parvenait à se figurer ce trou, ce chaos
interne. Comme l'indique Céline Masson dans son ouvrage :
« ... Passe de l'informe chose en soi, matière inerte et
chaos traumatique, vers un objet représentable donnant vie par l'esprit,
devenant enfin dicible »3(*). Martine passe d'un corps robotisé,
mécanisé par l'échine de ses troubles, à un corps
animé, coloré avec une voix retrouvant ses nuances comme si elle
pouvait à nouveau se mouler sans risque aux émotions dont elle se
fait le vecteur. Il en ressort un tableau de couleurs vives et douces se
côtoyant sans jamais se mélanger, permettant ainsi la
rêverie du spectateur.
Le
chaos chez Martine qui génère en moi la fuite, laisse place
à des émotions nommables et représentables.
En
effet, sa maigreur et la robotisation de son être, font empreinte dans
mes pensées et celle des différents intervenants. Ce qui trouble,
sans doute, est ce qu'elle a d'abyssal en elle. Ces pensées troubles,
sont difficiles à réunir dans un discours clinique forcé
par le travail institutionnel. Mais c'est ce travail là, qui comme la
création chez Martine, me permet de faire un travail de
représentation et de figuration sur ce qu'elle vit. C'est ainsi que ma
position de soignant peut exister et être élaborée.
Martine
est un contraste et en l'évoquant en séminaire, j'ai
utilisé l'expression suivante « Martine, c'est le jour et la
nuit ». Cette expression attire l'attention de l'enseignant et la
mienne en ce sens que cette patiente contraste nettement et sans transition
passant d'un état de « gisant » à un
état « vivant ».
Ce
jour-nuit résume Martine tant elle se transforme au moment de ses
créations, notamment théâtrales. La nuit retombe, sans
préavis, dès la fin de ses représentations suscitant en
moi la stupeur et la curiosité.
Martine
est un condensé de tous les patients que j'ai pu observer en situation
de représentation théâtrale. Ces patients comme elle, qui
devenaient jour entre deux nuits de leur souffrance psychique.
Cette
stupeur et curiosité se sont peu à peu transformées en
interrogation clinique : « Qu'est ce qui émerge du
patient en situation de création, plus particulièrement de mise
en scène théâtrale » ? « Comment
la situation de représentation théâtrale peut-elle
réanimer un patient éteint par son
symptôme » ?
En
faisant part de mes interrogations, l'enseignant du séminaire me propose
le mot « désir ». Comme soufflé depuis des
trappes d'un théâtre, le mot « désir »
vient nommer mes observations.
Martine,
d'un corps filaire quasi inerte, passe d'un corps habité,
incarné. Son corps semble, alors, changer de langage, racontant une
autre version endormie par le poids du mortifère. En effet, comme le
précise Thierry Delcourt4(*) le corps n'est pas qu'une enveloppe mais provoque
à l'insu du sujet une dynamique interne et un espace d'échange
avec les autres. Le corps prend valeur de langage. Cette autre version que le
corps raconte ne serait-elle pas celle du désir, de la pulsion de
vie ?
Le
corps ne se résume pas qu'à son aspect organique. Il est pris
entre besoin et désir et instinct et pulsion (Freud).
Martine
est un oxymore à elle seule, suscitant des sentiments sombres et
colorés à la fois chez les intervenants. Elle peut être
redoutée tout en étant touchante.
A
partir de la présentation de Martine, je vais déplier les
différentes phases de l'atelier en sollicitant des notions
théoriques appelée par ce type de médiation.
* 2 T.Delcourt : Au
risque de l'art. Editions l'âge de l'homme, 2007
* 3C.Masson :
L'angoisse et la création, essai sur la matière.
L'Harmattan, 2005 P 82
* 4 T.Delcourt : Au
risque de l'art. Editions l'âge de l'homme, 2007
|