2. « L'apologie » de la société de
l'information et les discours technicistes
L'émergence d'Internet a suscité une abondante
littérature : du catastrophisme à l'exaltation et du
dénigrement à la célébration. Face aux technophobes
(comme Georges Orwell, Paul Virilio, ou Jacques Ellul) qui dénoncent les
effets désastreux des TIC, de nombreux discours technicistes et
technophiles24 (Pierre Lévy, Joël de Rosnay, Nicholas
Negroponte,...) font une « apologie » de la société de
l'information25 et de ses valeurs de liberté,
d'égalité ou d'universalité. Ces discours sur la
société de l'information constituent le prolongement de la
pensée macluhanienne26 qui fait du médium le message
et présentent les TIC comme solution salvatrice pour le
développement social et humain. S'appuyant généralement
sur des néologismes et des expressions métaphoriques («
autoroutes de l'information », « télématique »),
les éloges accompagnant les mythes autour de la création ou de la
diffusion des technologies sont empreints d'utopie. En effet, il s'agit de
propos tenus par des acteurs poursuivant un but précis (faire croire,
vendre et diffuser les TIC)27. Les argumentations de ces propos
contribuent à une projection mirobolante de la technologie du futur en
vantant, souvent de façon exagérée, tous les aspects
positifs de cette technologie sur l'amélioration de nos conditions de
vie du présent.
22 On sous-entend par « Appropriation » le
processus d'apprentissage et de contrôle sur l'utilisation de l'outil.
23 ARNAUD Michel, La
nécessaire ingénierie sociale au-delà de la
réduction de la fracture numérique, Conférence
«TIC & Inégalités : les fractures
numériques», Paris, Carré des Sciences, 18-19 novembre
2004.
24 L'utilisation de ce terme dans ce contexte-ci ne
fait pas référence aux « geek » qui sont des
passionnés (jeunes férus et amateurs) de l'informatique et des
nouvelles technologies.
25 La société de l'information a
plusieurs variantes : Certains lui préfèrent l'expression «
société des connaissances », « société
des savoirs », « société des savoirs partagés
» (UNESCO).
26 MACLUHAN Marshall, Pour comprendre
les médias, Editions du Seuil, 1977.
27 « Dans tous les cas, ces nouvelles descriptions
prophétiques fournissent d'ores et déjà les multiples
avantages de l'idéologie : elle aide les marchands à vendre, les
politiques à formuler des objectifs mobilisateurs pour l'opinion, les
managers à discipliner la force de travail, les chercheurs à
obtenir des subventions, etc. » WEYGAND Félix,
Réseaux ambiants, invisibilité, objets communicants...
Transformation du statut de l'usage et de l'appropriation, In Colloque
« Interroger la société de l'information »,
Congrès de l'ACFAS, Université McGill, Montréal, 18-19 mai
2006, p. 6.
Ainsi, depuis le télégraphe de Chappe
jusqu'à l'avènement d'Internet, chaque innovation technique est
accompagnée d'un discours dit « millénariste », qui
annonce un monde meilleur. Ce genre de discours est de type performatif car il
«dit la société telle qu'on la veut, et en la disant la
prépare, lui donne un peu plus de réalité, la fait
accepter : (...) le performatif est efficace».28 En
déplaçant les TIC de leur cadre présupposé de
fonctionnement au cadre d'usage réel, les techniciens, les journalistes,
les organisations internationales et les vulgarisateurs produisent, par leurs
discours, un contexte mythique qui nourrit les attentes parfois trop
idéalistes des utilisateurs par rapport à ces technologies.
Serges Proulx démontre bien cette puissance des métaphores par
l'effet de leur répétition dans des discours prophétiques
et promotionnels de la société de l'information. La
répétition conduit très rapidement à
l'auto-réalisation de la prophétie du fait de la seule croyance
par des populations ou par des personnes prédisposées à
l'entendre et à adopter une nouvelle manière de
penser.29 Si pour Lamartine, « les utopies ne sont souvent que
des vérités prématurées », elles sont beaucoup
plus, à notre avis, des prophéties qu'on oppose au présent
pour lui montrer qu'il est
dépassable30. Les utopies technicistes
permettraient donc à leur émergence au début du
19ème siècle de rompre avec un présent détestable
grâce aux fausses croyances récurrentes propagées dans les
esprits par les prophètes du cyberespace. Comme le souligne Musso, trois
mythes technicistes ont accompagné ces prophéties : celui de la
« connectivité universelle » d'origine macluhanienne qui
suppose la disparition des frontières sous l'effet du « temps
réel » ; celui des TIC comme principal vecteur d'un
développement local durable et enfin le néologisme des autoroutes
de l'information qui suggère une substitution des TIC aux réseaux
de transport.
Mais loin du rêve du village planétaire
macluhanien, loin de l'agora informationnelle de Pierre Lévy, loin de
toute cette apologie de la « société de l'information
», les réalités des fractures numériques semblent
nous rappeler que l'heure n'est plus aux discours, mais plutôt à
des actes et des initiatives concrètes pour réduire les
inégalités numériques.
28 BOURDIN Sylvie, Cours Master 2
EASN: «La société de l'information», 2007-2008.
29 «Le fil de mon argument est donc que les
discours publics répétés jusqu'à plus soif et
faisant la promotion de la « société de l'information »
ont contribué à créer la « réalité
» de cette anticipation de modèle de société dans
l'imaginaire de grandes portions des populations du Nord et du Sud au point
qu'une partie de ces populations a fini par croire que cette évolution
vers « l'ère informationnelle » était
inéluctable. Et surtout que ce « passage obligé »
devait nécessairement emprunter la voie tracée par les
élites des gouvernements, de l'industrie et des grandes organisations
internationales». PROULX Serges, Entre
société de l'information et sociétés des savoirs
partagés : horizon des utopies, puissance des métaphores, In
Colloque « Interroger la société de l'information »,
Congrès de l'ACFAS, Université McGill, Montréal, 17-18 mai
2006, p.4
30 Philippe Breton, dans
L'Utopie de la communication, émet le fait que l'utopie de la
communication est une «valeur post-traumatique», peu à peu
construite comme alternative supposée à la barbarie, au racisme
et à la société d'exclusion. »
Les sommets mondiaux sur la société de
l'information (SMSI) organisés à Genève (2003), et
à Tunis (2005) ont-ils apporté des résolutions
concrètes dans ce sens ou ont-ils plutôt été une
nouvelle tribune pour les discours technicistes ?
|