Le bouddhisme theravada, la violence et l'état. Principes et réalités( Télécharger le fichier original )par Jacques Huynen Université de Liège - DEA Histoire des religions 2007 |
XIe siècle : émergence de Ceylan comme acteur majeur et retour en force du theravadaCeylan avait déjà entretenu des rapports commerciaux avec le Sud-Est asiatique, sans doute dès les débuts de l'ère commune, avant que son influence sur le plan religieux s'y développe. C'est au XIe -XIIe siècles que celle-ci prendra l'ampleur qu'elle conserve d'ailleurs encore. Cette nouvelle influence se manifesta d'abord en Birmanie. D'après les chroniques singhalaises et birmanes (HAZRA, 1981, p.83), elle remonte aux relations qu'établirent le souverain singhalais Vijayabâhu (1065-1120) et Anuruddha (Anawrahta/Anôratha) roi de Râmañña en Birmanie inférieure. Cet Anuruddha, pourtant resté fameux dans la tradition pâli, fut loin d'être un modèle de pacifisme puisque suite à la prédiction d'un magicien annonçant la naissance d'un enfant destiné à régner, il ordonna un « massacre des innocents » dont son deuxième successeur Kyanzittha faillit être victime145(*). Anuruddha mourut d'un accident de chasse146(*). Quant à Kyanzittha, fidèle en cela à la tradition birmane des sacrifices humains, il fit enterrer vivant l'architecte du Temple d'Ananda à Pagan147(*). On pourra leur chercher comme excuse qu'ils n'étaient pas bouddhistes depuis longtemps et qu'ils avaient sans doute adopté cette religion pour des raisons politiques mais les descendants de son troisième successeurs Alaungsithu, si l'on en croit la relation peut-être romancée de la Glass Palace Chronicle, ne semblent pas s'être amendés et accédèrent au trône par le meurtre de leur père ou leur frère148(*). Ce mode de succession semble d'ailleurs s'être perpétué puisque c'est encore par le meurtre qu'au XIXe EC le dernier roi de Birmanie, Thibaw, élimina ses concurrents. Dans les relations entre pays theravada, paradoxalement, Ceylan fut d'abord demandeur. En effet le theravada existait déjà en Birmanie centrale, nous l'avons vu plus haut (HARZA, 1981, pp.79-85). Anuruddha dont la base se trouvait d'abord dans le Nord, région de Pagan, où règnait un mahayana tantrique décadent, trouva le theravada môn des régions centrales à son goût et demanda des textes sacrés et des reliques à Manuha roi, également birman, de Thaton en Basse Birmanie. Celui ci refusa donnant ainsi l'occasion à Anuruddha de l'envahir, unifier la Birmanie, et importer de Thaton vers Pagan cette variété de bouddhisme. Il s'attaqua également au Pyus de Prome. Anuruddha (1044-1077) inaugure ainsi dans les relations entre les pays theravada un pattern que l'on pourrait appeler le syndrome d'Anuruddha : la compétition entre ces pays pour la possession ou le contrôle des symboles de la foi, pour la pureté de l'orthodoxie ou plutôt de l'orthopraxie (observance du Vinaya ou « Loi des moines ») des différents nikâya constituant leurs sangha--c'est à qui sera non pas le plus orthodoxe, mais le plus pur, c'est-à-dire le plus « observant »--et pour le leadership du monde theravada, pouvant éventuellement prendre une forme violente. Cette émulation semble une constante dans le monde theravada. Au XVIe siècle encore d'après VAN WUSTHOF149(*) les bouddhistes laotiens disent que Dieu [le Bouddha] les a bénis au delà de ceux du Siam et du Cambodge, en leur donnant des temples d'une beauté incomparable et tant d'hommes saints (selon leur expression) et savants. Aussi, ajoutent-ils, les prêtres de Siam et du Cambodge viennent toujours passer dix ou douze ans dans le pays de Louwen [Laos] pour y faire leurs études et recevoir leurs grades. Ce n'est pas là sans doute la véritable raison de cette dernière coutume ; elle tient plutôt à ce que les prêtres sont regardés comme des dieux dans le pays de Louwen, qu'ils ont comme nourriture tout ce qu'ils désirent, et plus de vêtements qu'il ne leur en faut ; enfin que, malgré l'hypocrisie apparente de leur conduite, ils mènent une vie licencieuse et violent le célibat qui leur est ordonné. Cela n'est point permis aux prêtres du Cambodge, qui, en pareil cas, sont livrés à [la] justice. Aussi les prêtres des deux pays se détestent-ils cordialement : ceux du Louwen de courir après les femmes, ce qui n'est pas digne ; et ceux-ci reprochent aux premiers de mendier leur nourriture auprès des passants, ce qui fait une tache à leur saint état en le rendant méprisable150(*) . Revenons aux rapports entre Anuruddha, le Birman, et Ceylan où le sangha était tombé en déliquescence pendant la guerre que les rois singhalais et les Chola du Sud de l'Inde se livrèrent au Xe et XIe siècles. Vijayabahu voulut pour lui rendre sa vigueur faire venir des moines birmans. Anuruddha accepta, créant ainsi un courant de relations qui--après une guerre commerciale entre deux de leurs successeurs, le Singhalais Parâkramabâhu (1153-1186) et le Birman Alaungsithu--devait reprendre par la suite de manière quasiment ininterrompue malgré des incidents, relatifs en général à l'échange de reliques. Dans ce courant d'échanges, bien que l'offre et la demande vint régulièrement de part et d'autre, Ceylan garda toujours un prestige particulier en tant que plus ancien pays theravada, patrie du « texte » (pâli), à laquelle son insularité assurait une identité territoriale et politique plus stable qu'aucun des autres pays theravada que ce soit la Birmanie, le Siam, le Cambodge ou le Laos. Ceylan offrait aussi un modèle plus parfait de l'idéal de l'État bouddhiste et du dhammarâja (roi juste) ou cakkavatti tel qu'Asoka en avait fixé les traits. L'expansion du theravada sur l'aire où il domine actuellement s'est donc développée en trois temps. Premièrement les missions d'Asoka au IIIe AEC atteignent plusieurs régions de l'Inde et des pays limitrophes, dont Ceylan. Au Ve EC, alors que le theravada entre en crise en Inde même, un deuxième vague atteint les côtes de l'Indochine et certaine parties de l'Indonésie. Le theravada s'installe durablement en pays môn dans le Sud-Ouest de la péninsule mais il y sera contrarié par les Khmères brahmano-mahayanistes. Enfin une troisième vague devait résulter de la résilience du theravada à Ceylan et en pays môn rencontrant la « demande » de peuples nouvellement arrivés de Chine et du Tibet sur le sous-continent indochinois : Birmans, Siamois et Lao151(*). * 145 IDEM, op.cit., p. 285. citant la Glass Palace Chronicle * 146 IDEM, op.cit., p. 177. * 147 IDEM, op.cit., p. 287 et Louis FRÉDÉRIC, La vie quotidienne dans la péninsule indochinoise, 1981, pp. 140 et 309. * 148 IDEM, op.cit., p. 305 et Louis FRÉDÉRIC, op. cit., pp. 310 et 317. * 149 F.GARNIER, op.cit., p 24. * 150 Dans sa note 64, GARNIER commente que « les prêtres du Louwen [Laos] ne pouvaient adresser ce dernier reproche à ceux du Cambodge « la mendication [sic] étant l'un des préceptes les plus rigoureux du bouddhisme ». * 151 L.FRÉDÉRIC, op. cit., pp. 337-340. |
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