Le bouddhisme theravada, la violence et l'état. Principes et réalités( Télécharger le fichier original )par Jacques Huynen Université de Liège - DEA Histoire des religions 2007 |
Les JâtakaBien que censés relater les vies antérieures du Sage des Sakya, une grande partie de leur substance est sans doute très ancienne, tirée du folklore--légendes et proverbes, pour certains antérieure même au Bouddha historique--qui prend sans doute sa forme bouddhique entre Asoka et le tournant de l'ère commune. Leurs thèmes figurent déjà sculptés sur les portails et balustrades des stupas de Bharhut et Sanchi (Ier siècle AEC) ainsi qu'à Ajanta (IIe AEC). Mais ils ne seront pas mis par écrit avant le premier siècle, à Ceylan--en pâli pour les parties versifiées, les plus anciennes, et en singhalais pour les commentaires ou Jâtakatthakhatâ. Peter SKILLING20(*) semble même douter que ces derniers aient été composés et/ou rédigés avant le Ve ou le VIe ; l'auteur en serait le commentateur BOUDDHAGHOSA. L'auteur des Jâtakatthvannanâ, qui qu'il soit, se serait contenté de compiler différentes versions orales ou écrites des atthakhatâ singhalaises ou aurait composé un nouveau commentaires, quitte à recourir ponctuellement à des traditions orales pré-existantes. Les Chroniques.Le Mahâvamsa, version améliorée du Dipavamsa ( IVe EC)est certainement postérieur à Buddhaghosa car celui-ci ne mentionne que le premier ouvrage(cf. W. GEIGER dans l'introduction à sa traduction du Mahâvamsa, p. XI). Économie et société à l'époque du Bouddha.Pour cette section, nous avons principalement suivi Nripendra K. DUTT (The Aryanisation of India, 1925-1970), Sir Mortimer WHEELER (traduction de l'anglais:L'Inde avant l'Histoire, 1966-67), Damodar D. KOSAMBI (Culture et civilisation de l'Inde ancienne, traduit de l'anglais par Charles MALAMOUD, 1970) et St. COLLINS dans Nirvâna and Other Buddhist Felicities21(*), se situant dans la lignée de Max Weber et D. GELLNER22(*), afin d'ajouter aux données de la philologie celles de l'archéologie, de l'anthropologie et de l'histoire économique23(*). Dans le Nord-Ouest les Aryens avaient au cours du IIe millénaire AEC détruit les cultures indusiennes, déjà décadentes, de Mohenjo Daro et Harappa, entre autres en rompant les barrages servant à l'irrigation qui entravaient l'accès de leurs troupeaux aux rivières du Pendjab. Ils avaient imposé sur cette aire ainsi « libérée » leur culture pastorale, puis à nouveau une agriculture rudimentaire qui ne donna cependant naissance à aucune agglomération urbaine importante avant le VIe AEC24(*). Dans cette partie de l'Inde, les Aryens n'avaient pas encore développé le système des castes, une distinction raciale aryens/dasyu (non-aryens) suffisant à structurer leur société. Au fur et à mesure où, à partir du début du I er millénaire AEC, ils pénètrent la région entre l'Indus et la Yamuna, puis celle du Gange, ils rencontrent des conditions nouvelles. Eux-mêmes, pour commencer, s'étant mis à l'agriculture, se sont « civilisés » et adoucis. Dans le milieu de la plaine fluviale gangétique, encore largement couverte de forêts, la poussée aryenne rencontre des petites sociétés sans doute déjà agraires (cueillette et brûlis), mais encore peu complexes, et restées égalitaires, en tous cas où l'inégalité ne dépassait pas le niveau de celle que l'on peut constater entre différents clans d'une même tribu, ou différentes familles d'un même clan25(*). Les Aryens de culture déjà mixte, nomade et agricole, sont tentés, et vont en fait commencer, de s'associer aux indigènes26(*). Peut-être la migration a-t-elle d'ailleurs eu lieu en deux vagues27(*) dont la première se composaient d'éclaireurs célibataires28(*) qui prenaient femme parmi les natifs tandis que la deuxième migrant avec femme et enfants, et directement par le Gange, ne fut pas obligée de s'intégrer. De cette rencontre entre cultures nomade/pastorale, agricole et cueilleurs/chasseurs serait née, à partir du VIIIe AEC, une première urbanisation le long des contreforts de l'Himalaya, où la forêt est moins dense, créant ainsi l'uttarapatha29(*), puis ultérieurement de la vallée du Gange. Parmi ces premières villes mentionnons Indraprastha (Delhi), Hastinapura, Kausambi et Bénarès. Elles seront suivies un peu plus tard par Râjagriha, Vesali, OEravasti puis Pataliputra. C'est dans ce contexte que le système des castes naîtrait alors de l'opposition des couches aryennes les plus conservatrices pour empêcher ou ralentir l'assimilation complète des Aryens aux cultures pré-existantes et/ou leur y assurer un statut dominant. Cependant les prétentions des brahmines à une supériorité rituelle se heurte à l'opposition non seulement des sociétés tribales locales dont l'égalitarisme est traditionnel, mais aussi de certains Aryens, soit qu'ils aient commencé de se métisser soit que les khattiya/kshatriya (noblesse d'épée) contestent aux brahmines leur prétention au premier rang. À ces facteurs on peut ajouter l'individualisme inhérent de la culture des villes émergentes, et des marchands, pour leur faire front autant qu'ils le pourront. L'opposition du Bouddha aux prétentions des brahmines, de même que le soutien accordé au bouddhisme par les marchands et la noblesse d'épée (khattiya/kshatriya) ainsi que les succès de recrutement du sangha dans toutes les castes et classes, y compris celle des brahmines, sont peut-être à replacer dans ce contexte30(*). Au même moment (558-518) à l'Ouest d'autres Aryens, les « Perses », font leur apparition et fondant Taxila et Chârsada, ré-amorçent de ce côté la pompe économique et réactivant l'ancienne voie commerciale du Nord (uttarapatha). Cela a dû avoir lieu soit un peu avant soit pendant la vie du Bouddha. Le Bouddha a donc vécu à une époque de bouleversements économiques et culturels marquée par l'implantation du brahmanisme, et sa contestation, dans la vallée du Gange et le Nord de l'Inde, le développement économique, le passage de petites républiques tribales à de grands états agraires31(*) la poursuite du défrichement vers l'Est et le Sud, l'apparition de nouvelles catégories sociales, et l'émergence de philosophies et religions qui dépassent le cadre de la tribu et de la caste. Notons avec KOSAMBI (p. 175) qu'au Magadha, la caste n'avait guère d'importance et que la dynastie qui devait faire de cet état le premier empire pan-indien, les Maurya, était d'origine sudra, la plus basse des castes. Pour traiter de ces question, COLLINS (p. 5-11), plutôt que des périodes nées de l'histoire politique événementielle--Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes--se sert d'une périodisation inspirée par la littérature anthropologique et l'histoire économique se déployant donc sur le « temps long »: périodes pré-agraire (cueillette, chasse, pêche), agraire (agriculture et débuts de l'urbanisation)32(*) et industrielle (agriculture intensive mécanisée et industrie). D'après lui, les textes pâli témoignent de cette période où succédant au mode de vie en général paisible, mais ponctué d'épisodes très violents, qui caractérise la phase pré-agraire, s'installe la violence « de basse intensité » inhérente à tout ordre social stable, prix à payer pour la sécurité qu'offre l'état; c'est la naissance du « stress » : Violence, exploitation and inequality entered into the very constitution of the agrarian state in which Buddhist felicities were produced as objects of human aspiration, including the utopian discourses that wishes such things away. [...] Oscillations between strong /centralized and weak/diffused power but with along term linear trend towards centralization - was charactéristic of the sociopolitical circumstances of Theravada Buddhist ideology throughout its premodern history. Citant G.ERDOSY33(*), il note par ailleurs que dès les VI-IVe siècles AEC la base technologique de l'économie de ces régions avait déjà atteint le niveau qu'elle ne devait guère dépasser jusqu'au XXe siècle, c'est-à-dire jusqu'au début de l'industrialisation. La violence purement contingente, subite, parfois mortelle, mais passagère, chez les chasseurs-cueilleurs devient moins intense mais permanente sous forme d'une pression constante exercée par les premiers embryons d'état des débuts de la période agraire; ces états s'ils s'accompagnent d'un développement de l'économie et des voies de communication qui rendent la survie moins aléatoire et stimulent la prise de risques, produit aussi un stress spécifique, ancêtre sans doute de celui dont se plaignent nos société hyper-civilisées. Dans ces sociétés de transition, des maffias accèdent au statut d'aristocratie et cherchent du côté des prêtres la légitimité que le force ne suffit pas à leur assurer, visant ainsi à rendre l'inégalité sinon plaisante au moins supportable. L'espérance de vie ayant sans doute été beaucoup plus courte que de nos jours pour la majorité, la transmigration y jouera le rôle que la « mobilité sociale » ou « l'égalité des chances » jouent dans les nôtres. Ce sont ces conditions nouvelles offrant certes de nouvelles perspectives mais créant aussi des inquiétudes nouvelles qui jetèrent les pabbajika34(*), issus de toutes les catégories sociales, sur les chemins et les routes du monde gangétique, profitant ainsi de l'occasion, historiquement rare, d'échapper au milieux confinés du clan ou de la tribu, du village ou de la bourgade, et à leur structures rigides. Parmi ces mouvements de pabbajika, à en juger par son succès, le sangha bouddhiste répondit sans doute mieux pour un temps aux besoins qu'avaient fait naître les conditions nouvelles : nostalgie de l'Arcadie que l'on vient de quitter et résistance aux tentatives de mystification hypnotique de la caste endogame des brahmines, dont le sangha devait un temps ralentir les progrès. Il est bien sûr impossible de se représenter de manière complète et précise la société indienne et le bouddhisme avant Asoka. Le rôle normatif qu'assumèrent les textes par la suite, même si les noyaux de certains d'entre eux peuvent remonter à l'époque du Bouddha lui-même, rend l'entreprise encore plus aléatoire mais il est très probable que le passage de petites républiques oligarchiques sub-himalayennes, relativement égalitaires, à des unités territoriales plus vastes, des ganasangha aux janapada, y était déjà en cours. Après la mort du Bouddha, les seize janapada qu'il avait connus se réduisirent rapidement à quatre grands rivaux dont finalement le Magadha émergea. Ce dernier devait donner naissance à la première unité territoriale de grande échelle en Inde avec l'empire des Maurya. Ces unités territoriales et politiques expansionnistes eurent toutes comme horizon la « domination universelle » issue du rituel védique (COLLINS, p. 66) concept qui sera finalement bouddhisée par Asoka. * 20 « Les Jâtaka : Vies antérieures et perfections du Bouddha » (traduit de l'anglais par Camelia Ruis), in Religion et Histoire, n° 8, mai-juin 2006. * 21 Cambridge University Press, UK, 1998, p. 2. * 22 D.GELLNER, « Max Weber, Capitalism and the Religion of India », in Sociology, 16,4, (1982). * 23 Voir aussi G.ERDOSY « City States of North India and Pakistan at the Time of the Buddha, » in F.R. Allchin, 1995, A..GHOSH (1988), R.S.SHARMA (1983), R.THAPAR (1984), F.R.ALLCHIN (1995) ainsi que Sukumar DUTT, The Buddha and Five after Centuries, London, Luzac & Comp. Ltd, 1957, p. 29. * 24 Taxila sera fondée beaucoup plus tard par les Perses de Cyrus puis Darius, au VIe AEC. * 25 R.THAPAR. From Lineage to State: Social Formations in the Mid-First Millenium BC in the Ganga Valley. Oxford University Press, 1984. * 26 N.K.DUTT, op.cit., p. 79-80. La tribu du Bouddha était sans doute « métisse », puisqu'alliée aux Koliya, des indigènes. D'après D.D.KOSAMBI (pp. 143-144) elle était reconnue comme ksatriya et ne se subdivisait pas en castes. * 27 Ibidem, p. 23. * 28 Précurseurs peut-être des ermites du brahmanisme, puis des moines errants du premier bouddhisme ? * 29 Ibidem, p. 120. L'uttarapatha était à l'époque du Bouddha, en plus de la voie fluviale du Gange, la principale voie commerciale du Nord. * 30 Voir aussi E.J. THOMAS, The Life of Buddha as Legend and History, London, Kegan Paul, N.Y, Albert Knopf, 1927. * 31 Seize janapada au VIIe AEC, quatre au début du Ve EC (D.D. KOSAMBI, p. 157). * 32 Ce qui n'exclut pas les villes, au contraire (COLLINS, p. 10); cf la métaphore « the city of nirvâna ». * 33 Ibidem, p. 64 : G.ERDOSY, Urbanization in Early Historic India. Oxford : BAR International Series 430, 1988, p. 112. * 34 Renonçants, sannyasin. |
|