Le bouddhisme theravada, la violence et l'état. Principes et réalités( Télécharger le fichier original )par Jacques Huynen Université de Liège - DEA Histoire des religions 2007 |
Introduction aux JâtakaLes Jâtaka racontent les vies antérieures du Bouddha. La traduction vers le pâli (Jâtakatthavannanâ) des Jâtaka singhalais (Jâttakatthakathâ) telle que publiée par la PTS, est le résultat de multiples avatars et accrétions. Le texte singhalais traduit par BOUDDHAGHOSA au Ve siècle EC s'était sans doute lui-même développé autour d'un noyau primitif en pâli ou dans un dialecte moyen-indien apparenté. Ce noyau primitif fait de vers (gâthâ) et peut-être déjà de passages en prose, comprenait déjà, d'après FAUSBØLL104(*), des éléments adventices, antérieurs ou contemporains au Bouddha historique, tirés du folklore et du fonds de proverbes et légendes circulant en Inde avant et jusqu'au VIe AEC105(*). Le Bouddha lui-même et/ou les premiers prédicateurs qui lui ont succédé en auraient fait usage pour illustrer leur prédication106(*). Les Jâtaka comprennent des références au Tipitaka. Ils seraient donc postérieures à la genèse du Canon et déjà le fruit de la tradition monastique. A défaut de pouvoir les dater, HAZRA107(*) situe le Nidâna-Kathâ, introduction générale aux Jâtaka relatant la « biographie légendaire » du Bouddha historique, « at a time before the Mahâyâna literature was developed in India », se basant sur le fait qu'elle est souvent en accord avec cette même biographie telle que relatée par les sources sanscrites, par exemple le Lalita-Vistara. Il en déduit que le Nidâna-Kathâ se fonde sur la même tradition que le Lalita et remonte donc aux commentaires qui furent amenés au Sri Lanka. La réimpression par la PTS (1962 et 1990) de l `édition des Jâtaka par Fausbøll (1877-1896) sous le titre The Jâtaka together with its Commentary, visant à traduire « Jâtakatthavannanâ », peut en effet prêter à malentendu, car si par « commentaire » on entend les explications grammaticales et lexicales, la part qu'elles y occupent est minime. Il s'agit plutôt de sermons sous forme de paraboles. De ces « commentaires » Childers a émis l'idée que BOUDDHAGHOSA lui-même pourrait être l'auteur. Mais M.WINTERNITZ, B.C. LAW et T.W. RHYS DAVIDS la contestent sur la base que leur style et leur langue diffèrent trop de ceux des autres ouvrages et commentaires dont nous sommes certains que BOUDDHAGHOSA est l'auteur108(*). Bien qu'il ressorte des Jâtaka que la société indienne a dans les faits couramment eu recours à des punitions violentes et même cruelles, mutilations et exécution109(*), l' idéal d'une justice consciencieuse, impartiale, mesurée, y est aussi formulé, symbolisé d'ailleurs comme en Occident par la balance (tulâ) : « Car en effet un roi dans la recherche des peines en vient à être aussi équitable qu'une balance110(*) » Cet idéal louable pourra être poussé jusqu'à un refus utopique111(*) de toute sanction ayant recours à la force, particulièrement développé dans trois d'entre eux que nous traduisons ci-après :les Sumangala ( Ja 420, 3:441-2), Mûgapakkha ( Ja, 538, 15-25) et Bhikkhâparampara Jâtaka (496,13). Sumangala JâtakaCe Jâtaka illustre la nécessité pour un roi de ne pas prendre de décision définitive, ou de condamner un coupable ou un suspect, sous l'empire de la colère. Une thématique proche est traitée dans le Somanassa Jâtaka (PTS : Ja 505, 4 : 451) où il apparaît que si la punition des criminels est bien dans les compétences royales, le roi doit réfléchir longuement avant de prononcer des peines mesurées. Envahi par la colère. 4. Le Maître raconta cette histoire sur ce que doit être le comportement d'un roi alors qu'il résidait dans le Parc Jetavana [à Sravasti]. Invité par le roi, le Maître évoqua le passé. Jadis, lorsque Brahmadatta gouvernait le royaume de Bénarès, le Bodhisatta né de son épouse principale, l'heure de son père étant venue, gouverna [à son tour] le royaume et promut d'importante donations. Il avait [à son service] un gardien pour le parc, nommé Sumangala. Un bouddha solitaire112(*), ayant quitté la grotte Nandamûla dans la montagne, et au terme de son errance atteint Bénarès [où il] élut domicile dans le parc, se rendit au lever du soleil en ville pour y mendier. Le roi, de bonne disposition, l'ayant vu, l'invita au palais, l'assit sur le trône et l'ayant servi de mets choisis tant liquides que solides, heureux113(*) de ses remerciements, lui offrit de résider dans son parc ; l'y ayant fait entrer, après être allé lui-même prendre son petit déjeuner, il donna des instructions pour ses repas du soir et du jour, lui appointa Sumangala, le gardien du jardin, comme serviteur, et sortit en ville. À partir de là ce bouddha solitaire pendant longtemps résida régulièrement chez le roi, y prenant ses repas. Et Sumangala le servait fidèlement. Mais un jour, le bouddha solitaire s'adressa en ces termes à Sumangala : « Je vais m'en aller quelques jours résider dans un village proche, veuillez en avertir le roi. » Cela dit, il s'en fut et Sumangala en avertit le roi. Le bouddha solitaire après être resté absent quelques jours arriva au parc un soir après le coucher du soleil. Sumangala ignorant son retour regagna son propre domicile. Le bouddha solitaire ayant rangé son bol et sa tunique, après s'être un peu promené, s'assit sur une pierre plate. Mais ce jour-là des hôtes se présentèrent chez le gardien du parc. Celui-ci pour leur préparer un curry, pensant « je vais chasser un cerf apprivoisé et le tuer », ayant pris son arc et s'étant rendu dans le parc, cherchant un cerf, il vit le bouddha solitaire et se dit « cela doit être un cerf. » Joignant la pensée à l'acte il lâcha la flèche. Le bouddha solitaire en se découvrant dit « Sumangala ». Tout tremblant, ce dernier répondit : -Vénérable, ne sachant pas que vous étiez rentré, à l'idée que vous étiez un cerf, j'ai tiré ! Pardonnez-moi ! -Je te pardonne, répondit [le buddha solitaire, mais] maintenant que vas tu faire ? Viens, prends la flèche et retire-la ! Après cet échange de paroles, [Sumangala] retira la flèche. Une grande douleur envahit le bouddha solitaire et il entra dans le parinibbâna. Le gardien [se dit] « Quand le roi l'apprendra, il ne le supportera pas » et rassemblant femme et enfants, il s'enfuit. Soudainement dans toute la ville, par l'intervention des dieux, la nouvelle fut partout connue : « le bouddha solitaire a atteint le parinbbâna ». Le jour suivant les gens s'étant rendu au parc et l'ayant vu rapportèrent au roi que le gardien du parc après avoir tué le bouddha solitaire s'était enfui. Le roi s'y étant rendu avec une suite importante, ayant fait rendre hommage à sa dépouille pendant une semaine, recueillir ses cendres en grande pompe et construire un cetiya114(*) lui rendant homage, gouverna le royaume suivant la Loi. Sumangala de son côté, une année s'étant écoulée [pensa] « je vais m'informer de ce que pense le roi »; s'étant rendu auprès d'un ministre et l'ayant rencontré, il lui dit: « informez-vous sur les dispositions du roi à mon égard ». Le ministre fit son éloge à proximité du roi. Mais le roi resta comme s'il n'avait rien entendu. Le conseiller n'ajouta rien et rapporta à Sumangala que le roi était encore fâché. Après être encore venu [seul] la deuxième année, la troisième, il vint accompagné de sa femme et ses enfants. Le ministre sachant que le roi s'était radouci, installa Sumangala à la porte de la ville et informa le roi de son retour. Le roi l'ayant convoqué et lui ayant fait un accueil amical, lui demanda : - Sumangala, pourquoi as tu tué ce bouddha solitaire qui représentait pour moi une source de mérite ? -Je n'avais pas l'intention de le tuer, Sire, c'est pour cette raison [suivante] que je l'ai fait... et il lui raconta l'accident. Alors le roi [lui dit] « N'aie pas peur » et l'ayant ainsi rassuré, il le désigna à nouveau comme gardien du parc. Alors le ministre lui demanda - Sire, pourquoi par deux fois n'avez-vous rien répondu après avoir entendu l'éloge [que je vous faisais] de Sumangala, et pourquoi après l'avoir entendu pour la troisième fois avez-vous eu pitié de lui et l'avez-vous fait mander ? -Mon Fils, répondit le roi, il ne convient pas que les rois fassent quoi que ce soit de manière impulsive sous l'effet de la colère, c'est pourquoi après être resté silencieux, la troisième fois [seulement] quand j'ai été certain de l'équanimité de mon esprit au sujet de Sumangala, je l'ai fait convoquer. Tel est le devoir d'un roi [ajouta-t-il], déclarant : 27. « Lorsqu'envahi par la colère il se voit Qu'un roi ne brandisse pas trop vite le bâton Ou ne prononce trop vite les peines Risquant l'erreur ou l'excès, à lui-même nuisible et à autrui 28. Lorsqu'il sera parvenu à retrouver son sang-froid Qu'il considère le cas du du coupable Qu'il lui applique alors une peine équitable 29. Si restant sobre, il ne s'énerve ni sur lui-même ni sur autrui, celui qui se conduit d'après cette règle devient le Seigneur qui exécute la justice, invincible, protégé par sa gloire 30. Ces khattiya qui inconsidérément brandissent le bâton et [se] prononcent précipitamment sans être regrettés quittent cette vieà la mort ils prennent le mauvais chemin 31. Quant à ceux qui se plaisent à promulguer la bonne Loi, en esprit, en parole et en acte, ils sont sans égal, constants dans la paix, la bienveillance et l'attention et, en tant que tels, gagnants dans les deux mondes. 32. Je suis le Roi, Seigneur des hommes et des femmes,Si je me mets en colère, me dresse pour prévenir la populace, et brandis le bâton, c'est par pure compassion. » Ainsi s'exprima-t-il en ces strophes. * 104 Jâtaka(The), Together with its Commentary, 6 vols (London: Pali Text Society, 1877-1896). Viggo FAUSBØLL editor., p. VIII * 105 Ce serait l'extinction de cette tradition orale des Auuhakathâ (explication du sens) en Inde qui aurait poussé Bouddhaghosa à chercher à la retrouver dans sa version écrite singhalaise.Cf Kanai Lal HAZRA, Studies on Pali Commentaries, B.R. Publishing, New Delhi, 1932-1991, p. 25. * 106 S'il est peu probable que les Jâtaka tels qu'ils nous sont parvenus soient l'oeuvre du Bouddha lui-même, comme le voudrait l'orthodoxie, il se pourrait que certains des noyaux primitifs des Auuhakathâ remontent jusqu'à lui ou son environnement immédiat. Cf. Kanai Lal HAZRA, Ibid., p.17 et 26. * 107 op. cit. (1932-1991), p. 15. * 108 Kanai Lal HAZRA, op.cit. (1932-1991), p. 121-122. * 109 Ratilal N. MEHTA, «Crime and Punishment in the Jâtakas» in The Indian Historical Quarterly, vol. XII, Caxton Publications, New Delhi, 1936, reprint: 1985, p. 433. * 110 Jâtaka 22, vol. I, p. 176. * 111 Ainsi que le qualifie Steven COLLINS, op. cit.(1998). * 112 paccekabuddha : bouddha solitaire ou « bouddha pour soi », c'est-à-dire « ayant atteint la bodhi (compréhension, intelligence) mais n'enseignant pas ». * 113 « heureux » traduisant pasanno convient mieux au complément « remerciements » que « bien disposé ». * 114 stoupa: monument reliquaire. |
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