L'universalité quantique du monde
Voyons maintenant ce que la physique nous dit de son objet,
à savoir le monde physique. Rappelons que Descolla distingue clairement
les schèmes de pensée qu'il décrit du réseau de
croyances partagé par les membres d'une communauté et dont ils
ont conscience. Pour le naturaliste, le postulat de l'universalité de la
nature matérielle ne prend généralement pas la forme d'une
conviction religieuse, il s'agit d'une certitude intuitive qui, si on commence
à la questionnée, prendra la forme d'une évidence
factuelle de valeur scientifique.
En effet, dans une perspective cartésienne, les
sciences physiques partent habituellement du principe que la
réalité matérielle que l'on observe à l'aide de nos
sens est objective. La méthode scientifique a alors pour but de gommer
les éventuelles erreurs que peuvent nous faire commettre l'imperfection
de nos sens et de déduire, avec un maximum de rigueur, le détail
du fonctionnement matériel des phénomènes observables. Du
moins c'est ainsi qu'a été conçue la science
jusqu'à l'aube du vingtième siècle, et qu'elle est encore
envisagée dans une bonne partie des domaines de la physique et de la
science en général. On reconnaît bien là le postulat
naturaliste qui veut que tous les phénomènes doivent leur
continuité à leur physicalité commune et obéissent
aux mêmes lois, complètement indépendamment des
intériorités qui peuplent le monde. Pourtant la physique a connu
de profonds remaniements au cours du dernier siècle qui ont jeté
le doute sur la validité de cette démarche.
La théorie quantique est souvent
considérée comme une révolution au sein de la physique,
révolution qui n'est pas encore arrivée à son terme compte
tenu des débats épistémologiques qui l'animent encore.
L'histoire de la physique quantique a été l'objet de nombreux
mythes mais là n'est pas notre sujet, tentons plutôt de
dégager les acquis de la microphysique qui peuvent nous renseigner sur
la validité de l'ontologie naturaliste. Pour cela il nous faut analyser
dans quelle mesure l'idée d'une réalité matérielle
a encore lieu d'être en physique quantique.
Le premier élément fondamental de la
révolution quantique est la remise en cause de la division des
phénomènes physiques entre phénomènes
corpusculaires et phénomènes ondulatoires. Ainsi les
entités qui composent notre monde à l'échelle
microscopique sont décrites par les physiciens comme des entités
indéterminées qui semblent pilotés par des ondes mais se
localisent spatialement lorsqu'on les observe précisément. Le
formalisme quantique est d'une indéniable efficacité
prédictive mais il semble incapable de définir intuitivement ses
objets. Ces derniers disposent bien de descriptions mathématiques mais
ne correspondent pas à ce que nos sens nous font connaître dans
notre expérience commune.
En fait la microphysique ne fournit pas les
éléments référentiels nécessaires que
pourrait exiger l'épistémologie pour maintenir l'usage du concept
de corps matériel. Même si l'on conçoit les particules
comme des corpuscules matériels analogues à ceux que l'on peut
observer à l'échelle macroscopique, leur fonctionnement est
radicalement différent de celui des objets de la physique classique.
Selon l'interprétation de la théorie que l'on prend, on doit
admettre des ondes-pilotes, des vecteurs d'état ou
encore des champs quantiques qui sont davantage que la
réalité matérielle conventionnelle. Notamment, dans la
théorie contemporaine des champs, ces derniers constituent une
réalité plus fondamentale que les particules qui peuvent en
émaner.
Les théories à variables supplémentaires
tentent généralement de sauvegarder, dans leur formulation, les
notions de la physique classique et notamment celle de corps matériel
bien que cela se fasse avec un lourd coût épistémologique.
Des éléments non empiriques doivent être admis et ce type
de construction ne présente aucun intérêt
opérationnel puisque aucune de ces théories n'a pour l'instant
fourni de prédiction que ne donne pas le formalisme classique de la
physique quantique. On voit bien ici la résistance opérée
par le schème de pensée naturaliste. Au détriment de la
méthode scientifique qui ne doit admettre comme réelles que des
entités observables, et avec une stérilité
caractérisée, on tente de reformuler la théorie quantique
pour qu'elle maintienne certains principes ontologiques.
L'autre tenant de la problématique quantique est la
notion d'observateur qui semble inextricablement liée à son
formalisme. Contrairement aux sciences empirique en général,
l'opération de mesure ne peut être gommée des
résultats d'une expérience. Par exemple c'est elle qui
détermine une particule en une position définie, puisque celle-ci
n'est qu'une sorte de potentiel statistique avant l'intervention de
l'observateur. C'est ainsi que la réduction du paquet d'ondes
fait passer, en quelques sortes, l'objet quantique d'une représentation
ondulatoire à une conception corpusculaire au moment de la mesure.
L'idée de Monod d'appuyer son abandon de la
finalité sur le principe d'incertitude d'Heisenberg n'est pas
très cohérente car cette incertitude est liée, au niveau
opératoire si ce n'est ontologique, à l'impossibilité, en
physique quantique, de gommer la finalité de l'observateur. En physique
quantique, une particule se détermine lorsque l'on
décide de l'observer. Il s'agit d'une forme typique où
se rejoignent causalité efficiente et causalité finale, et qui
fournit à la physique une grande partie de ses problèmes
ontologiques, cosmologiques et épistémologiques.
Là encore les théories à variables
supplémentaires estiment gommer le statut exceptionnel de
l'opération de mesure dans la microphysique mais nous avons
déjà vu comment, en un sens, ce type de théories ressemble
parfois plus à un réflexe défensif qu'à une
véritable construction scientifique. Quelle que soit la tournure dans
laquelle nous prenons le formalisme quantique orthodoxe, on doit
inévitablement admettre que les notions d'observation et d'observateur
ne peuvent en être expulsées. Étant donné que toute
forme d'observation suppose une conscience correspondante et que toute
formulation de loi en physique quantique conventionnelle ne peut manquer de
faire appel à ce concept d'observation, une vision matérialiste
de la théorie quantique du type de celle habituellement adoptée
en physique classique, c'est-à-dire éjectant complètement
toute référence à l'esprit humain, n'est tout simplement
pas envisageable. La rigueur scientifique nous force à faire
l'économie de toutes les notions qui ne participent en rien à
l'efficacité d'une théorie. C'est pourquoi la physique quantique
conventionnelle, bien qu'elle conserve encore quelques éléments
corpusculaires dans son vocabulaire, ne parle plus proprement de matière
à cette échelle.
La plupart des physiciens, comme la majorité des
naturalistes, admettront sûrement que ce formalisme étrange est
toujours l'explication du fonctionnement microscopique de la
réalité matérielle que l'on peut observer à notre
échelle. Pourtant la théorie quantique, si tant est qu'un
physicien l'enseigne à un sujet participant d'un schème de
pensée concurrent, ne prouvera en rien à ce dernier que la
réalité est essentiellement composée d'une matière
inanimée. Pour l'animiste qui considère les
phénomènes physiques comme l'enveloppe d'entités
spirituelles primordiales, il n'y a rien d'étrange à ce que,
finalement, l'étude des détails de la roche ne dévoile pas
d'entités plus petites se comportant comme la roche.
De la même manière, le fait que la conscience
d'un observateur puisse éventuellement influencer le comportement d'un
système physique n'est gênant que pour le naturaliste qui estime
que la continuité dans le monde est assurée par la seule
physicalité objective. Le paradoxe de l'opération de mesure en
physique quantique est étroitement lié au commerce particulier,
très limité, que maintient le naturaliste entre
intériorité et physicalité. Bien sûr
l'opération de mesure en physique quantique peut être
considérée comme un problème épistémologique
plus que comme une question ontologique, le physicien se trouvant
confronté à l'impossibilité de gommer sa propre
subjectivité de son étude du réel. Mais l'aspect
problématique de cet état de fait tient peut-être aux
axiomes de la physique issus de l'ontologie naturaliste, car seule cette
dernière n'accorde qu'aux entités physiques le statut de
réalité objective. Le totémisme, l'analogisme comme
l'animisme estiment tous que, d'une manière ou d'une autre,
l'intériorité participe de la réalité objective et
qu'elle peut même éventuellement exercer une influence sur la
physicalité.
La physique quantique n'est pas pour autant une
réfutation du schème de pensée naturaliste au profit d'une
ontologie concurrente. Pour un physicien comme Bernard d'Espagnat, la
microphysique marque plutôt les limites des possibilités
cognitives humaines puisque la science est forcée d'admettre son
incapacité à accéder à une réalité
indépendante de critères humains de compréhension du
réel. L'épistémologue Michel Bitbol tient un discours
assez proche en estimant que « la signification majeure de la
révolution quantique est celle d'un parachèvement et d'un
élargissement de la ''révolution copernicienne'' au sens de
Kant » (M. Bitbol, En quoi consiste la ''Révolution
Quantique'' ?). Pour l'un comme pour l'autre, une des conséquences
majeures de la théorie quantique consiste dans le fait que les concepts
d'espace, de temps et de corps matériel ne concernent probablement pas
une éventuelle réalité complètement
indépendante de toute considération humaine. On est très
proche là du raisonnement de Descolla sur les schèmes de la
pratique, qui servent de filtres à la compréhension du
réel. Si un physicien quantique peut admettre que la
matérialité qui peut être évoquée dans un
véritable discours scientifique, ne correspond pas à une
réalité en soi, l'idée que ce concept puisse être le
propre de seulement certaines sociétés humaines gagne en
crédibilité. Que la matière appartienne au schème
humain ou naturaliste d'appréhension du réel, elle a perdu de
toute façon une bonne part de son universalité.
Le formalisme de la physique quantique tend cependant à
confirmer que tous les phénomènes observables de la nature
obéissent, dans leurs détails, aux mêmes lois. La
microphysique est en voie d'achever l'unification de tous les grands principes
de la physique. Les phénomènes de l'électrodynamique, de
la thermodynamique ou de la théorie de la gravitation correspondent tous
à des évènements du monde quantique qui partagent un
fonctionnement similaire. Même les phénomènes vivants, dans
leurs rouages les plus intimes, ne nécessitent aucun principe
supplémentaire pour témoigner de la téléologie qui
est la leur. La téléologie qui est celle du vivant ne se rajoute
pourtant pas au fonctionnement normal des entités physiques, elle en
émane tout naturellement.
Le principe de moindre action fait partie des rares
principes que la physique a conservés au cours de ses nombreux
remaniements, de la dynamique newtonienne à la relativité
générale, en passant par l'électromagnétique. Le
principe de moindre action, qui fut connu auparavant comme celui
d'économie naturelle, peut être considéré
comme un des grands principes de notre monde puisque toutes les
équations fondamentales de physique peuvent être formulées
à partir de ce principe. Nombreux sont ceux qui ont pu remarquer et
traiter le commerce étroit qu'entretient la moindre action avec la
finalité, notamment parce que sa formulation fait fréquemment
intervenir l'idée d'un point d'arrivée dans la définition
d'une trajectoire. Nous aurions pu consacrer entièrement notre travail
à cette passionnante question mais contentons-nous ici de remarquer
comment les données que nous avons jusque là réunies nous
ont montré la corrélation qui existe entre la computation
adaptative qu'opèrent toutes les entités vivantes et la
téléologie qu'on peut leur observer. On peut alors envisager que
la finalité dans le monde du vivant n'est que le développement du
principe de moindre action qui concerne toutes les entités physiques.
C'est d'ailleurs dans ce sens que va le raisonnement de Monod
lorsqu'il cherche à faire du vivant le fruit d'une contingence fortuite.
La vie n'est certes qu'une conséquence des lois générales
de la physique mais on est en droit de douter que ces lois soient pour autant
totalement dénuées de sens. Là encore, Monod, en bon
naturaliste, prend la conviction métaphysique qui est à la base
de son raisonnement, pour une déduction scientifique. L'éjection
de tout principe vitaliste de la biologie n'écarte pas pour autant la
possibilité du finalisme dans le discours scientifique.
Aussi, si aucun phénomène physique ne peut
proprement, en dernière analyse, être considéré
scientifiquement comme matériel, selon le sens commun du terme, le
vivant et son fonctionnement empreint de finalité non plus, ne peuvent
être soumis à un réductionnisme classique d'inspiration
mécaniste. La nature fondamentalement matérielle et
inanimée des entités physiques à l'échelle
microscopique est davantage mise en doute que confirmée par la physique
quantique. Puisque celle-ci peine à définir ontologiquement ses
objets, un discours visant à réduire la vie à des objets
physiques d'une nature ontologique précise, comme des corps
matériels, ne peut légitimement pas être qualifié de
scientifique.
En somme, sans nous prononcer pour une interprétation
précise de la théorie, nous estimons que la physique quantique
milite certes pour une universalité de la nature mais pas pour la
stricte matérialité de cette nature. Descolla ne limite cependant
pas son idée de la physicalité à la pure matière.
Ainsi la microphysique reste de plain-pied dans le schème de
pensée naturaliste en maintenant une continuité dans le monde par
les lois communes qui unissent toutes les entités physiques. Il demeure
que la nature de ces entités fondamentales n'est plus aussi clairement
affirmée que dans les théories physiques antérieures. Rien
n'indique donc que ces entités soient strictement physiques, si ce n'est
qu'elles constituent les phénomènes physiques observables. En
tout cas, plus on progresse dans l'infiniment petit, plus la continuité
que la science maintient pour unifier le monde ne se suffit plus d'une
explication matérialiste. Certes la physique quantique ne nous parle pas
d'entités spirituelles mais elle peine à distinguer l'objet
physique de l'objet épistémologique.
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