Langage et abstraction
Il est alors possible d'invoquer le formalisme dont est
susceptible l'homme, qui non seulement calcule mais sait énoncer les
règles qui servent à son calcul. C'est donc davantage le
langage qui sert alors à soutenir l'originalité humaine
puisque, avant de juger des capacités de formalisation d'une
espèce animal, il faudrait que celle-ci puisse nous communiquer comment
les choses se présentent à elle ; bref il faudrait
déjà avoir admis sa subjectivité, son aptitude à
transmettre du sens et avoir résolu le problème d'une
communication entre humain et non-humain.
Au-delà de la rationalité ou du langage, c'est
l'abstraction qui est parfois considérée comme le propre
de l'homme. On estime alors que la psyché humaine est seule capable
d'isoler par la pensée les qualités d'un objet concret et de se
former à partir de là une représentation intellectuelle.
Ces capacités sont généralement considérées
comme des conditions nécessaires pour accéder à la
sphère du langage.
En ce qui concerne les hominidés, les éthologues
ont déjà bien montré les capacités d'apprentissage
linguistique de certaines espèces. Pour ce qui est du domaine
expérimental, le cas de Washoe, une jeune chimpanzé
élevée par Allen et Béatrice Gardner et
étudiée par Deborah et Roger Fouts, fut la première
tentative couronnée de succès d'enseigner le langage des signes
à un singe. Avec les trois cent cinquante signes qu'elle a pu apprendre,
Washoe est capable de se désigner elle-même et utilise la forme
sujet-verbe neuf fois sur dix. Le plus remarquable est que son
bébé adopté commence à apprendre le même
langage sans l'intervention de l'homme. Le vocabulaire du gorille Koko, dans le
langage des signes américain, dépasse les cinq cent mots. La
chimpanzé Sarah repère les ''menteurs'' et le bonobo Kanzi
communique, via un clavier, par un lexigramme de près de mille symboles.
Ceux-ci se trouvent alors même capables de reproduire les trois modes
dont la combinatoire est à l'origine de tous les symboles humains,
à savoir synecdoque, métonymie et métaphore. Ils sont
également capables de suivre les grandes lignes de la grammaire et de
transmettre ce langage à leur progéniture.
Il est toujours possible de distinguer le langage humain du
langage animal par son contenu. Notamment il est courant de considérer
le langage animal comme une simple communication, car il consiste en
général en des signaux d'alarmes ou des parades amoureuses, alors
que le langage humain sert à transmettre des états internes.
Ainsi peut-on toujours considérer que les animaux à qui l'on a
enseigné des langages en laboratoire n'y parviennent que par l'imitation
et association de souvenirs concrets sans jamais créer de nouveaux
symboles. Pourtant les métaphores, métonymies et synecdoques dont
sont capables certains grands singes peuvent difficilement être
considérées comme de simples comportements mimétiques car
s'agit alors d'isoler la couleur ou la forme d'un objet puis de s'en servir
pour en décrire d'autres. Jane Goodall, dans La vie
chimpanzé, évoque notamment le cas d'une chimpanzé
qui appelle un concombre ''banane verte''. Il arrive même aux primates
sujets de ces expériences de mentir à leur entraîneur
lorsque cela est à leur avantage, et même parfois aussi de
repérer les menteurs.
On pourrait toujours soutenir que toutes les notions
abstraites dont témoignent les animaux ont été
enseignées par l'homme et que ce sont donc les facultés
d'abstraction de l'homme qui sont singées par l'animal. Aussi les
animaux peuvent alors éventuellement être considérés
comme capables d'user de concepts abstraits mais pas d'en forger. Il est
possible de répondre à cela que tous les concepts abstraits
enseignés aux animaux sont des concepts abstraits humains et
que bien entendu ils ne peuvent être qu'appris car aucun animal ne
forgera un concept abstrait humain. Le lien entre langage et
abstraction est très fort et il n'est donc guère étonnant
que la plupart des expériences menées pour dégager l'un se
fasse à partir de l'autre. Il est alors tout à fait envisageable
que certains animaux forment des concepts abstraits en milieu naturel mais
qu'il soit quasiment impossible pour l'observateur de les isoler en analysant
leur comportement.
Ainsi, dans leur milieu naturel, les groupes de
chimpanzés possèdent toujours des mâle et femelle
dominants. Ceux-ci ne sont pas forcément plus gros et n'ont pas besoin
d'exercer une pression physique constante sur leurs subalternes, mais ils sont
simplement parvenus à asseoir leur domination lors
d'évènements précis, ce qui leur assure un respect
général et constant du reste de la communauté. Comme Frans
de Waal le rapporte dans La politique du chimpanzé, il arrive
souvent que ces dominants, une fois leur position assise, fassent preuve de
clémence et soient prompts à aider les plus faibles. Comment
expliquer alors le phénomène de domination dans les
communautés de chimpanzé à partir de la
réminiscence de souvenirs concrets sans produire un raisonnement ad
hoc, alors que le dominant est parfois violent et d'autres fois
généreux. Il semble bien plus cohérent de
considérer le chimpanzé comme usant d'un concept abstrait
similaire à ''dominant'' ou ''chef''.
Mais l'argument en question n'est de toute façon pas
recevable puisqu'il reviendrait à poser un argument circulaire. Si
l'originalité du langage de l'homme est de lui permettre de communiquer
le contenu de sa conscience, il ne peut être pris comme argument pour
appuyer l'exclusivité humaine de cette conscience. En effet, à
partir du moment où on refuse à l'animal la capacité de
communiquer ses états internes, cette incapacité pratique ne
signifie nullement l'inexistence de cette conscience mais plutôt
l'impossibilité de traiter de son existence à partir du langage.
De toute façon, si l'on accordait à l'animal une
subjectivité qui serait le théâtre de ses perceptions, un
signal d'alarme serait bien alors la transmission d'un état interne.
Si les prédispositions linguistiques des primates, et
surtout des chimpanzés, sont le plus souvent étudiées et
utilisées pour réfuter l'exclusivité humaine du langage,
il ne s'agit pas des seuls animaux à montrer ce type de facultés.
Ainsi, si on a longtemps pensé que le chant des oiseaux était
tout aussi programmé génétiquement que la forme de leur
ailes. On sait maintenant que la forme aboutie du chant de toutes les
espèces d'oiseaux chanteurs étudiés est le fruit d'un
enseignement et reste perfectible au cours de la vie de l'individu. De plus, de
nombreuses espèces apprennent leur chant et celui-ci peut
témoigner de différences entre communautés d'oiseaux
éloignées géographiquement.
Alex est également un cas exceptionnel très
intéressant. Il s'agit d'un perroquet élevé en laboratoire
par Irene Pepperberg, qui a appris à compter jusqu'à six,
à reconnaître et à nommer plus de cent objets, qu'il peut
identifier, regrouper et différencier par leur couleur, forme, taille ou
texture. Ce perroquet parvient aussi à exprimer ses désirs. Alex
peut certes décrire les objets qu'on lui présente en isolant
divers attributs comme le nombre et la couleur mais le fait le plus
intéressant est qu'il soit parvenu à manier le zéro.
Les cétacés sont beaucoup plus difficiles
à étudier mais de nombreux travaux convergent pour leur attribuer
quelque forme de langage acquis et présentant des divergences
culturelles régionales. Des études en laboratoire menées
sur des dauphins à gros nez ont montré leur compréhension
symbolique des choses, leurs capacités à se représenter
eux-mêmes, à appréhender le comportement de leurs
congénères et ont également mis en lumière leur
mémoire exceptionnelle. Les dauphins se montrent capables d'apprendre
des règles abstraites et les chercheurs sont même parvenus
à enseigner à certains des langages acoustiques et gestuels
imposés. Ils montrent des capacités d'apprentissage par
mimétisme supérieures aux primates aussi bien au niveau gestuel
que vocal. Leurs facultés d'imitation, malgré les
différences anatomiques, s'étendent même aux attitudes
humaines. Les ''langages'' des cétacés sont
particulièrement complexes, associant gestuelles, contacts, sons,
écholocalisation et, sûrement aussi, signaux chimiques. Cela
explique les difficultés techniques que présente l'étude
des phénomènes linguistiques chez les cétacés.
L'originalité du langage humain n'est donc plus aussi
évidente qu'elle l'était pour Descartes. On peut toujours
soutenir les meilleures performances des langues humaines mais d'autres
mammifères manient manifestement eux-aussi des concepts abstraits via
des constructions symboliques. Les animaux supérieurs ne sont cependant
pas les seuls à manier des concepts abstraits, certains semblent y
parvenir sans l'intermédiaire du langage.
Une simple expérience sur les abeilles qui est en phase
de devenir une canon de la cognition chez l'insecte, consiste à
entraîner un spécimen dans un labyrinthe en Y. L'abeille doit
choisir au carrefour le bon embranchement où l'attend une
récompense sucrée. La même marque de couleur est
placée à l'entrée du labyrinthe et sur le bon
embranchement du labyrinthe. Les abeilles comprennent très rapidement
qu'elles doivent suivre au carrefour la même couleur qu'à
l'entrée du labyrinthe mais, lorsque les couleurs sont remplacées
par des symboles sans couleur, comme des traits horizontaux et des traits
verticaux, les spécimens entraînés avec les couleurs
choisissent spontanément le même symbole qu'ils ont pu
détecter à l'entrée. Certaines expériences mettent
également en lumière que des abeilles entraînées
à reconnaître la similarité entre odeurs pourront
reproduire cela avec des signaux visuels. Ces études semblent prouver la
capacité de ces insectes à saisir le concept abstrait de
''même''. Si les abeilles témoignent bien d'un comportement assez
mécanique, c'est à des règles abstraites qu'elles arrivent
à obéir lorsqu'on les leur enseigne. On ne peut pas
sérieusement considérer que ces abeilles ont appris ce concept
abstrait de l'homme puisque ce sont toujours les mêmes fleurs et les
mêmes couleurs qu'elles cherchent à butiner dans leur habitat
naturel, l'entraînement en laboratoire a seulement permis de changer
l'usage qu'elles en faisaient et que nous considérions alors comme un
simple automatisme inné.
Finalement les biologistes parlent de manière
récurrente de communication entre toutes les formes de vie, que ce
soient les plantes ou les bactéries. Ces dernières se
transmettent continuellement des informations, notamment elles se comptent pour
savoir si elles sont suffisamment nombreuses pour envahir un hôte
malgré son système immunitaire ; avant cela elles demeurent hors
de portée de détection pour éviter que les anticorps de la
cible se mettent en branle. Bonnie Bassler rapporte comment les
différents types de bactéries de notre bouches sont
agencés dans une organisation si précise qu'il est impossible
qu'elles parviennent toujours à reproduire le même positionnement
sans une incessante communication.
Les cellules des entités pluricellulaires sont tout
aussi bavardes. Un complexe réseau de signaux chimiques intracellulaires
permet la coordination de l'action de toutes les cellules et
l'efficacité globale de l'organisme. Certaines détectent
intrusion, carence ou excès et en informent leurs collaboratrices pour
qu'elles se mettent au travail. La quantité de signaux chimiques qui
parcourent un organisme est très importante mais une cellule
possède des récepteurs stéréospécifiques qui
lui permettent de ne réagir qu'à certains messages précis
et de répondre à chacun par la réaction correspondante.
Cette communication peut cependant faire l'objet d'une falsification, comme la
bactérie salmonella qui envoie des protéines infiltrer la cellule
cible. L'une d'elles active les régulateurs qui déterminent la
forme de la cellule et les convulsions provoquées permettent à la
salmonella d'être absorbée par sa cible.
Concernant l'échelle moléculaire, que l'on soit
partisan de la contingence comme Monod ou finaliste, force est de constater que
l'ADN présente toutes les caractéristiques d'un langage, un
langage chimique certes mais à la syntaxe très précise. Si
l'on peut rejeter comme Chandebois le concept d'un programme
génétique qui serait responsable de toute l'ontogenèse, il
demeure que la structure logique des briques qui composent un organisme vivant
est contenue dans ses gènes. C'est un processus de traduction via les
ARN messager qui permet de coder les protéines. C'est à
partir de ce fonctionnement logique de l'ADN que peuvent être construits
les systèmes de calcul que sont les ordinateurs à ADN.
Certes ces modalités de communication sont davantage
déterminées que les langages évolués et culturels
des cétacés, que ce soit génétiquement ou selon des
constantes embryologiques, mais on peut considérer comme Chomsky que la
grammaire des langages humains est tout autant déterminée par des
principes généraux et innés. Qui plus est, nombre de nos
réactions pulsionnelles, bien que pouvant être
considérées comme ne relevant d'aucun langage, ni même
d'aucun comportement culturel, mais simplement d'un automatisme biologique,
correspondent tout de même à des états de conscience
déterminés.
Ainsi la malléabilité et les
potentialités énormes du langage humain peuvent suffire pour le
considérer comme un des plus puissants outils à notre disposition
mais ne semblent pas appropriés pour traiter de l'exclusivité de
la conscience humaine. On peut envisager que le langage soit une des rares
preuves de la subjectivité d'un individu, et même la seule pour
certains, ce qui explique que l'on ait souvent accordé conscience qu'aux
individus doués de parole. Pourtant si langage signifie conscience, rien
n'indique que l'absence de langage équivaut à l'absence de
subjectivité.
Se faire une représentation mentale d'une
propriété n'est pas un élément décisif ni
recevable pour débattre de l'exclusivité de la
subjectivité humaine car disposer d'une subjectivité est une
condition, et pas une conséquence, de l'abstraction. Ainsi on peut
éventuellement prouver la subjectivité de certaines
espèces animales à partir de leur capacité à
l'abstraction mais l'incapacité d'abstraire ne signifie pas pour autant
absence de subjectivité. De plus, lorsque l'on constate l'aspect logique
des règles qui gouvernent les réactions des entités les
plus simples du vivant, on peut douter qu'une frontière nette entre
concret et abstrait, puisse être trouvée dans le comportement du
vivant.
Enfin, puisque nous avons communément
l'expérience pleinement consciente d'objets entièrement concrets,
l'abstraction ne semble pas tout à fait appropriée pour limiter
la conscience à seulement certains animaux.
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