-2.2.2) La dimension masochique chez Martine
Pour
évoquer la question du masochisme, je m'aiderai des travaux de Benno
Rosenberg et de Philippe Jeammet.
Le
masochisme appartient au spectre de la sexologie mais est repris par Freud dans
sa théorie sur les perversions sexuelles étendue à
d'autres actes, autres que les perversions sexuelles33(*).
Freud
couple le masochisme au sadisme, donnant ainsi naissance au
« sadomasochisme », terme qui s'impose dans la terminologie
psychanalytique.
Le
masochisme est toujours suivi par le sadisme. Freud fait la relation entre le
principe de plaisir et le masochisme, où demeure le plaisir de la
douleur, de la souffrance : il y a plaisir du déplaisir.
Dans
le masochisme, Freud explique que l'augmentation de la tension, de l'excitation
devient jouissance, ce qui est l'inverse habituellement où
l'augmentation des tensions et de l'excitation sont sources de
déplaisir.
La
notion de plaisir/déplaisir ne se réduit pas seulement à
l'accroissement ou à l'abaissement d'une quantité de tension, car
le plaisir sexuel consiste en une augmentation de la tension qui devient une
source de plaisir (et non pas de déplaisir)34(*).
Le
Principe de plaisir chez le patient masochique consiste en la transformation de
la pulsion de mort en principe de plaisir, ce que Freud appelle « le
principe de Nirvana ».
Le
masochisme se découpe en masochisme érogène et masochisme
moral. Le masochisme érogène est la forme à partir de
laquelle les autres formes se déploient.
Le
masochisme érogène est fondé sur la prise en compte de la
pulsion de mort où le but est plutôt de trouver le moyen de ne pas
la satisfaire, moyen, selon Freud, d'empêcher la satisfaction de la
pulsion de mort et donc de la destruction.
Dans
l'anorexie mentale, le masochisme vient se substituer à la satisfaction
des besoins vitaux, mettant ainsi en jeu la vie de la patiente. C'est à
ce moment précis que le masochisme devient mortifère. Dans cette
pathologie, c'est le masochisme érogène du vécu de la faim
qui est en cause35(*).
E.Kestemberg
évoque « l'orgasme de la faim » qui consiste en
l'investissement masochique de l'excitation de la faim par l'anorexie. Cette
mise en jeu de la vie chez l'anorexique tient au blocage de la pulsion de vie
dont la fonction est de permettre la satisfaction objectale.
Il
y a sidération du fonctionnement normal de la libido et de
l'autoconservation (pulsion de vie).
Il
n'est pas permis de parler du masochisme sans aborder le masochisme moral qui
caractérise l'organisation névrotique.
D'emblée,
Benno Rosenberg propose de différencier le masochisme moral et la
culpabilité. Il décrit la culpabilité comme une notion
fondamentale et centrale dans l'organisation névrotique.
Le
masochisme moral porte sur le masochisme propre du Moi qui demande une punition
du Surmoi ou de l'extérieur : le désir du Moi est de se
soumettre au surmoi.
Pour
ce qui est de la culpabilité, elle est la conséquence d'un
sadisme accru du Surmoi auquel le Moi se soumet. (Ici, pourrait-on dire que la
culpabilité tient du fait que le Surmoi enjoint le Moi à
« jouir »)
La
différence entre les deux, réside dans le lieu de la
satisfaction. Dans la culpabilité la satisfaction libidinale qui a son
objet propre et la culpabilité fait suite à cette satisfaction.
Concernant le masochisme moral, la satisfaction réside dans la
culpabilité même, c'est ce sentiment de culpabilité qui est
érotisée (investissement masochique).
Pour
Philippe Jeammet, le masochisme donne une possibilité de
délivrance de l'emprise de l'objet et de reprendre une position active
de maîtrise36(*).
C'est la menace qui pèse sur le Moi, sur l'identité qui semble
être le moteur du masochisme. Le masochisme est un moyen de
maîtrise sur une menace identitaire et de dissolution du Moi et dans ce
cas présent, devient « gardien de la vie » en tant
qu'ultime défense d'un Moi débordé face à la
reddition et l'abandon au pouvoir de l'objet qui lui permet un triomphe par
l'autodestruction sur l'objet décevant.
Cette
conduite masochique de « sauvegarde » rend
l'adhésion aux soins bien difficiles. Avec Martine, l'équipe doit
négocier avec cette part là, peut-être avec l'idée
de trouver une autre béquille à lui proposer pour qu'elle puisse
abandonner toutes ses conduites masochiques.
Martine
de par son anorexie, invite à réfléchir sur la dimension
masochique que revêt son symptôme. En effet, ce qu'elle s'inflige
avec force et constance la place en tant qu'objet qui s'auto-maltraite. Elle
semble prise dans une spirale jouissive, où la douleur viendrait combler
son vide interne causé par l'absence, ou un trop plein de l'objet
maternel. Il me semble important de préciser que ça pourrait
être la symbolisation du manque qui fait cruellement défaut chez
ces patientes.
Dans
l'anorexie, mais aussi dans la boulimie, les patientes peuvent avoir de vraies
crises de « gavage » afin de se vider (vomissement, purge
anale ou diurétique...): il s'agit là, de se remplir pour se
vider. Cette purge, au delà de la fonction de
« vidange » peut confiner au-delà de la recherche de
sensation, à la quête d'une douleur physique (se manger les joues,
pressions abdominales, se mutiler,...) et s'organiser dans des conduites
à risque et dans des automutilations répétées,
répondant à un caractère impulsif-compulsif, Maurice
Corcos range du côté de l'auto-sadisme, un « sadisme
réfléchi », actif. Il y a ici défense
narcissique par répression des affects engendrés par l'objet
empiétant le territoire psychique du sujet lui même. Cet auto
sadisme semble correspondre à un retour sur soi d'un sadisme
dirigé vers le représentant de l'objet. Il ne s'agit pas
uniquement d'automutilations à forme de scarifications, en effet les
réactions du sujet face à l'insuffisance de l'objet, envahissant
par son absence, biaisent le sentiment de continuité et provoquent une
menace d'annihilation. Il y a aussi plus précisément une
tentative d'exclusion du « membre malade »
(représentant de l'objet), en soi, témoignant bien du trouble
identitaire massif face au sentiment de possession par un objet.
Ceci
place le sujet dans un paradoxe, c'est-à-dire qu'il est rempli d'une
absence. L'angoisse contre laquelle lutte cet auto sadisme reste plus proche de
l'ordre de l'abandon dans la défusion. Surtout elle s'apparente
à une corporéïsation de la menace
séparation-castration. D. Anzieu: « La souffrance
masochiste avant d'être érotisée secondairement et de
conduire au masochisme sexuel et moral, s'explique d'abord par une alternance
brusque , répétée et quasi traumatique , (avant la marche,
le stade du miroir, la parole), de sur-stimulation et de privation du contact
physique, de satisfaction et de frustration du désir d'attachement par
rapport au moi-peau, le narcissisme primaire correspond à
l'expérience de la satisfaction ; le masochisme primaire, à
l'épreuve de la souffrance »37(*)... Le fantasme originaire du masochisme consiste
en une illusion d'une même peau appartenant à l'enfant et sa
mère, peau comme représentant de leur fusion, de leur symbiose
(est-ce que les coupures de Martine seraient une tentative de s'arracher
à la peau maternelle où elle reste collée, telle un membre
siamois ?),... le processus de défusion et d'accès de
l'enfant à l'autonomie entraine une rupture et une déchirure de
cette peau commune. L'auto-érotisme interviendrait telle une parade
contre un risque de désorganisation somatique. Il témoigne de la
permanence de la dépendance à l'objet et donc de ce qui fait sa
vulnérabilité c'est-à-dire sa solitude
fondamentale.
B.
Rosenberg explique la sortie du masochisme érogène primaire par
la voie de l'auto sadisme, ce qui permettrait la désexualisation et la
culpabilité, par conséquent la constitution d'une névrose.
Ce qui peut entrainer l'échec dans la constitution d'un masochisme
« gardien de la vie », au sens d'un masochisme
contenant dans la sphère psychique les envies autopunitives
récupératrices de l'objet au lieu de les agir dans le corps. Dans
les services d'adolescents souffrant de troubles du comportement alimentaires,
ce qui est souvent remarqué c'est que la douleur physique qu'ils
s'auto-infligent (mutilations), stoppe le processus en parvenant à lever
pour un temps le déni de la réalité du risque vital.
Mais
qu'en est-il du masochisme moral où le sujet aimé-haï
disparaît pour laisser place à l'investissement de la souffrance
(à l'inverse du masochisme érogène ou le masochisme
primaire érotisé permet de conserver le commerce avec l'objet
dans la haine). C. Chabert propose, à partir de son expérience
dans les TCA la construction suivante : « le masochisme moral
s'ancre, dans la re-sexualisation oedipienne, à une conviction
incestueuse déterminant une angoisse majeure de perte d'amour et un
retournement haineux, contre le moi, des attaques destructrices visant l'objet.
C'est l'impossible mise en scène de la rivalité avec la
mère, certes, mais surtout l'impossible confrontation à la
passivité qui engage la version mélancolique des fantasmes de
séduction... Au delà de l'expiation mortifiante à laquelle
elle se soumet, c'est la mère qui est visée et atteinte du fait
de la prévalence narcissique des indentifications »38(*). Elle envisage le gommage
de la féminité en rapport avec un inceste insuffisamment
refoulé qui fait retour dans des scènes masochistes. Elle
évoque une attaque désobjectalisante et une attaque des
investissements libidinaux en regard de cette problématique.
Attaques
qui correspondraient à un refus de se voir constituer comme source de
désir de l'autre.
Maurice
Corcos émet l'hypothèse que pour les formes graves
archaïques de TCA l'attaque désobjectalisante sur le corps propre
indifférencié, vise en regard d'une possession par le corps
maternel, à un refus d'un même corps.
« L'identification
narcissique à la mère a généré une
indifférenciation »39(*). Notamment au niveau de l'espace corporel. Ainsi le
masochisme moral pourrait correspondre à l'investissement de la
souffrance infligée au corps de la mère
indifférencié d'avec le sien. Le fantasme de destruction haineuse
de la mère (parce que la mère en termes de représentation
se joue du côté du corps sinon on se place du côté de
l'objet de désir du père) relié dans un premier temps
à la psyché semble prendre une dimension agie sur un corps
indifférencié d'avec l'objet. Après une phase de
déconnexion psychique, l'investissement de la souffrance (masochisme
moral) marquerait la fin de la lutte entre sujet et objet. La souffrance
devient l'ultime représentante de la mère insuffisante. Le sujet
investit la souffrance. La volupté de la douleur remplace l'absence,
remplit ce trou creusé par une mère absente, frustrante.
Martine
est comme aliénée au manque à être de l'objet, ou
à son absence, toutes deux déniées, et surinvesties.
Ce
qui vient révéler le symptôme anorexique, à son
principal destinataire, la mère, est son inassimilation de nourritures
inconsistantes de n'être pas affectives et son avidité pour
l'obscur objet du désir maternel. Pourtant ce que l'anorexique offre
à sa mère est un corps squelettique, quasi cadavérique
l'obligeant à une attention soutenue et à l'expression d'un
désir de vie pour son enfant (c'est le symptôme que l'adolescent
adresse à sa mère, tel un message qui viendrait se
compléter une fois encore de cette figuration imaginaire phallique du
corps longiligne). Ici, la mère de Martine est davantage inscrite dans
une démarche mortifère envers sa fille, tout en ébauchant
un désir de vie pour elle en tenant à ce que cette
dernière ait ses règles (règles en tant que signifiant de
la vie, du désir, de la féminité), elle l'aliène
à une place de malade moribonde ne pouvant quitter l'hôpital
qu'une fois les règles revenues, elle l'assigne, ainsi, à une
place de « malade incurable et incapable de donner la
vie », puisque non réglée. Cette mère là,
semble dans une double contrainte (ou bien, une demande d'être
comblée imaginairement par son enfant une fois devenu adolescent
re-sexualisé, tout devient comme une certaine représentation
phallique allant aussi du côté d'une maîtrise de la faim tel
un défi lancé à la mère) , elle enveloppe Martine
dans une chrysalide solide et hermétique. « Ces
transactions mère-enfant, font penser à une dimension psychique
mélancoliforme chez la mère que la patiente aurait perçue
et figurerait physiquement, l'éprouvé corporel étant la
matière même de la
représentation. »40(*)
* 33 ROUDINESCO. E et PLON. M.
Dictionnaire de la psychanalyse. Fayard, 2000
* 34 Freud.S ;
« Le problème économique du masochisme »
in Névrose, Psychose et perversion, Puf, trad J.pontalis. pp.
283-297
* 35 B.Rosenberg ;
* 36 P.Jeammet :
« L'énigme du masochisme » in L'Enigme du
Masochisme. PUF, 2000 pp. 31-67
* 37 ANZIEU Didier. (1985)
Le Moi-peau. Paris, Dunod.
* 38 C.Chabert : Le
fémini mélancolique, p.45
* 39 CORCOS Maurice.
« Le féminin et le maternel dans l'anorexie mentale. Une
passivité créatrice : ceci n'est pas une femme »
conférence du 03/06/2004
* 40 CORCOS Maurice.
« Le féminin et le maternel dans l'anorexie mentale. Une
passivité créatrice : ceci n'est pas une femme »
conférence du 03/06/2004
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