PREMIÈRE PARTIE
DE LA FRACTURE
A LA
SOLIDARITE NUMERIQUE
« Tout groupe humain prend sa richesse dans la
communication, l'entraide et la solidarité visant à un but commun
: l'épanouissement de chacun dans le respect des différences
».
Françoise Dolto
PREMIERE PARTIE : DE LA FRACTURE A LA SOLIDARITE
NUMERIQUE
I - Emergence du concept de solidarité
numérique
1. « Fossé » et « Fracture»
numériques : une superposition de paradigmes
On qualifie généralement de « fossé
» ou de « fracture » numérique (de l'anglais «
digital divide »), les inégalités d'accès et les
inégalités d'usages d'Internet et des TIC entre pays riches et
pays pauvres14, zones urbaines denses et zones rurales «
blanches »15, entre hommes et femmes16, jeunes et
vieux17, diplômés et personnes peu
instruites18,... En effet, compte tenu de l'évolution
très rapide et de l'instabilité du secteur des TIC et des
télécommunications, le temps d'adoption de ces innovations
technologiques varie d'une société à l'autre (adoption
tardive, lente et longue de certaines innovations en Afrique et dans les pays
du Sud), et d'un individu à l'autre (selon qu'on soit technophobe ou
technophile par exemple). Ces constats fondent les différents paradigmes
d'une société à double vitesse marquée par une
« fissure » ou un « écart » entre les «
infos-riches » et les « infos pauvres », les «
info-émetteurs » et les « info-récepteurs »,...
Figure 1 : Répartition des
utilisateurs d'Internet dans le monde en Mars 2008
14 La fracture numérique Nord-Sud (fracture
verticale, géographique), souvent mesurée (à tort ou
à raison) au nombre d'internautes par pays ou par continents. La figure
1 montre que les Africains ne constituent que 1,4% des utilisateurs d'Internet
dans le monde, à côté des 27% d'Européens ou des
17,5% de nord américains.
15 ·
L'accès a Internet dans les zones urbaines progresse
plus rapidement (très haut débit) parce qu'il s'agit de
territoires densément peuplés où les investissements sont
rentables alors que les zones rurales ou zones dites « blanches »
souffrent de l'effet « dernier kilomètre » : il
s'agit de la fracture infra-nationale ou horizontale.
16 ·
Lire à cet effet, l'article : « La Fracture
numérique du genre en Afrique francophone : une
inquiétante
réalité », in
Etudes et Recherches, n°244, Réseau genre et Tic
(REGENTIC-ENDA), enda éditions, Dakar, 2005.
17 Fracture générationnelle ou
fracture « grise ». Selon Gabriel Dupuy, cette fracture s'explique
essentiellement par une absence de besoins numériques de la part des
anciens qui n'ont donc aucune envie de la combler à quelques rares
exceptions près. (DUPUY Gabriel, La fracture
numérique, Ellipses, 2007).
1s « La fracture cognitive va bien au-delà des
questions d'accessibilité ou de participation au réseau
global...De nombreuses informations diffusées à travers les TIC
ne peuvent pas être utilisées parce que l'univers auquel elles
font référence est différent de celui de l'utilisateur.
C'est là à mon sens qu'intervient la fracture cognitive. »
KIYINDOU Alain, De la fracture numérique à
la fracture cognitive : pour une nouvelle approche de la société
de l'information, Journée d'Etudes thématique, IUT Robert
Schuman de Strasbourg, Mars 2007.
L'expression « fracture numérique » n'ayant
aucun fondement scientifique et suscitant parfois des discussions sur sa
pertinence théorique, il est important de préciser les paradigmes
qui justifient le passage d'une approche de constatations des clivages de la
société de l'information à une approche de recherche de
solutions pour lutter contre la fracture numérique. Quelle perception
devrait-on avoir des inégalités (fracture ou fossé ?)
numériques afin de pouvoir adopter la meilleure stratégie
(à long terme) en matière d'e-inclusion19 pour une
société de l'information plus solidaire et équitable ?
D'abord, d'un point de vue sémantique, la fracture se
distingue du fossé car la fracture renvoie à l'image d'une
fissure ou d'une rupture séparant deux choses sous l'effet d'une
contrainte ; tandis que le fossé évoque un vide, un trou profond,
mais pas un gouffre dans lequel toute chose pourrait disparaître à
jamais. Supposant ainsi qu'un fossé peut toujours être
comblé, certains préfèrent utiliser l'expression «
fossé numérique », convaincus qu'il s'agit d'une perspective
plus optimiste. Mais combler le fossé numérique constitue, selon
ce paradigme, l'action d'équiper très rapidement et
complètement les pays en développement par des
infrastructures20 et des matériels informatiques
(essentiellement les ordinateurs) afin qu'ils rattrapent leur retard. Or, selon
la loi de Pimienta21, l'échec de nombreux projets de TIC pour
le Développement s'explique par la part importante d'investissements
centrés sur les infrastructures. Les efforts pour combler le «
fossé numérique » se situent généralement dans
une dynamique de court terme et dans une perspective d'urgence. Cette vision de
réduire les inégalités numériques entre territoires
en se basant sur les infrastructures physiques, est une vision
techno-déterministe et techno-marchande qui ne met l'accent que sur la
nécessité pour les pays en développement de
s'équiper en matériels informatiques et en infrastructures
d'accès à Internet. Il a d'ailleurs été
démontré que l'équipement et la diffusion des TIC ne
suffisent pas pour qu'il y ait une réelle appropriation par les
populations bénéficiaires des projets TIC. Au contraire,
très souvent, l'équipement creuse davantage le fossé en
permettant à ceux qui savent utiliser l'outil d'en profiter et les
autres de ne pas en profiter.
19 Vision permettant de rendre les TIC accessibles
pour tous, y compris pour les personnes handicapées, les séniors,
les publics éloignés et les marginalisés de la
société. Ensemble des politiques de lutte contre la fracture
numérique pour une société de l'information inclusive et
non exclusive.
20 Infrastructures TIC : dispositifs de
transmission du signal (lignes, micro-ondes, satellites) et de son transport
(protocoles de communication et dispositifs de routage, matériel
informatique).
21 Un projet de TICpD (Tic pour le
développement) dont la proportion de budget alloué à
l'infrastructure dépasse les 60 % a toutes les chances de provoquer de
sérieux problèmes de carence au niveau des autres
éléments. Un projet de TICpD dont la proportion de budget
alloué à l'infrastructure dépasse les 80 % a toutes les
chances de se solder par une catastrophe... Un projet de TICpD qui alloue
près de 100 % de son budget à l'infrastructure devrait faire
l'objet d'un examen minutieux de la part des organismes de détection et
de prévention de la corruption... PIMIENTA Daniel,
Fracture numérique, fracture sociale, fracture paradigmatique,
Juillet 2007, pp.7-8.
Même s'il s'avère politiquement correct de parler
de fossé numérique pour justifier des dons de matériels
informatiques, des transferts technologiques, et des politiques
d'aménagement numérique des territoires, il est
préférable d'utiliser le terme de « fracture
numérique » qui reflète mieux les fractures sociales
existantes. La compréhension des fractures numériques dans une
acception plus globale (et non limité à un paradigme de «
fossé ») permet ainsi de prendre en compte les mesures
d'apprentissage, d'accompagnement et d'appropriation22 liées
à la diffusion des outils technologiques. Pour Michel
Arnaud23, une véritable ingénierie sociale est
nécessaire au-delà de la simple volonté de réduire
la fracture numérique.
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