L'animisme occidental de Leibniz
Nombreux sont les penseurs à qui l'on peut attribuer
des propos, des concepts ou des idées qui pourraient constituer des
contre-exemples à la classification ontologique de Descolla. Cependant
l'anthropologue n'attribue pas lui-même une validité universelle
à sa typologie mais estime qu'elle concerne les modes de pensée
globaux d'un peuple dans son ensemble. Ainsi il admet que certains occidentaux
puissent accorder une âme à leur chien ou supposer une action des
astres sur leur psyché. Pourtant sa classification conserve sa
validité car ces raisonnements resteront marginaux par rapport au
schème dominant qui veut que le monde soit fondamentalement régi
par des lois physiques mais que l'intériorité des humains y fait
figure d'exception.
La philosophie occidentale foisonne de systèmes qui
tentent de rendre compte de l'universalité qui caractérise la
nature et tous n'attribuent pas cette universalité à une
matière inanimée et indifférente. Il ne nous est pas
donné ici de retracer l'ensemble de l'histoire de la philosophie pour
déterminer si les différents courants philosophiques successifs
ont maintenu ou pas les postulat naturalistes que nous avons définis
avec Descolla. Le système leibnizien, quoiqu'il soit un pur produit de
la philosophie occidentale, place par exemple des âmes partout dans le
monde. Cela nous semble particulièrement intéressant concernant
la thématique qui est la nôtre puisqu'il ne s'agit pas là
d'une considération secondaire sur des cas particuliers mais bien d'une
affirmation ontologique qui ne semble pas correspondre à celles du
schème de pensée dans lequel Leibniz est censé avoir
construit son système.
Il ne s'agira pas de déterminer si Leibniz fut le seul
à développer des idées aussi originales. Cela n'a pas de
sens puisqu'on est en droit de penser que certaines philosophies antiques
étaient également très proches de l'animisme. Le
système leibnizien nous intéresse plus particulièrement
parce qu'il se trouve à une époque charnière dans la
construction de la science occidentale. Il est notamment contemporain de la
découverte par Antoine van Leewenhoeck d'êtres vivants
microscopiques, comme les protozoaires, les spermatozoïdes ou les globules
rouges (quoique le savant ne soit pas à l'origine de ces
dénominations), et tente d'en tirer les conséquences
philosophiques qui s'imposent. Le succès et les limites de la
mécanique cartésienne constituent également un leitmotiv
du parcours philosophique de Leibniz. L'idéalisme de Berkeley nie
lui-aussi l'universalité d'une nature matérielle mais ce n'est
que pour renforcer l'autre postulat de l'ontologie naturaliste, à savoir
l'exclusivité de l'intériorité humaine. La monadologie,
comme nous allons le voir, admet une réalité objective dont
l'existence est indépendante de la perception humaine, mais qui n'est
pas définie selon les critères naturalistes.
Pour éclairer dans quelle mesure le système de
Leibniz peut constituer une exception par rapport à la vision
occidentale du vivant traditionnelle, retraçons tout d'abord
succinctement les grandes lignes de la métaphysique leibnizienne. Nous
serrons ensuite à même d'envisager sa place dans les
classifications ontologiques de Descolla. Après quelques remaniements du
système, nous pourrons mesurer comment celui-ci, en tant qu'alternative
à l'ontologie naturaliste conventionnelle, peut nous aider à
concilier la finalité de la vie avec l'universalité du monde.
Selon Leibniz, les monades sont les constituants
ultimes de la réalité. Inétendues et indivisibles, elles
constituent l'étendu et sont l'essence de la force que la physique peut
constater à la source des mouvements. Ce sont des substances simples et
les seules vraies substances de la création. La monade est
fondamentalement un centre de perception, en communication avec toutes les
autres substances du monde dans une certaine mesure. Dotée
également d'appétition, la substance leibnizienne possède
toutes les caractéristiques d'une âme.
Ainsi toute portion de matière est peuplée d'une
infinité de ces points métaphysiques et peut donc être
considérée comme animée. Mais cela ne signifie pas qu'elle
soit consciente dans le sens où on l'entend généralement,
c'est-à-dire comme une entité réflexive. Il y a une grande
différence entre l'âme humaine et la matière inerte, mais
c'est une différence de degré et non de nature. La sensation, la
mémoire puis la raison sont des facultés qui se
développent dans une âme à mesure de la complexité
du corps auquel elle préside. Car c'est la clé de la notion de
vie chez Leibniz que certaines monades aient une place
privilégiée dans un agrégat de substances. C'est par
l'organisation des substances simples qu'apparaît la vie ; pour ainsi
dire, la centralisation des perceptions de toutes les monades d'un corps
permettent à la monade qui y préside de bénéficier
d'une perception bien plus distincte. Si l'on ne peut que vaguement attribuer
l'origine du terme organisme au débat entre Leibniz et Georg
Ernst Stahl, bien que le terme connaisse de nos jours quelques controverses, la
conception leibnizienne de la vie compte parmi celles qui relatent le mieux
l'intimité fondamentale entre organisation, complexité,
intelligence et phénomène de la vie.
En réalité, toutes les substances simples
peuvent être qualifiées de vivantes car elles appartiennent
complètement au règne des causes finales. Cependant, tous les
corps composés ne sont pas vivants car ils doivent être
organisés autour d'une monade centrale, équivalente à la
forme substantielle d'Aristote, pour constituer proprement une entité
vivante.
Comme on le sait, l'intentionnalité que Leibniz place
dans tout point métaphysique légitime l'application
théorique de la finalité à l'étude de la
réalité. Cependant il rejoindra, dans une certaine mesure la
réforme cartésienne, en admettant que la considération des
seules causes efficientes suffise dans l'étude de la
réalité phénoménale des corps matériels ;
quoiqu'il préconise, notamment en optique, de prendre en compte
l'intelligence et le souci d'optimisation du créateur pour mieux
comprendre ses lois.
Aussi, parce que la monade centrale d'un organisme vivant,
à mesure de la complexité de ce dernier, développe un
rapport à la finalité beaucoup plus poussé, l'être
vivant nécessite, pour être compris, que sa dimension
intentionnelle soit pleinement prise en compte. Ainsi, rejoignant Platon sur ce
point, Leibniz déplore que l'on puisse penser expliquer mieux le choix
de Socrate, de faire face à la justice athénienne, par son
étude physiologique. On peut aisément étendre ce
raisonnement à l'animal qui fuit à la vue du bâton qui l'a
souvent frappé, phénomène qui ne peut être que
difficilement étudié par une pure physique alors que la
considération de l'entendement et de la mémoire dont peut faire
preuve un chien suffit à en rendre compte et à le
prévoir.
On peut être tenté de faire de Leibniz un
philosophe occidental archétypique car c'était un grand
conciliateur, tentant perpétuellement d'intégrer tous les
courants dans son système, aussi bien le platonisme,
l'aristotélisme, le christianisme que le cartésianisme. Ainsi il
semble bien rentrer dans le cadre de l'ontologie naturaliste décrite par
Descolla. Il accorde à tous les phénomènes de la nature un
fonctionnement fondamentalement identique. Tous les corps sont composés
des mêmes substances et c'est la même force qui est à la
source de tous les mouvements. Aussi l'âme humaine est placée au
sommet de la hiérarchie des êtres créés ici-bas.
Elle développe des fonctions inédites et l'originalité
humaine est clairement fondée à partir de là.
Pourtant, selon Leibniz, toute substance est une âme et
tout corps, en dernière analyse, est composé entièrement
d'âmes. On peut déceler dans le système leibnizien une
continuité des intériorités que la typologie de Descolla
attribue plutôt à l'animisme et au totémisme. Certes
Leibniz maintient une continuité des physicalités mais elle est
entièrement subordonnée à celle des
intériorités. D'ailleurs toute la nature n'est composée
que d'intériorités et la physicalité n'en est que le
phénomène. En ce sens Leibniz s'écarte fortement du
schème de pensée naturaliste pour se rapprocher de celui de
l'animisme. La continuité dans le monde est assurée par les
âmes qui animent tous les êtres. Certes tous les êtres
divergent par leur enveloppe physique mais celle-ci n'appartient pas à
la réalité fondamentale qui est spirituelle. Comme dans
l'animisme, c'est cette nature spirituelle qui est le moteur des
évènements du monde. Que l'on parle d'esprits comme des forces
occultes qui gouvernent le monde, ou que l'on fasse consister la force physique
dans la forme primitive de volonté qui caractérise toute les
substances, l'idée est la même ; du moins ces descriptions restent
toutes deux aussi éloignées des principes du naturalisme. Il
n'est plus du tout question ici d'une nature physique universelle à
laquelle l'homme rajouterait son intériorité originale.
Bien sûr Leibniz reste dans le détail un fervent
naturaliste. En bon chrétien, il doit faire son possible pour maintenir
l'originalité de l'âme humaine. Le système leibnizien
accorde bien l'immortalité à toutes les substances puisque la
monade qui préside à un organisme, avec la mort de celui-ci,
retombera dans la même imperfection que n'importe quelle substance qui
peuple la matière inerte. Mais Leibniz doit assurer la soumission de
l'homme au jugement divin et rajoute pour cela à l'âme humaine une
sauvegarde exceptionnelle et, somme toute, inintelligible de sa mémoire
jusqu'à la fin du monde. Pourtant la logique de son système doit
maintenir une radicale continuité entre toutes les âmes,
l'idée que des substances disposent de propriétés
supplémentaires que les autres ne posséderaient pas au moins dans
une infime mesure, s'oppose aux principes même de Leibniz.
Celui-ci appuie également l'originalité de
l'âme humaine sur l'accès aux vérités universelles
qu'elle serait seule capable, qui lui permettrait d'entrer en rapport avec Dieu
et de se soumettre à la justice divine. Là encore une telle
discontinuité n'a pas lieu d'être selon les principes leibniziens.
Par ailleurs, la perfection dans la perception d'une monade varie de
l'infiniment petit à l'infiniment grand et rien n'indique que les
âmes qui président aux corps humains sont les seules à
pouvoirs accéder à ce type de vérités. Qui plus est
nous avons précédemment pu remarquer comment toutes les formes de
vie témoignent de facultés de computation qui surpassent
amplement n'importe quel outil de calcul construit à partir de la
logique et des mathématiques humaines. Rien de contradictoire ici avec
l'idée de la monadologie car les vérités identiques qui
permettent la computation logique se trouvent enfouies dans les replis de
toutes les substances. Par contre on est en droit de douter que la perception
de l'âme humaine soit la seule à toucher cette structure
fondamentale du possible que constituent les vérités
universelles.
Pour maintenir l'idée biblique de l'homme
façonné à l'image de son créateur, Leibniz fait de
l'âme humaine, ou esprit, un reflet, pas seulement du monde,
mais de Dieu également. Les esprits sont architectoniques,
c'est-à-dire qu'ils sont capables d'imiter Dieu dans ses
capacités ordonnatrice et créatrice ; ils peuvent diriger dans
leur département de la même manière que Dieu le fait dans
le monde. Pourtant la biologie nous informe que les principes les plus
fondamentaux du vivant aboutissent spontanément à la
création, au maintien et à la croissance de structures
ordonnées. Il y a solution de continuité entre l'activité
des acides nucléiques de l'ADN et de l'ARN qui mettent en ordre des
acides aminés lors de la synthèse des protéines, et la
création d'ordre dont l'esprit humain est capable à son
échelle. De même, l'histoire de l'évolution des
espèces nous montre comment la vie, en tant que phénomène
global, n'a cessé de créer de nouvelles formes, de nouvelles
solutions et de nouveaux outils. Là encore, il n'y a aucune
contradiction avec les principes leibniziens, seulement avec les aspects
judéo-chrétiens du système. Au contraire, envisager que
toute substance reproduit à sa mesure les aspects créateur et
ordonnateur de Dieu est probablement plus fidèle au principe de
continuité et à la définition de la monade que le palier
anthropocentrique maintenu par Leibniz.
En fait Leibniz estime même que l'ensemble de la
création a en fin de compte été faite, par Dieu, pour
l'homme. Mais cela n'est qu'une conséquence de l'originalité de
l'âme humaine. Puisque seuls les esprits peuvent comprendre Dieu, sa
perfection et ses lois, qu'ils sont seuls susceptibles d'accéder au
royaume de la Grâce, c'est qu'ils constituent la fin de toute la
création. Si l'on abandonne cette originalité qualitative pour
conserver uniquement une stricte différence de degrés entre les
monades, il n'y a plus de raison que Dieu ait fait le monde pour certaines
substances au détriment d'autres. Bien au contraire, s'il devait
être complètement fidèle à ses principes, Leibniz
admettrait que Dieu, par la perfection de ses attributs, doit avoir
conçu le meilleur monde possible avec un souci maximal pour toutes les
substances, sans exception. Cela n'exclut pas le finalisme mais il n'est plus
nécessaire que l'homme en soit l'objet.
Si on conserve son ossature métaphysique en
l'épurant de l'héritage chrétien de Leibniz, voyons
comment son système peut constituer un bon exemple d'une ontologie de
type animiste mais pourtant en adéquation avec les apports de la science
moderne naturaliste.
« Téléonomie, morphogenèse
autonome et invariance » sont les trois critères donnés
par Monod pour définir les phénomènes vivants. La monade
de Leibniz, parce qu'elle est entièrement régie par les causes
finales, présente bien le fonctionnement téléologique qui
caractérise les entités vivantes. La spontanéité de
la monade est la source de tous ses changements puisque sa constitution
interne, passée, présente et future, lui a été
donnée à sa création. Sans forme ni structure, la monade
demeure aussi autonome que les phénomènes vivants selon Monod. Il
est difficile d'envisager ce que l'invariance pourrait signifier à
l'échelle de la substance individuelle. On remarquera tout de même
qu'elle est beaucoup plus conservatrice que l'ADN, tel que l'imaginait Monod,
puisque tout ce qui arrive à une substance ne lui vient que de son
propre fond et y est contenu en puissance depuis sa création. Bien que
la monade soit indivisible et inaltérable, elle est pourtant soumise au
changement, mais comme l'ontogenèse à partir de l'ADN selon le
dogme central de biologie moléculaire, son histoire est le fruit d'un
développement algorithmique déterminé de
l'intérieur. Quoiqu'elle ne soit pas un objet empirique que la science
pourra un jour analyser, si la monade existe, Leibniz a semble-t-il raison de
l'envisager comme une entité vivante. Cela revient donc à
accorder la vie aux briques fondamentales du réel. La question insoluble
de l'origine de la vie se trouve ici dissoute puisque l'on abandonne alors
l'idée que la vie est apparue à partir de la matière
inanimée. Si toutes les substances sont des étincelles de vie, il
n'y a rien d'étonnant à ce que leur agrégation
organisée produise des entités vivantes plus complexes.
Le système leibnizien maintient pourtant une
distinction précise entre les entités corpusculaires vivantes de
celles inertes. Dans les deux cas il s'agit bien d'agrégats de
substances mais les corps vivants se distinguent par leur organisation, leur
structure ordonnée. Chaque monade perçoit toute les autres et,
pour ainsi dire, toutes les monades maintiennent une communication
d'information incessante. C'est lorsque cette transmission d'information est
centralisée que l'on peut proprement parler de corps organisé.
Cette centralisation peut cependant s'avérer particulièrement
problématique.
On pourrait la placer dans le cerveau mais il s'agit lui aussi
d'un organe dont l'activité devrait être localisée. Le
cerveau lui-même a toujours intrigué puisqu'il s'agit d'un
organe pair, c'est-à-dire qu'il est divisé en deux
parties sensiblement identiques. Difficile alors de lui trouver un centre.
C'est pourquoi Descartes, comme de nombreuses traditions religieuses et
philosophiques de part le monde, ont fait de la glande pinéale
le siège de l'âme ou le lieu du spirituel. Pourtant, quoiqu'elle
semble en effet simple, on sait maintenant que la glande pinéale est
elle aussi un organe conjugué mais ses deux hémisphères
ayant quasiment fusionné, il est particulièrement difficile de
les distinguer.
Le cas du myxomycète peut également
s'avérer problématique si l'on soulève la question de la
centralisation du traitement d'information dont il témoigne puisqu'il
s'agit d'un amas d'êtres unicellulaires identiques. Mais en
réalité cette amibe nous est d'un très grand secours
puisqu'elle est un parfait exemple empirique d'une agrégation
d'entités homogènes qui parvient, aussi bien que n'importe quelle
autre forme de vie, à générer une computation et un
comportement adaptatif globalisés.
Quoiqu'il en soit, la question de la localisation de la monade
centrale d'un organisme n'a pas à se poser à la science puisque,
par définition, les monades ne sont pas observables. Seule la
métaphysique, à partir des données de l'expérience
psychique en général et des principes de la logique, peut nous
faire déduire que nous devons être une de ces substances. On
retrouve bien là les cheminements intrinsèque et
extrinsèque de Leibniz qui tendent à se rejoindre sans que leur
jonction ne nous soit complètement accessible. Notre conscience
réflexive nous fait connaître perception, raisonnement,
volonté, bref le fond d'un comportement final, sa substance ; et cette
spiritualité est à la fois une et multiple. La biologie nous
décrit pour sa part, et toutes les autres formes de vie de la même
manière, comme des objets physiques capables de régler savamment
leur comportement grâce à la synchronisation d'entités plus
petites.
La biologie établit l'origine de la
téléologie dont témoigne un animal dans l'agencement de
ses organes. Mais ceux-ci témoignent également de
téléologie puisqu'ils semblent tout autant dotés d'un but
ou d'un projet. Cette téléologie trouve alors sa source dans la
réunion de cellules. Là encore ces composants présentent
eux-aussi un comportement final indépendant. On trouvera alors son
explication dans les protéines qui constituent la cellule et qui
montrent également des dispositions téléologiques
très poussées. La construction de ces protéines est
assurée pour sa part grâce à l'information codée
dans des acides nucléiques. Il est aisé d'imaginer comment
Leibniz aurait trouvé cette description des organismes vivants en accord
avec sa monadologie.
On peut cependant penser, avec Monod, qu'au stade suivant, les
composants des acides nucléiques ne présentent plus aucune
propriété téléologique. Il faut alors noter que
Leibniz admettait un comportement final quasiment nul à l'agrégat
non organisé de substances qu'est la matière inerte. Non pas que
les substances qui la composent soient différentes de celles d'un
organisme vivant, seulement, puisqu'elles n'ont pas leur place dans une
organisation complexe comme celle des corps vivants, leur potentiel spirituel
est comme atrophié et demeure à l'état de
virtualité. Mais aucune monade n'est morte, par souci de
continuité, on doit supposer que chacune possède toujours au
moins un comportement final infinitésimal. Cependant, comme nous avons
pu voir que le type de subjectivité que l'on pourrait accorder aux
organismes vivants qui nous sont le plus éloignés
morphologiquement, est particulièrement difficile à concevoir
compte tenu probablement des limites de l'imagination empathique humaine,
concevoir l'intériorité qui pourrait être celle de
substances individuelles non organisées peut donc être
considéré comme complètement hors de notre portée.
Par conséquent, si certaines entités physiques ne
témoignent pas d'un comportement final, c'est éventuellement
parce que nous somme incapables d'en remarquer les indices. En effet, pour
reconnaître un phénomène téléologique il
faut, pour le moins, parvenir à envisager son projet constituant.
Comme nous l'avons vu, les formes de vie les plus complexes ne
calculent pas ''mieux'' à partir des données de leur
environnement mais traitent une plus grande quantité d'information pour
générer le comportement adaptatif global de l'organisme. La
hiérarchie des êtres de Leibniz n'a donc plus lieu d'être,
du moins sous la forme d'une classification des espèces existantes dans
un ordre de perfection. Par contre, le principe même de
l'évolution est d'être dirigé vers une toujours meilleure
adaptation à l'environnement. En effet les théoriciens de
l'évolution s'entendent pour que cette dernière s'opère en
général au profit des individus et des espèces les mieux
adaptés à leur milieu. Aussi la plupart des biologistes
s'accordent sur le fait que la computation qui se déroule,
individuellement, dans toute cellule et, globalement, à partir de tout
réseau de cellules, ait indéniablement pour vocation l'adaptation
et consiste toujours à trouver la meilleure solution aux diverses
contraintes environnementales qui s'exercent sur l'organisme. Sans se prononcer
sur le sens théologique à donner à cette perfection, on
rejoint l'idée leibnizienne qui veut que tout être tende vers une
plus grande perfection.
Leibniz, enfant du naturalisme et père d'un animisme,
n'a pas supprimé complètement une ontologie pour en substituer
une nouvelle ; comme aucun philosophe ne peut parvenir à faire
véritablement table rase des systèmes précédents
pour construire le sien en toute objectivité. D'ailleurs cela n'a jamais
été la vocation d'un penseur comme Leibniz qui tenta plutôt
d'intégrer, de faire cohabiter et d'unifier des courants philosophiques
en apparent désaccord. La construction du système leibnizien
constitue pourtant un bon exemple d'un glissement d'une ontologie à une
autre comme Descolla en évoque la possibilité. Les données
empiriques glanées à son époque et les contradictions
logiques des métaphysiques antérieures expliquent la
nécessité qu'eut Leibniz de revoir fondamentalement sa vision du
réel. Une bonne partie de son système peut être
envisagé comme une solution aux problèmes soulevés par le
dualisme cartésien qui constituait alors l'expression la plus radicale
de l'ontologie naturaliste. Mais Leibniz n'a pas pour cela adhéré
à une cosmologie étrangère construite par d'exotiques
animistes, en bon chrétien européen du dix-huitième
siècle, il devait mépriser généreusement leurs
croyances. Il a plutôt construit par lui-même, avec autant de
raison que possible et en prenant en compte les accords de la science de son
époque, une ontologie que nous estimons, rétrospectivement et
dépourvue de sa forme occidentale, plus proche de l'animisme que du
naturalisme.
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