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Le bouddhisme theravada, la violence et l'état. Principes et réalités

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par Jacques Huynen
Université de Liège - DEA Histoire des religions 2007
  

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L'Éloge du régime républicain des Vajji

Nous avons vu dans l'Introduction que le Bouddha semble avoir eu une préférence pour le régime républicain, traditionnel dans les petites républiques aristocratiques sub-himalayennes où le Sakyamuni avait grandi. C'est ce modèle qu'il recommande également pour le gouvernement du sangha monastique. Dans le passage ci-dessous51(*), sur lequel se fondent les savants bouddhologues voulant voir dans le Bouddha un démocrate avant l'heure, il nous est raconté comment le roi du Magadha, Ajâtasattu ayant l'intention d'attaquer les Vajji52(*), une de ces petites républiques, envoie au Bouddha pour le consulter son ministre le brahmine Vassakâra. Ayant entendu la requête du ministre, le Bouddha s'adresse à son disciple Ananda qui assiste à l'entretien.

134. -Est-ce que tu as entendu dire, Ananda que les Vajji se réunissent souvent et régulièrement en assemblée ?

-Oui, Vénérable, je l'ai entendu dire.

-Aussi longtemps, Ananda que les Vajji se réuniront souvent et régulièrement en assemblée on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas.

-Est-ce que tu as entendu dire, Ananda que les Vajji se réunissent, traitent les affaires qui les intéressent , et lèvent la séance de manière calme et ordonnée ?

-Oui, Vénérable, je l'ai entendu dire.

-Aussi longtemps, Ananda que les Vajji se réuniront, traiteront de leurs affaires et lèveront la séance de manière calme et ordonnée on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas.

-Est-ce que tu as entendu dire, Ananda, que les Vajji n'innovent pas [arbitrairement ?] en matière de lois, n'abrogent pas [arbitrairement ?] les lois existantes et appliquent les anciennes lois des Vajji telles qu'elles ont été formulées au moment de leur adoption ?

-Oui, Vénérable, je l'ai entendu dire.

-Aussi longtemps, Ananda que les Vajji n'innoveront pas en matière de loi, n'abrogeront pas les lois existantes et appliqueront les anciennes lois des Vajji telles qu'elles ont été formulées au moment de leur adoption, on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas.

-Est-ce que tu as entendu dire, Ananda, que les Vajji traitent bien leurs anciens, leur accordent de la considération, les respectent, les honorent et tiennent compte de leurs avis méritant d'être écoutés ?

-Oui, Vénérable, je l'ai entendu dire.

-Aussi longtemps, Ananda, que les Vajji traiteront bien leurs anciens, leur accorderont de la considération, les respecteront, les honoreront et tiendront compte de leurs avis méritant d'être écoutés, on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas.

-Est-ce que, Ananda, tu as entendu dire que les Vajji n'enlèvent pas de force les femmes et jeunes filles de bonne famille pour les faire vivre avec eux ?

-Oui, Vénérable, je l'ai entendu dire.

-Aussi longtemps que les Vajji n'enlèveront pas par la force les femmes et jeunes filles de bonne famille pour les faire vivre avec eux, on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas.

-Est-ce que tu as entendu dire, Ananda, que les Vajji prennent soin de leurs sanctuaires, leur accordent de la considération, les respectent, les honorent, tant sur leur territoire qu'en dehors, et qu'ils n'annulent pas les pieuses subventions qu'ils leur ont précédemment consenties ?

-Oui, Vénérable, je l'ai entendu dire.

-Aussi longtemps, Ananda, que les Vajji traiteront bien leurs sanctuaires, leur accorderont de la considération, les respecteront, les honoreront, tant sur leur territoire qu'en dehors, et n'annuleront pas les pieuses subventions qu'ils leur ont précédemment consenties on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas.

135. Alors le Bienheureux s'adressa [en ces termes] au brahmine Vassakâra, ministre du Magadha :

« Jadis, Ô brahmine, j'ai résidé à Vésali au sanctuaire Sarandade et j'y ai enseigné aux Vajji ces sept principes permettant d'éviter le déclin. Aussi longtemps, brahmine, que ces sept principes permettant d'éviter le déclin se maintiendront parmi les Vajji, que les Vajji s'y conformeront, on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas. »

Ainsi prévenu, le brahmine Vassakâra, ministre du Magadha, dit au Bienheureux : « Si respectant un seul des ces sept principes permettant d'éviter le déclin, on peut attendre des Vajji qu'ils méritent de prospérer et ne pas décliner, que dire s'ils en respectent sept ? Puisqu'il est impossible, Vénérable Gautama, que les Vajji soient vaincus par Ajâtasattu le Videha, roi du Magadha, [ils ne pourront l'être] autrement que par l'intrigue et la calomnie.[...] »

Principes qui préviendront le déclin du sangha

136. [...] Aussi longtemps, Ô Moines, que les moines se réuniront souvent et régulièrement en assemblée, on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas. Aussi longtemps qu'ils se réuniront, s'acquitteront des actes propres aux affaires du sangha et lèveront la séance de manière calme et ordonnée on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas. Aussi longtemps qu'ils n'innoveront pas en matière de loi, n'abrogeront pas les lois existantes et s'en tiendront aux règles anciennes telles qu'elles ont été formulées au moment de leur adoption, on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas. Aussi longtemps, Ô Moines, que les moines traiteront bien les anciens, moines expérimentés, depuis longtemps ordonnés, ancêtres et guides du sangha, leur accorderont de la considération, les respecteront, les honoreront et tiendront compte de leurs avis méritant d'être écoutés, on peut s'attendre à ce qu'ils prospèrent et ne déclinent pas.

*

La république des Vajji telle que décrite par le Bouddha, et l'idéal de la démocratie dont il se fait l'avocat, ne correspondent évidemment pas exactement à nos conceptions en la matière. Rappelons d'abord que, comme la démocratie athénienne ou la première démocratie anglaise, comme celle des Sakya, la tribu du Bouddha lui-même, la démocratie des Vajji ne concernait que les hommes libres et que probablement seuls les chefs des clans nobles participaient aux débats. Par ailleurs les considérations qu'y ajoutent le Bouddha, ou ses successeurs, ont un caractère nettement conservateur : il est conseillé de ne pas changer les lois anciennes, voire de ne pas y ajouter de nouvelles. Mais peut-être leur intention était-elle seulement d'éviter l'arbitraire de changements opérés par un petit nombre sans consultation suffisante, c'est-à-dire d'une « gouvernance par décret ».

Cette attitude conservatrice en matière de droit commun ne laisse pas d'étonner lorsqu'on la compare à celle, plus libérale, qui lui fait affirmer dans le même Sutta53(*)qu'après sa mort, le sangha pourra abroger les règles mineures du Vinaya ou droit monastique.

Sans nier que de telles conceptions soient plus proche des nôtres que celles reposant sur l'arbitraire de la « loi du plus fort » ou du « droit divin » remarquons cependant qu'elles n'impliquent la reconnaissance ni de « partis », ni d'une « opposition ». D'ailleurs si on peut juger de ce que fut la pratique du premier sangha à partir de la procédure qui régit aujourd'hui encore les délibération d'un sangha, la règle est le consensus; signifié par le silence, ce silence n'étant rompu qu'en cas d'opposition. Autrement dit, aucune décision n'est prise avant qu'un consensus n'ait été atteint, le vote éventuel n'ayant comme but que de vérifier que ce consensus est bien réel et complet.

Ces caractéristiques rappellent les conceptions politiques, fondées sur l'harmonie et le consensus, qui ont cours en Asie de l'Est et du Sud-Est, qui ont été fortement influencées par le bouddhisme. Elles évoquent aussi le système indien du panchayat, assemblées où ne délibèrent que les notables en dehors de tout cadre partisan, tel qu'il fut encore défendu il n'y a pas longtemps par le roi du Népal.

Ce passage du Mahâparinibbâna Sutta sera pourtant exploité par les défenseurs, occidentaux ou orientaux, du caractère essentiellement « démocratique » du bouddhisme. Ce fut, et est encore le cas, au Sri Lanka et en Birmanie particulièrement mais aussi en Thaïlande, au Laos et au Cambodge. Notons pour terminer que parmi ces cinq pays seuls le Sri Lanka et la Thaïlande ont récemment joui d'un système pluraliste, en tous cas pour ce second pays jusqu'au coup d'état de septembre 2006.

Si nous nous limitons à l'institution monastique, d'après MISRA54(*), en comparaison avec les autres communautés de renonçants contemporaines du Bouddha, le sangha bouddhiste incarne clairement une conception «démocratique». En effet dans ces communautés le maître fonctionnait comme le chef suprême, contrôlant et réglant la vie de tout le groupe, et désignait son successeurs ; ce modèle évoque clairement la «monarchie de droit divin». Le refus du Bouddha, peu avant sa mort, de désigner un successeur comme cela se faisait dans les autres « ordres », son conseil donné aux moines de ne prendre refuge qu'en eux-mêmes et dans le Dhamma (la Loi) indique clairement, d'après MISRA, que « in [the]Buddhist monastic system the authority of teacher was vested in a constitution. » Pas de voeu d'obéissance dans l'ordre bouddhiste. La seule autorité y est, en théorie, représentée par le groupe et se limite d'ailleurs aux questions de discipline plutôt que de doctrine.

* 51 Mahâparinibbâna Sutta (DN, II, 16 et sq); nous utilisons l'édition VRI (134-136) = Ed. PTS II, 72.

* 52 Sk: Vrijji, confédération de tribus comprenant entre autres les clans Licchavi et Videha ; sa capitale était Vésali. Ajâtasattu (sk: Ajâtasatru) leur était apparenté par sa mère, c'est pourquoi il est qualifié de « videhaputta ».

* 53 VRI 154 6.1.

* 54 MISRA, GSP, The Age of Vinaya, Munshiram Manoharlal, New Delhi, 1972, p. 95 et 108.

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