Les limites de la vision occidentale du vivant( Télécharger le fichier original )par Mathieu Néhémie Université Blaise Pascal - Master 2 Philosophie 2007 |
Le postulat naturaliste de l'intériorité strictement humaineIntroductionBien que de nombreuses recherches soient menées sur ce point, rien n'a encore été découvert de significatif pour expliquer l'émergence d'une conscience à partir d'un organisme vivant. Le plus intéressant est de remarquer comment la grande majorité des études dirigées dans ce sens partent du postulat que seul l'homme, et peut-être quelques autres espèces comme les grands singes et les cétacés, sont conscients et, à partir de là, tentent de trouver l'explication biologique de cette originalité. Pourtant ce postulat n'a lui-même jamais été établi sur des faits scientifiques. Comme l'a judicieusement illustré Descolla, il était présent dans la pensée occidentale bien avant la construction de notre idéal scientifique. La philosophie occidentale dans son ensemble n'a jamais proposé un argument en faveur de l'originalité de l'intériorité humaine. Bien qu'en général on expose une seule propriété discriminante en faveur de ce postulat, ce n'est jamais la même. En fait on se retrouve avec toute une batterie d'arguments différents qui sont toujours considérés individuellement comme décisifs. Analysons donc successivement ces divers arguments en les mettant à l'épreuve des données récentes de diverses branches de la biologie mais aussi en étudiant leur cohérence interne. Raison, computation et neurobiologieL'homme peut être considéré comme le seul animal doté de raison. Bien sûr tout dépend de ce que l'on entend par raison car l'histoire de la philosophie nous montre à quel point ce terme a pu recevoir plusieurs acceptations sous la plume de divers auteurs. Que nous entendions par-là simplement raisonner empiriquement sur les données des sens pour régler son comportement, ou une raison conçue comme une déduction logico-mathématique, voyons en quoi il peut s'agir là d'exclusivités humaines. Les vers nématodes possèdent quelques centaines de neurones, les escargots quelques milliers, ce qui n'est pas grand chose à comparer des milliards qui composent le cerveau humain ; mais un informaticien rêverait de concevoir de telles machines. Quoiqu'il en soit les neurobiologistes s'accordent en général pour ne garder qu'une différence de degré entre les cerveaux de différentes espèces. L'homme n'est pas l'animal qui a le plus gros cerveau mais compte parmi ceux qui possèdent le cerveau le plus important à comparer de la taille totale de l'organisme. Les biologistes s'accordent en effet pour attribuer la complexité comportementale à la taille proportionnelle du cerveau par rapport celle de l'individu plutôt que sur ses dimensions absolues. L'augmentation de la masse du cerveau qui s'est déroulée au cours de l'évolution, chez les mammifères puis chez les primates et enfin chez l'homme, est un lieu commun sur lequel il n'est pas nécessaire d'insister. Mais l'intelligence n'est pourtant pas apparue avec eux car toute entité dotée d'un cerveau témoigne de comportements très astucieux. Concernant les oiseaux, certaines espèces, étudiées par Charlie Munn, font office de sentinelles pour des communautés peuplées de nombreuses espèces différentes, en émettant des cris d'alarmes reconnus par tous comme signifiant l'approche d'un prédateur. Le plus étonnant est d'étudier les faux cris d'alarme que ces oiseaux émettent parfois pour prendre l'avantage lorsqu'ils sont en concurrence avec d'autres pour l'acquisition d'une proie. Ces phénomènes de falsification demandent encore beaucoup d'observation et de débats pour être correctement compris mais il semble difficilement imaginable que cette ''tactique'' ne soit pas la résultante d'un raisonnement rudimentaire anticipant la réaction de partenaires sociaux. Les casse-noix d'Amérique, faisant leurs réserves pour l'hiver, sont capables de les accumuler dans des milliers de caches disséminées dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres et restent capables de les retrouver jusqu'à onze mois plus tard. Cette mémoire exceptionnelle sur une longue durée ne peut que relativiser l'expression méprisante de ''cervelle d'oiseau''. Dans le même ordre d'idée, les geais à gorge blanche, ayant pour habitude de chaparder les caches de nourriture de leurs congénères et ayant déjà pratiquer ce forfait sans l'avoir subi, anticipant qu'un semblable puisse s'y adonner, redoublent de tactique. Ceci laisse à penser que ces oiseaux peuvent se souvenir d'évènements passés spécifiques et suggère qu'ils peuvent également anticiper des évènements futurs. Hunt, quoiqu'il reste particulièrement prudent sur les conséquences de ses découvertes, rapporte l'usage d'outils par de petits corbeaux du Pacifique Sud. Le plus remarquable est que ces outils présentent « trois caractéristiques qui ne sont apparues dans les cultures humaines faisant usage d'outils qu'après le bas paléolithique : un degré élevé de standardisation, des types d'outils bien distincts dotés d'une forme bien déterminée, et l'usage de crochets. » Ces corbeaux ne recherchent pas des brindilles en forme de crochet mais donne cette forme à une brindille lambda. En réalité n'importe quel système composé de neurones permet un apprentissage. Eric Kandel, qui a obtenu le Prix Nobel de médecine en explicitant les processus d'apprentissage synaptique du cerveau, a étudié pour cela l'aplysie, un mollusque marin équipé seulement d'environ une dizaine de milliers de neurones. Les facultés d'apprentissage ne viennent pas avec un certain nombre de neurones mais sont permises par le renforcement par l'usage des connections synaptiques entre les neurones de n'importe quel réseau. On compte en dizaines de milliers le nombre de synapses par neurone ce qui donne une idée du potentiel cybernétique et plastique d'un réseau de quelques centaines de neurones. Même l'aplysie peut apprendre ou perdre des réflexes grâce à la synthèse protéique suscitée par un conditionnement pavlovien. On peut donc fortement douter de la pertinence qu'il y aurait à maintenir le concept d'instinct en biologie. Certes l'animal, aussi simple soit-il, naît avec certaines modalités de réaction automatique innées mais ces prédispositions ne sont pas immuables et peuvent être modifiées par l'apprentissage. A la lumière de ces données, on pourrait encore maintenir une hiérarchie des êtres qui ferait de l'homme l'aboutissement d'un processus phylogénétique de complexification. Le cas des cétacés arrive à point nommé car ils n'entretiennent pas la même parenté avec nous que les primates. L'évolution des cétacés leur a fait développer des dispositions linguistiques, culturelles, symboliques, d'une manière complètement indépendante de la branche des primates. La taille relative du cerveau des cétacés, et surtout des dauphins, par rapport à leur taille générale est supérieure à celle des primates. Leur dernier ancêtre commun avec les grands singes datant de presque cent millions d'années, le cerveau des cétacés présente également plusieurs différences qualitatives. Ainsi les différentes régions spécialisées du cerveau, comme le néocortex ou le cortex préfrontal, ne manifestent pas autant de différences morphologiques, ce qui a longtemps laissé à penser à certains que le cerveau des cétacés restait très primitif. Ce fait ne signifie pas pour autant un développement inférieur des capacités correspondantes à ces zones, mais l'évolution particulière des cétacés semble plutôt les avoir amenés à une organisation neurologique relativement différente des mammifères terrestres. Aussi a-t-on découvert dans le cerveau des cétacés la présence de neurones de von Economo, considérés comme essentiels dans les comportements sociaux et les mécanismes cognitifs, et jusque là constatés uniquement chez l'homme et les grands singes, cela qui expliquerait la complexité comportementale dont ils peuvent témoigner. Ainsi le cerveau des cétacés, si l'on peut toujours éventuellement considérer ses potentialités (générales car il conserve l'avantage dans certains domaines) comme inférieures à celles dont témoigne le nôtre, ne peut être vu comme une version moins développée puisqu'il est le fruit d'une évolution parallèle et qualitativement différente qui a tout de même abouti à certaines fonctionnalités communes. Tous les cerveaux, quelle que soit leur complexité, peuvent donc être considérés comme de puissantes machines computationnelles qui présentent, quoique dans une moindre mesure et souvent d'une manière quelque peu différente, toutes les propriétés adaptatives et cognitives basiques que l'on a longtemps considérées comme la chasse gardée de l'humanité. Bien plus encore qu'avec les plus puissantes machines construites par l'homme, la frontière qui nous fait admettre une subjectivité derrière une intelligence a tendance à s'estomper. On pourrait également considérer que le cerveau est l'outil biologique que la nature a construit pour calculer, apprendre et mémoriser, bref l'organe de la raison et donc de la conscience, mais il n'est pas certain que ces facultés ne soient présentent que chez les espèces pourvues d'un système nerveux. Pour leur part, les botanistes recensent de plus en plus de comportements intelligents chez de nombreuses plantes étudiées. Bien qu'incapables de fuir devant un herbivore, les végétaux ne sont pas sans réponse, ils émettent divers signaux chimiques défensifs. Certains attirent les prédateurs friands des créatures qui sont en train de les manger tandis que d'autres imitent une phéromone d'alarme de pucerons correspondant à l'approche d'un prédateur. Ces réactions peuvent être très ciblées, analysant la sécrétion salivaire d'un acarien, comme les haricots de lima qui identifient son type et sécrétant la substance correspondante qui attirera, spécifiquement, l'insecte amateur, précisément, de cet acarien. Certains scientifiques n'hésitent pas à parler de communication entre la plante et ses ''gardes du corps'' mais c'est surtout la communication entre plantes, via de nombreux et très divers signaux chimiques trop longtemps sous-estimés, qui présente maintenant un fertile terrain d'étude. Les végétaux, sans neurones, font également preuve de capacités de calcul poussées en analysant les informations nutritionnelles de leur environnement avant de régler leur croissance. Anthony Trewavas, expert en biologie moléculaire et grand défenseur de l'intelligence des plantes, rencontré et rapporté par Narby, a mis en lumière les similitudes entre le fonctionnement chimique des végétaux et celui du cerveau. Si Trewavas estime que les plantes ne pensent pas vraiment, il est pourtant certain qu'elles calculent car elles ajustent leur développement selon plusieurs facteurs qualitatifs très divers avec un souci d'optimisation. Généralement considérées comme passives et immobiles, les plantes ne sont pas exemptes de motricité. Le palmier des Andes ''marche'' en produisant de nouvelles racines dans un sens et en laissant mourir celles opposées. Ainsi la plante cherche les zones riches, fuit les sols pauvres et évite la concurrence de ses semblables. « A l'évidence, Glechoma hederacea fait preuve d'une perception aiguë de la qualité de son environnement, à laquelle la plante répond en adaptant son système d'alimentation et en modifiant de cas en cas sa morphologie. » Le cuscute, de la même manière, analyse les arbres qu'il envisage de parasiter et ''choisit'' alors en fonction des informations nutritionnelles accumulées si un arbre peut devenir un hôte intéressant. Toute plante se développe de manière adaptative en fonction de la multitude de signaux qu'elle reçoit de son environnement, cela peut être considéré comme un mouvement mais à une échelle temporelle très différente de la nôtre. On ne les considère en général pas davantage comme sensitives, selon l'héritage aristotélicien. Pourtant Trewavas a réussi à mettre en lumière comment la concentration cellulaire en calcium, un des principaux moyens de perception des plantes, varie, lorsque l'on touche la plante, avec une rapidité prodigieuse. Ce phénomène aura par la suite un impact significatif sur le développement de la plante, qui privilégiera alors résistance à croissance, mais cette fois-ci à long terme, comme un apprentissage ou une mémoire cellulaire. Le plus intéressant est surtout que les neurones connaissent eux aussi une hausse de la concentration en calcium lorsqu'ils transmettent une information. En réalité plusieurs études convergent pour remarquer des analogies entre la circulation de l'information au sein d'une plante et le fonctionnement des neurones. Complètement indépendamment de la question de leur subjectivité, quoique cela émane de courants de recherches récents en raison des préjugés aristotéliciens sur le végétal, les facultés de calcul et de mémorisation cellulaire des plantes sont indéniables. Le cerveau n'en a donc pas l'apanage et force est de constater que les plantes, condamnées à pousser là où la contingence a déposé leur graine, se montrent particulièrement efficaces pour trouver la meilleure solution à des contraintes environnementales très diverses. Intéressons-nous maintenant aux détails du myxomycète, un être étrange et difficile à classer qui présente certains attributs du champignon et certaines propriétés animales. Un myxomycète est constitué d'amibes minuscules qui s'agglutinent pour former un amas agissant comme un unique animal capable de se mouvoir de quelques centimètres par jours. Non seulement cette entité parvient à trouver son chemin sans problème mais elle est à même de résoudre des labyrinthes complexes très facilement, chose impossible sans une certaine capacité de calcul. Alors qu'il n'est constitué que de l'agrégation d'êtres unicellulaires, le myxomycète pose un certain nombre de problèmes aux sciences quantitatives. La forme prise par un myxomycète est un réseau tubulaire qui reflète une optimisation minutieuse, résolvant à merveille des problèmes du type de l'arbre minimal de Steiner8(*). Ces problèmes sont particulièrement épineux et les mathématiciens développent pour cela de puissants algorithmes, les meilleurs outils pour cela semblent d'ailleurs être des réseaux de neurones artificiels. Le mouvement du myxomycète, basé sur la fréquence des vagues d'ondulation cellulaire, présente également une précision géométrique redoutable. Le plus étonnant est surtout que cet organisme atteint ce niveau de computation sans unité de traitement central comme le cerveau ; le myxomycète est un amas d'unités homogènes qui développe cependant de puissantes capacités de calcul. « La cellule fonctionne à la manière d'un ordinateur en ce sens qu'elle combine des ''données'' qui lui sont communiquées de l'extérieur avec des informations stockées dans sa ''mémoire'' cytoplasmique, pour établir un ''programme'' de la libération différentielle et de l'utilisation de l'information génétique » (Chandebois, Comment les cellules construisent l'animal). Au niveau de la cellule individuelle on peut donc encore remarquer un fonctionnement adaptatif exceptionnel et même computationnel. Même les protéines, utilisées par les cellules pour communiquer et agir, sont également susceptibles de comportements adaptatifs. Les divers enzymes qui constituent les rouages de la machinerie biochimique émettent eux-aussi des messages et réagissent à des signaux précis. Chacun de ces simples engins moléculaires est capable d'accomplir plusieurs tâches et toujours la bonne au moment opportun. Ainsi une simple protéine comme l'ubiquitine sert aussi bien à détruire certaines protéines indésirables, à diriger la circulation d'autres protéines qu'à intervenir dans l'activation de l'ADN. Le potentiel computationnel des acides nucléiques ne fait plus de doute non plus. Leurs propriétés stéréospécifiques donnent lieu à des processus combinatoires très efficaces. Il n'est donc pas surprenant que des ordinateurs à ADN aient été construits, à partir des premiers résultats de Leonard Adleman. L'ADN se duplique normalement en éprouvette mais des enzymes spécialement préparée, codant les contraintes du problème comme un algorithme, éliminent les chaînes non viables pour ne laisser, au terme du processus d'épissage, que des solutions. Particulièrement lents et peu pratiques, ces systèmes de calcul sont cependant très efficaces pour résoudre des problèmes de combinatoire et montrent comment un simple échantillon de macromolécules vivantes peut constituer une unité de traitement de l'information. Certes le cerveau semble être l'organe biologique qui a atteint le niveau de traitement de l'information le plus élevé mais on peut légitimement penser qu'il ne s'agit là que d'une supériorité quantitative. Toute cellule traite de l'information et si elle est moins complexe, c'est qu'elle a à gérer beaucoup moins d'information qu'un système nerveux. Elle solutionne cependant les problèmes qui la concernent avec le même souci d'optimisation, c'est pourquoi, bien que nous puissions, pour notre part, aborder une gamme très large de problèmes, des formes de vie beaucoup plus simples excellent davantage à résoudre certains problèmes précis. C'est ce qui a dû laisser à penser à beaucoup que l'homme se distinguait du reste du règne animal par son absence d'instinct alors que nous avons vu que toutes les formes de vie analysent leur environnement et adoptent en conséquence la solution optimale. Dans le règne du vivant, un être plus simple n'est pas forcément plus ''bête'' mais seulement plus spécialisé. Par ailleurs Giurfa note que les insectes sont les espèces multicellulaires qui témoignent du plus grand succès pour s'adapter à des conditions écologiques très variées et nouvelles (comme les constructions humaines par exemple), et ils semblent, comme les vertébrés supérieurs, aptes à trouver des « solutions ''intelligentes'' » à tous les problèmes rencontrés. La formidable adaptabilité de ces espèces s'oppose, selon lui, à la vision traditionnelle des insectes comme « de simples petites machines à réflexes. » Ils obéissent certes à des règles simples mais ces règles sont soumises à une plasticité dont la science n'a pas encore déterminé les limites. Même si l'on considére la raison comme la capacité d'accéder à la sphère des vérités éternelles, à la logique et aux mathématiques, nous n'avons en effet jamais vu d'animal poser une équation, il a été montré comment la computation peut être considérée comme un phénomène généralisable à tout le règne du vivant. Non seulement la neurobiologie, et surtout l'imagerie cérébrale, nous montre comment des zones précises du cerveau correspondent aux activités rationnelles humaines et que ces zones, quoique de taille différentes, sont présentes aussi chez tous les animaux supérieurs et conservent, chez nos proches cousins au moins, un fonctionnement identique. Aussi des mécanismes d'une précision algorithmique, comme le mouvement du myxomycète, sont récurrents chez de nombreuses espèces dépourvues de système nerveux. De même le fonctionnement d'une protéine est basé sur sa stéréospécificité, c'est-à-dire sa capacité à réagir à des messages très précis tout en restant muet aux autres. Cela peut non seulement être considéré comme la source de toute la téléonomie dont témoigne le vivant mais un système de quelques protéines ou acides nucléiques constitue déjà un système logique très puissant. C'est pourquoi une solution d'ADN réglée par des protéines peut servir de calculatrice grâce au potentiel combinatoire de ces composants basiques du vivant. * 8 Le problème de l'arbre de Steiner (nommé en référence au mathématicien Jakob Steiner) est un problème d'optimisation combinatoire relativement proche du problème de l'arbre couvrant minimal. Dans les deux problèmes, il s'agit de trouver, étant donné un ensemble V de sommets, un arbre A reliant tous les sommets de V. Alors que dans le problème de l'arbre couvrant minimal, tous les sommets de l'arbre A doivent être dans V, il est autorisé dans le problème de l'arbre de Steiner d'utiliser des points en dehors de V. Dans les deux problèmes, chaque arête a un coût donné. Le coût de l'arbre étant donné par la somme du coût de ses arêtes, il s'agit de trouver l'arbre de coût minimal. |
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