-2.1.3) Anorexie et automutilation : Une mise à
l'épreuve du féminin chez Martine:
« On
apprend ses limites en faisant l'expérience de la douleur et du
plaisir » (Freud, 1929)
Cette
jeune fille tant par son anorexie que par ses scarifications met son corps au
service d'une communication de l'indicible.
Par
son comportement alimentaire anorexique, Martine parvient à gommer les
caractères sexuels pubertaires (aménorrhée). Maurice
Corcos27(*) explique que
la problématique centrale dans les troubles du comportement alimentaire
est la lutte contre la séparation. Ne pas avoir ses règles permet
de rester le petit enfant de sa mère : « ...Corps
pour une large part indifférenciée d'avec le corps maternel quand
il n'est pas vécu purement et simplement comme une extension ou un
morceau détaché de corps maternel »28(*).
Martine
est collée psychiquement à sa mère, malgré les
demandes paradoxales et les mouvements mortifères de celle-ci. En
exemple de demande paradoxale il y a celle où la mère enjoint sa
fille d'avoir ses règles avant de sortir de l'hôpital. Les
professionnels des troubles des conduites alimentaires ont observé que
le retour de celles-ci n'était pas systématiquement au rendez
vous dès que le poids attendu était atteint. Maurice Corcos
explique dans son article que les menstruations sont tributaires d'un
lâcher prise des symptômes anorexiques, elles reviennent,
notamment, à des moments dépressifs où les défenses
deviennent moins rigides.
Ce
qui est intéressant chez Martine, c'est l'apparition de
préoccupation autour d'une maternité. En effet, elle
évoque à plusieurs reprises son désir d'avoir des enfants
et interroge l'équipe sur un délai de retour de ses
règles.
L'aménorrhée
chez Martine peut traduire à la fois un désir de rester
fusionnée à sa mère et un désir de grossesse
(qu'elle évoque lors des entretiens médicaux). En effet, chez la
femme, la grossesse est caractérisée par une
aménorrhée. Mais le désir de rester collée à
sa mère, chez Martine, est très prégnant, car quand
l'idée d'une maternité est abordée, elle exprime le
souhait d'avoir 3 enfants : un garçon et 2 soeurs...comme sa
mère.
En
tout cas, comme me l'a précisé son psychiatre traitant, c'est par
cette préoccupation autour du désir de grossesse que Martine fut
mobilisable quant à une reprise de poids auquel le retour des
règles est subordonné, en partie.
En
plus de son anorexie, Martine se livre à des scarifications qui
pourraient correspondre, chez elle, à une angoisse désorganisante
et térébrante.
« La
peau, elle n'est pas médiatrice de langage, elle est langage. La peau
appartient à la voix qui en parle, elle est corps de cette voix qui
s'adresse à autrui, dans son impossible déliaison aux mots qui
tragiquement s'en séparent. »29(*) (DR Eliane Corrin, Dermatologue à
Paris)
Ce
corps, qui au commencement est celui de l'enfance porté par la
mère, au moment de l'adolescence (temps des orages pulsionnels et
émotionnels) fait revivre sous la forme pubertaire l'empreinte informe
de la sexualité infantile.
Les
symptômes de Martine impliquent le corps, entre anorexie et
scarification, quelque chose semble s'inscrire de l'indicible qu'elle tente de
montrer. Comme si son corps devenait une « table »
où elle inscrirait des éléments de son être.
Par
cet acte d'automutilation, n'aurait-il pas chez elle une tentative de conjurer
le sort jeté sur elle par le pubertaire. Pubertaire qu'elle tente de
gommer avec ses conduites alimentaires restrictives.
Il
est intéressant de faire le lien avec son anorexie en ce sens que ses
automutilations peuvent avoir une fonction de purge, tout comme les
vomissements. Les jeunes filles ayant recours à ces automutilations
décrivent bien la fonction de décharge de cette dernière,
induite par la douleur et par surtout l'écoulement du sang.
Martine
semble vouloir évacuer (par ses vomissements et ses scarifications) tout
ce qui rentre (la nourriture) et ce qui demeure en elle (le sang).
En
écrivant, une image d'un « corps- passoire » me
vient à l'esprit. Ce corps passoire d'où jaillit la substance
vivante. Image d'un corps sans contenant, se vidant de son contenu, faute de
limite pour le retenir.
Martine
semble dans une vidange permanente de l'objet interne maternel, faute de
pouvoir s'en séparer.
Lors
des remaniements de la puberté, l'adolescent subit et ce, en plus de la
désorganisation identitaire, le retour des pulsions agressives, enfouies
jusqu'ici dans les profondeurs de son Ça. Ainsi, sa violence
fondamentale (Bergeret, 1984) vient alimenter une nouvelle violence, qui
rejoint le courant pulsionnel, et réactive les fantasmes oedipiens de
l'enfance. L'adolescent se retrouve envahi par des fantasmes incestueux qui
ravivent chez lui l'angoisse de castration. Pour se défendre contre ces
menaces, le jeune sort de sa position infantile passive et se met à agir
les objets qu'il perçoit comme persécutant. Il attaque alors
fantasmatiquement et parfois réellement l'image de son corps
sexué ainsi que les objets incestueux, responsables selon lui du
mal-être qu'il ressent. Si le Moi de l'adolescent est suffisamment solide
et que son environnement, non seulement résiste à ses attaques,
mais aussi le soutient dans cette étape, l'agressivité ressentie
peut être progressivement intégrée à sa vie
psychique. L'élaboration des différents conflits peut alors
s'engager et aboutir, à terme, à l'établissement de sa
nouvelle identité adulte.
Dans
le cas contraire, le jeune qui n'a pu établir, dans la prime enfance, de
lien suffisamment sécurisant avec ses objets, se retrouve à
l'adolescence, dangereusement débordé par les remaniements de la
puberté. La sexualisation de son corps d'une part et les mouvements
régressifs que lui impose le Ça d'autre part, ravivent chez lui
une problématique de dépendance insupportable. Il éprouve
un besoin de rapproché et de réassurance presque vitale de la
part de ses objets, au moment où la menace de transgression oedipienne
est la plus virulente. Ce paradoxe dépendance-autonomie crée un
écart narcissico-objectal au sein du Moi adolescent qui ressent la
menace imminente de son effondrement. Sans la fonction de contenance de
l'environnement et de soutien à l'intégration de sa violence
interne, le jeune se retrouve écrasé sous le poids de la
persécution, et cherche dans le recours à la violence,
hétéro ou auto-agressive, le moyen d'y survivre. Plus la
dépendance à l'objet est forte et plus les mouvements de
régression et de désindividuation que le jeune subit sont
puissants. Le passage à l'acte, hétéro et/ou
auto-agressif, devient alors un moyen de réguler la distance à
son environnement qu'il n'arrive plus à assurer au niveau
intrapsychique, d'éprouver ses limites et de substituer à la
quête des émotions celles des sensations, davantage
maîtrisables.
L'une
des problématiques centrales de l'adolescence, qu'est la
séparation traverse l'histoire Martine. Ce processus, qui s'opère
principalement en deux temps, ébranle plus ou moins fortement,
dès la maturation sexuelle, le Moi de l'adolescent et le pousse à
faire appel à l'ensemble de ses défenses pour assurer le maintien
de sa cohésion interne. L'agir et le vécu dépressif sont
ainsi employés, dans le développement normal,
simultanément comme décharge et élaboration des tensions
intrapsychiques. Cependant, quand la menace de l'effondrement est imminente, le
Moi peut faire appel à d'autres défenses, plus extrêmes,
comme la scarification.
La
scarification est une « altération intentionnelle,
consciente et directe des tissus de l'organisme, sans volonté de
mourir » (Richard, 2005)30(*). Ces altérations sont principalement des
coupures, faites avec des objets extérieurs (compas, ciseaux, bout de
verre, cigarette ...) ou avec son corps propre (ongle, dent). Les
brûlures, les morsures, les érosions cutanées, peuvent
également être intégrées dans ce mode
spécifique d'automutilation. Martine qui s'inflige ces blessures choisit
généralement une ou deux zones corporelles, comme cibles
privilégiées à savoir les bras et les avant-bras, sur
lesquelles elle inscrit son mal-être, de façon plus ou moins
profonde, mais sans réel intention suicidaire.
Pour
D. Anzieu, « la peau est une enveloppe du corps, tout comme le
Moi tend à envelopper l'appareil psychique » (Anzieu,
1985). Elle est plus qu'un simple organe, car elle « fournit
à l'appareil psychique les représentations constitutives du Moi
et de ses principales fonctions » (Anzieu, 1985). La peau
revêt de multiples fonctions.
La
première fonction de la peau est une fonction de soutien et de
maintenance, qui donne au corps et au psychisme, solidité et
unité. Elle se développe par l'intériorisation du
« holding » maternel (Winnicott, 1962).
Deuxièmement, la peau est contenante. Les répétitions des
« handling » (Winnicott, 1962) de l'environnement
permettent au bébé de ressentir son enveloppe comme un sac qui
concentre ses sensations, ses représentations... Pour D. Anzieu, deux
angoisses naissent de la carence de cette fonction : l'angoisse d'une
excitation pulsionnelle diffuse (non identifiable et non localisable) et
l'angoisse d'un Moi-peau passoire. Ensuite, la peau possède une fonction
de pare-excitation. Initialement, la mère remplit ce rôle
jusqu'à ce que « le Moi en croissance (...) trouve sur sa
propre peau un étayage suffisant pour assumer cette
fonction » (Anzieu, 1985). Un excès d'excitation ou, au
contraire, un déficit lors de l'établissement de cette
qualité peut entraver le développement de l'auto-érotisme
infantile et donc, à terme, sa future sexualité adulte. La peau
assure également la fonction d'individuation du Soi, donnant ainsi
à chaque personne le sentiment d'être un individu unique. Si cette
faculté n'a pu s'établir correctement ou qu'elle est
remaniée à travers les âges, elle donne naissance à
un « sentiment d'étrangeté » (Freud,
1933), lié à un effacement, plus ou moins important, des limites
de soi. En outre, l'enveloppe dispose d'une intersensorialité, attestant
d'un « sens commun » (Anzieu, 1985). Par
défaut, elle donne naissance à des angoisses de morcellement et
de démantèlement. La peau est également une surface de
soutien de l'excitation sexuelle. Elle permet, par les éprouvés
sensoriels, la découverte progressive des zones érogènes,
de la différence des sexes et de leurs complémentarités.
Son manque d'étayage, dans la prime enfance peut entraîner des
conséquences similaires à la carence de la pare-excitation.
Ensuite, la peau est une surface de stimulation permanente qui permet
« la recharge libidinale du fonctionnement psychique, le maintien
de la tension énergétique et sa répartition inégale
entre les sous-systèmes psychiques » (Anzieu, 1985). Les
angoisses qu'elle peut faire émerger sont des angoisses d'explosion de
l'appareil psychique ou des angoisses de Nirvâna. Enfin, la peau a une
fonction d'inscription des traces sensorielles tactiles. « Le
Moi-peau est le parchemin originaire, qui conserve, à la manière
d'un palimpseste, les brouillons raturés, grattés,
surchargés, d'une écriture « originaire »
préverbale faite de traces cutanées » (Anzieu,
1985).
Certains
adolescents qui se coupent disent ne pas ressentir la douleur de l'acte.
D'autres, au contraire, recherche dans cet éprouvé, un moyen de
soulager la tension psychique, d'expérimenter leurs limites et leurs
enveloppes corporelles. Selon B. Richard, « la douleur physique
n'est (...) qu'un moyen au service d'une autre fin » (2005). Les
adolescents qui se scarifient ne recherchent pas le plaisir masochique de la
douleur, mais plutôt une façon d'apaiser leur mal-être. Au
contraire, pour d'autres auteurs, la scarification est un « acte
masochiste par excellence ». A l'adolescence, le jeune subit des
mouvements régressifs importants qui peuvent l'amener à se
replier dans l'auto-érotisme. Pour Ph. Jeammet, ce n'est pas le plaisir
de se couper qui est recherché par l'adolescent mais plutôt le
plaisir d'échapper, pendant l'acte, au contrôle que l'objet a sur
lui : « la relation masochique et la souffrance maintiennent
les frontières et contrôlent l'objet » (1983). En
se coupant, l'adolescent lutte contre l'effacement de ses limites et contre une
dépersonnalisation.
* 27M.CORCOS.
« Approches psychosomatiques de conduites addictives
alimentaires » in Dialogue, 2005 pp.97-109
* 28Ibid
* 29 MASSON.C, COEN .A,
GHOZLAN.E, KAUFMANN.F, MAILLARD.C, WOLKOWICZ MG. (2004) :
Shmattès : La Mémoire par le rebut, Lambert-Lucas,
Limoges, 2007 P352
* 30
B.RICHARD. « Les comportements de scarifications chez
l'adolescent » in Neuropsychiatrie de l'enfant et de
l'adolescent. Vol 53, N°3, 2005. pp.134-141
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