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Les limites de la vision occidentale du vivant

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par Mathieu Néhémie
Université Blaise Pascal - Master 2 Philosophie 2007
  

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L'universalité quantique du monde

Voyons maintenant ce que la physique nous dit de son objet, à savoir le monde physique. Rappelons que Descolla distingue clairement les schèmes de pensée qu'il décrit du réseau de croyances partagé par les membres d'une communauté et dont ils ont conscience. Pour le naturaliste, le postulat de l'universalité de la nature matérielle ne prend généralement pas la forme d'une conviction religieuse, il s'agit d'une certitude intuitive qui, si on commence à la questionnée, prendra la forme d'une évidence factuelle de valeur scientifique.

En effet, dans une perspective cartésienne, les sciences physiques partent habituellement du principe que la réalité matérielle que l'on observe à l'aide de nos sens est objective. La méthode scientifique a alors pour but de gommer les éventuelles erreurs que peuvent nous faire commettre l'imperfection de nos sens et de déduire, avec un maximum de rigueur, le détail du fonctionnement matériel des phénomènes observables. Du moins c'est ainsi qu'a été conçue la science jusqu'à l'aube du vingtième siècle, et qu'elle est encore envisagée dans une bonne partie des domaines de la physique et de la science en général. On reconnaît bien là le postulat naturaliste qui veut que tous les phénomènes doivent leur continuité à leur physicalité commune et obéissent aux mêmes lois, complètement indépendamment des intériorités qui peuplent le monde. Pourtant la physique a connu de profonds remaniements au cours du dernier siècle qui ont jeté le doute sur la validité de cette démarche.

La théorie quantique est souvent considérée comme une révolution au sein de la physique, révolution qui n'est pas encore arrivée à son terme compte tenu des débats épistémologiques qui l'animent encore. L'histoire de la physique quantique a été l'objet de nombreux mythes mais là n'est pas notre sujet, tentons plutôt de dégager les acquis de la microphysique qui peuvent nous renseigner sur la validité de l'ontologie naturaliste. Pour cela il nous faut analyser dans quelle mesure l'idée d'une réalité matérielle a encore lieu d'être en physique quantique.

Le premier élément fondamental de la révolution quantique est la remise en cause de la division des phénomènes physiques entre phénomènes corpusculaires et phénomènes ondulatoires. Ainsi les entités qui composent notre monde à l'échelle microscopique sont décrites par les physiciens comme des entités indéterminées qui semblent pilotés par des ondes mais se localisent spatialement lorsqu'on les observe précisément. Le formalisme quantique est d'une indéniable efficacité prédictive mais il semble incapable de définir intuitivement ses objets. Ces derniers disposent bien de descriptions mathématiques mais ne correspondent pas à ce que nos sens nous font connaître dans notre expérience commune.

En fait la microphysique ne fournit pas les éléments référentiels nécessaires que pourrait exiger l'épistémologie pour maintenir l'usage du concept de corps matériel. Même si l'on conçoit les particules comme des corpuscules matériels analogues à ceux que l'on peut observer à l'échelle macroscopique, leur fonctionnement est radicalement différent de celui des objets de la physique classique. Selon l'interprétation de la théorie que l'on prend, on doit admettre des ondes-pilotes, des vecteurs d'état ou encore des champs quantiques qui sont davantage que la réalité matérielle conventionnelle. Notamment, dans la théorie contemporaine des champs, ces derniers constituent une réalité plus fondamentale que les particules qui peuvent en émaner.

Les théories à variables supplémentaires tentent généralement de sauvegarder, dans leur formulation, les notions de la physique classique et notamment celle de corps matériel bien que cela se fasse avec un lourd coût épistémologique. Des éléments non empiriques doivent être admis et ce type de construction ne présente aucun intérêt opérationnel puisque aucune de ces théories n'a pour l'instant fourni de prédiction que ne donne pas le formalisme classique de la physique quantique. On voit bien ici la résistance opérée par le schème de pensée naturaliste. Au détriment de la méthode scientifique qui ne doit admettre comme réelles que des entités observables, et avec une stérilité caractérisée, on tente de reformuler la théorie quantique pour qu'elle maintienne certains principes ontologiques.

L'autre tenant de la problématique quantique est la notion d'observateur qui semble inextricablement liée à son formalisme. Contrairement aux sciences empirique en général, l'opération de mesure ne peut être gommée des résultats d'une expérience. Par exemple c'est elle qui détermine une particule en une position définie, puisque celle-ci n'est qu'une sorte de potentiel statistique avant l'intervention de l'observateur. C'est ainsi que la réduction du paquet d'ondes fait passer, en quelques sortes, l'objet quantique d'une représentation ondulatoire à une conception corpusculaire au moment de la mesure.

L'idée de Monod d'appuyer son abandon de la finalité sur le principe d'incertitude d'Heisenberg n'est pas très cohérente car cette incertitude est liée, au niveau opératoire si ce n'est ontologique, à l'impossibilité, en physique quantique, de gommer la finalité de l'observateur. En physique quantique, une particule se détermine lorsque l'on décide de l'observer. Il s'agit d'une forme typique où se rejoignent causalité efficiente et causalité finale, et qui fournit à la physique une grande partie de ses problèmes ontologiques, cosmologiques et épistémologiques.

Là encore les théories à variables supplémentaires estiment gommer le statut exceptionnel de l'opération de mesure dans la microphysique mais nous avons déjà vu comment, en un sens, ce type de théories ressemble parfois plus à un réflexe défensif qu'à une véritable construction scientifique. Quelle que soit la tournure dans laquelle nous prenons le formalisme quantique orthodoxe, on doit inévitablement admettre que les notions d'observation et d'observateur ne peuvent en être expulsées. Étant donné que toute forme d'observation suppose une conscience correspondante et que toute formulation de loi en physique quantique conventionnelle ne peut manquer de faire appel à ce concept d'observation, une vision matérialiste de la théorie quantique du type de celle habituellement adoptée en physique classique, c'est-à-dire éjectant complètement toute référence à l'esprit humain, n'est tout simplement pas envisageable. La rigueur scientifique nous force à faire l'économie de toutes les notions qui ne participent en rien à l'efficacité d'une théorie. C'est pourquoi la physique quantique conventionnelle, bien qu'elle conserve encore quelques éléments corpusculaires dans son vocabulaire, ne parle plus proprement de matière à cette échelle.

La plupart des physiciens, comme la majorité des naturalistes, admettront sûrement que ce formalisme étrange est toujours l'explication du fonctionnement microscopique de la réalité matérielle que l'on peut observer à notre échelle. Pourtant la théorie quantique, si tant est qu'un physicien l'enseigne à un sujet participant d'un schème de pensée concurrent, ne prouvera en rien à ce dernier que la réalité est essentiellement composée d'une matière inanimée. Pour l'animiste qui considère les phénomènes physiques comme l'enveloppe d'entités spirituelles primordiales, il n'y a rien d'étrange à ce que, finalement, l'étude des détails de la roche ne dévoile pas d'entités plus petites se comportant comme la roche.

De la même manière, le fait que la conscience d'un observateur puisse éventuellement influencer le comportement d'un système physique n'est gênant que pour le naturaliste qui estime que la continuité dans le monde est assurée par la seule physicalité objective. Le paradoxe de l'opération de mesure en physique quantique est étroitement lié au commerce particulier, très limité, que maintient le naturaliste entre intériorité et physicalité. Bien sûr l'opération de mesure en physique quantique peut être considérée comme un problème épistémologique plus que comme une question ontologique, le physicien se trouvant confronté à l'impossibilité de gommer sa propre subjectivité de son étude du réel. Mais l'aspect problématique de cet état de fait tient peut-être aux axiomes de la physique issus de l'ontologie naturaliste, car seule cette dernière n'accorde qu'aux entités physiques le statut de réalité objective. Le totémisme, l'analogisme comme l'animisme estiment tous que, d'une manière ou d'une autre, l'intériorité participe de la réalité objective et qu'elle peut même éventuellement exercer une influence sur la physicalité.

La physique quantique n'est pas pour autant une réfutation du schème de pensée naturaliste au profit d'une ontologie concurrente. Pour un physicien comme Bernard d'Espagnat, la microphysique marque plutôt les limites des possibilités cognitives humaines puisque la science est forcée d'admettre son incapacité à accéder à une réalité indépendante de critères humains de compréhension du réel. L'épistémologue Michel Bitbol tient un discours assez proche en estimant que « la signification majeure de la révolution quantique est celle d'un parachèvement et d'un élargissement de la ''révolution copernicienne'' au sens de Kant » (M. Bitbol, En quoi consiste la ''Révolution Quantique'' ?). Pour l'un comme pour l'autre, une des conséquences majeures de la théorie quantique consiste dans le fait que les concepts d'espace, de temps et de corps matériel ne concernent probablement pas une éventuelle réalité complètement indépendante de toute considération humaine. On est très proche là du raisonnement de Descolla sur les schèmes de la pratique, qui servent de filtres à la compréhension du réel. Si un physicien quantique peut admettre que la matérialité qui peut être évoquée dans un véritable discours scientifique, ne correspond pas à une réalité en soi, l'idée que ce concept puisse être le propre de seulement certaines sociétés humaines gagne en crédibilité. Que la matière appartienne au schème humain ou naturaliste d'appréhension du réel, elle a perdu de toute façon une bonne part de son universalité.

Le formalisme de la physique quantique tend cependant à confirmer que tous les phénomènes observables de la nature obéissent, dans leurs détails, aux mêmes lois. La microphysique est en voie d'achever l'unification de tous les grands principes de la physique. Les phénomènes de l'électrodynamique, de la thermodynamique ou de la théorie de la gravitation correspondent tous à des évènements du monde quantique qui partagent un fonctionnement similaire. Même les phénomènes vivants, dans leurs rouages les plus intimes, ne nécessitent aucun principe supplémentaire pour témoigner de la téléologie qui est la leur. La téléologie qui est celle du vivant ne se rajoute pourtant pas au fonctionnement normal des entités physiques, elle en émane tout naturellement.

Le principe de moindre action fait partie des rares principes que la physique a conservés au cours de ses nombreux remaniements, de la dynamique newtonienne à la relativité générale, en passant par l'électromagnétique. Le principe de moindre action, qui fut connu auparavant comme celui d'économie naturelle, peut être considéré comme un des grands principes de notre monde puisque toutes les équations fondamentales de physique peuvent être formulées à partir de ce principe. Nombreux sont ceux qui ont pu remarquer et traiter le commerce étroit qu'entretient la moindre action avec la finalité, notamment parce que sa formulation fait fréquemment intervenir l'idée d'un point d'arrivée dans la définition d'une trajectoire. Nous aurions pu consacrer entièrement notre travail à cette passionnante question mais contentons-nous ici de remarquer comment les données que nous avons jusque là réunies nous ont montré la corrélation qui existe entre la computation adaptative qu'opèrent toutes les entités vivantes et la téléologie qu'on peut leur observer. On peut alors envisager que la finalité dans le monde du vivant n'est que le développement du principe de moindre action qui concerne toutes les entités physiques.

C'est d'ailleurs dans ce sens que va le raisonnement de Monod lorsqu'il cherche à faire du vivant le fruit d'une contingence fortuite. La vie n'est certes qu'une conséquence des lois générales de la physique mais on est en droit de douter que ces lois soient pour autant totalement dénuées de sens. Là encore, Monod, en bon naturaliste, prend la conviction métaphysique qui est à la base de son raisonnement, pour une déduction scientifique. L'éjection de tout principe vitaliste de la biologie n'écarte pas pour autant la possibilité du finalisme dans le discours scientifique.

Aussi, si aucun phénomène physique ne peut proprement, en dernière analyse, être considéré scientifiquement comme matériel, selon le sens commun du terme, le vivant et son fonctionnement empreint de finalité non plus, ne peuvent être soumis à un réductionnisme classique d'inspiration mécaniste. La nature fondamentalement matérielle et inanimée des entités physiques à l'échelle microscopique est davantage mise en doute que confirmée par la physique quantique. Puisque celle-ci peine à définir ontologiquement ses objets, un discours visant à réduire la vie à des objets physiques d'une nature ontologique précise, comme des corps matériels, ne peut légitimement pas être qualifié de scientifique.

En somme, sans nous prononcer pour une interprétation précise de la théorie, nous estimons que la physique quantique milite certes pour une universalité de la nature mais pas pour la stricte matérialité de cette nature. Descolla ne limite cependant pas son idée de la physicalité à la pure matière. Ainsi la microphysique reste de plain-pied dans le schème de pensée naturaliste en maintenant une continuité dans le monde par les lois communes qui unissent toutes les entités physiques. Il demeure que la nature de ces entités fondamentales n'est plus aussi clairement affirmée que dans les théories physiques antérieures. Rien n'indique donc que ces entités soient strictement physiques, si ce n'est qu'elles constituent les phénomènes physiques observables. En tout cas, plus on progresse dans l'infiniment petit, plus la continuité que la science maintient pour unifier le monde ne se suffit plus d'une explication matérialiste. Certes la physique quantique ne nous parle pas d'entités spirituelles mais elle peine à distinguer l'objet physique de l'objet épistémologique.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus