CHAPITRE II. LES DÉFAILLANCES
OPÉRATIONNELLES
Sous ce chapitre, il sera question de certaines omissions ou
négligences constatées au niveau des différentes instances
de l'ONU, tant dans le cadre de la prévention (Section I) que
dans celui de l'arrêt du génocide au Rwanda (Section
II).
Section I. Omissions et négligences au niveau de
la prévention du génocide
Tel que souligné dans la partie
introductive, le problème rwandais tire ses origines lointaines de la
colonisation, plus précisément dans la transformation en ethnies,
ce qui auparavant n'était que classes sociales. Le colonisateur institue
une carte d'identité avec mentions ethniques, ce qui met fin pour de bon
aux mouvements interclasses et crée le sentiment d'appartenance à
un groupe désormais figé258(*). Ceci ayant pour conséquence de
détruire à jamais la symbiose qui caractérisait depuis des
siècles la vie des Rwandais.
Cependant, les causes directes de cette tragédie
découlent de l'absence d'intérêt de la part de
l'ONU, à régler le problème du grand nombre de
réfugiés tutsis ayant trouvé refuge dans les pays
limitrophes suite à la "Révolution de 1959", ainsi que
l'impunité des crimes commis contre les Tutsi durant les deux
républiques issues de cette révolution.
1. L'absence d'intérêt à
régler le problème des réfugiés
La "Révolution sociale de 1959" a jeté des
centaines de milliers de Tutsi sur les routes de l'exil, essentiellement vers
les pays limitrophes, des dizaines de milliers d'autres étant
tués, tandis que ceux restés au pays deviennent non seulement des
parias, mais sont aussi régulièrement massacrés dans
l'impunité totale.
Les exilés tutsis ne pourront rentrer pour deux
raisons essentielles. D'abord un rapatriement global leur est refusé par
les régimes hutus successifs, ensuite les conditions dans lesquelles
vivent les membres de leurs familles restés au pays n'encouragent pas
des retours individuels. Cette situation était bien connue au niveau de
l'ONU via le HCR, mais celle-ci ne s'en préoccupe guère.
Aucune pression ne sera mise sur les gouvernements rwandais successifs, pour
faire accepter le retour de ceux qui sont considérés à
l'époque comme les plus vieux réfugiés d'Afrique. Il
semble que cette question était mineure, par rapport à celle des
réfugiés à l'échelle mondiale259(*). Pourtant, la
résolution de ce problème aurait peut-être
évité le pire.
2. La question de l'impunité
Depuis l'attaque du FPR le 1er octobre 1990 et
durant la période qui a suivi jusqu'au déclenchement du
génocide, des actes de génocide sont
signalés dans des rapports de spécialistes des droits de la
personne, voire par un Rapporteur de l'ONU en matière
d'exécutions extrajudiciaires (rapport publié en août 1993
par M.B.W. Ndiaye, E/CN.4.194/7), mais aucune condamnation internationale ne
s'en suivra. Seuls deux pays, le Canada et la Belgique, suspendront
temporairement leur coopération bilatérale avec le Rwanda,
à l'exception de l'aide d'urgence, pour marquer leur
désapprobation vis-à-vis de l'attitude des dirigeants de ce pays,
en raison des conclusions desdits rapports.
Les massacres des Tutsi des années soixante,
redécouverts de 1990 à 1993 se font donc dans le plus grand
silence de l'ONU et de ses États membres en particulier, comme
si cela n'était que normal. Ce silence complice de l'ONU
était aussi un signe d'encouragement aux forces qui planifiaient le
génocide, qui croyaient qu'il n'y aurait pas, comme d'habitude,
de poursuites contre les responsables de ces actes.
3. L'intérêt très limité
réservé aux rapports des spécialistes en matière
des droits de la personne
Le rapport de la Commission internationale d'enquête du
8 mars 1993 dénonçait l'implication des organes de l'État
Rwandais dans les massacres des Tutsi et révélait
déjà que ces massacres constituaient, bien que de façon
timide et par paraphrase, un génocide260(*).
Dans son rapport (E/CN.4.194/7) publié en août
1993, M.B.W. Ndiaye, Rapporteur spécial en matière
d'exécutions extrajudiciaires, confirmait les conclusions de la
Commission internationale en observant que "... ayant été
ciblés uniquement parce qu'ils étaient Tutsi, l'article II,
alinéa a) et b), de la Convention sur le génocide
s'appliquerait"261(*).
En dépit du terme "génocide"
utilisé par les deux rapports, les Nations Unies n'y porteront aucun
intérêt. Comme le rapportent des spécialistes, bien que le
dernier rapport fut examiné par la Commission sur les droits de l'homme
de l'ONU, ce ne fut que de façon
"routinière"262(*), aucune attention spéciale n'y sera
réservée.
Il est vrai que l'on doit déplorer, à
l'égard de ces deux rapports, une absence de corrélation entre
les faits constatés et les conclusions tirées. Ces rapports
notent que des actes de génocide ont été
observés au Rwanda pendant la période d'avant 1994, mais aucun ne
recommande la création d'un tribunal pénal international pour
juger les responsables. Serait-ce parce que ces derniers étaient encore
au pouvoir, ou alors ces spécialistes ne croyaient-ils pas encore
à une répression internationale du crime de
génocide ? Seuls les rédacteurs de ces rapports
pourraient répondre à cette question, car aucune explication ne
figure dans leurs documents respectifs.
C'est donc en possession de tous ces renseignements que le
Conseil de sécurité décide de créer une Mission
des Nations Unies pour l'Assistance au Rwanda (MINUAR), avec
un mandat qu'il aurait bien pu confier, non à des militaires, mais
à bien des boy-scouts ou à l'Armée du salut263(*). En effet, ces militaires
n'avaient d'autre pouvoir que de se protéger eux-mêmes, et
là encore, l'on sait déjà ce qui s'est passé aux
dix casques bleus belges !
Pourtant, l'Accord de Paix d'Arusha, négocié
sous les auspices de l'O.U.A. et pour lequel la force de
l'ONU devait être le garant de son application, avait clairement
tracé le contour du mandat requis pour cette opération. Sous
l'influence du représentant américain, le Conseil de
sécurité y passa cavalièrement outre, l'économie de
budget étant son souci premier.
4. La sourde oreille faite aux appels à l'aide
du Général Dallaire
Le Commandant de la force a demandé au
Secrétariat de l'ONU d'adapter le mandat de la MINUAR
aux circonstances du moment, en insistant surtout sur l'action de
désarmer les miliciens et rechercher des caches d'armes
illégales. Au lieu d'être écouté, ses supplications
tombèrent dans des oreilles de sourds. Pire, le célèbre
fax du 11 janvier 1994 de ce commandant ne fut jamais porté à la
connaissance du Conseil de sécurité. Le Secrétariat de
l'ONU préférera le garder pour lui-même, tout en
ne lui accordant aucune crédibilité. Il semble que ledit fax,
pour important qu'il était, n'aurait même pas été
montré au Secrétaire général
lui-même264(*).
Cette faute incomberait au Général Baril,
à l'époque conseiller militaire à l'ONU, et deux
Secrétaires généraux adjoints, Kofi Annan (maintien de la
paix) et Riza (affaires politiques). Nous pensons que ces trois auraient
dû démissionner pour ce grave manquement.
Le souci de faire des économies entraînera des
conséquences beaucoup plus importantes, aussi bien en vies humaines
qu'en moyens financiers. Ce génocide qui aurait pu être
évité sera un gouffre qui va engloutir environ un million de vies
humaines et des sommes plusieurs fois plus importantes que ce qui aurait pu
être nécessaire pour lutter contre l'innommable265(*).
Section II. Omissions et négligences au niveau
de l'arrêt du génocide
Faute d'avoir pris des mesures de prévention,
l'ONU avait l'obligation d'arrêter le génocide
au Rwanda, une fois celui-ci déclenché. Pourtant, lorsque la
tragédie commença, personne à l'ONU ne semblait
s'y intéresser, à telle enseigne que ce fut le moment
précis pour mettre à l'abri les casques bleus, jugés de
trop dans ce conflit qui n'était que "l'affaire des
Rwandais"266(*).
Plusieurs rapports ont déjà pointé du
doigt les causes et les responsables de cette déroute. Ces derniers se
retrouvent à plusieurs niveaux de responsabilité à
l'ONU.
1. Le souci du Secrétaire
général de l'ONU de ne pas déplaire à ses
patrons
Le Secrétaire général de l'ONU
à l'époque est considéré comme le principal artisan
de l'échec. Par mauvaise foi ou par négligence, il a
volontairement omis d'informer le Conseil de sécurité de la
situation réelle qui prévalait au Rwanda, alors que
lui-même en avait été correctement informé par ses
représentants (civils et militaires) sur le terrain.
L'intervention des forces de l'ONU au Rwanda devant
engager des dépenses financières, il semble que le
Secrétaire général était défavorable
à cette idée pour ne pas irriter davantage les Américains
qui, comme on le sait, étaient en retard de paiement pour plusieurs
années, de leur quote-part au budget de l'ONU sous le
prétexte que ce budget était mal géré. Ceux-ci
exigeaient du Secrétaire général qu'il limite les
dépenses de l'Organisation au strict minimum possible.
Les États-Unis étant les principaux
contributeurs financiers, le Secrétaire général confiait
à qui voulait l'entendre qu'une crise financière était
prévisible au niveau de l'ONU. C'est dans ce cadre que
Boutros-Ghali évoqua cette crise financière lors de la toute
première rencontre conjointe des représentants du gouvernement
rwandais et du FPR le 15 septembre 1993. Il leur fit également part des
difficultés à trouver des contingents, compte-tenu de la guerre
en Somalie et en Bosnie267(*).
Alors que l'ancien Secrétaire général au
temps de l'affaire du Congo avait pris des initiatives adéquates et
amené le Conseil de sécurité à le suivre dans la
bonne voie, Boutros-Ghali évitera non seulement d'informer correctement
le Conseil, mais il va aussi lui faire des propositions inappropriées.
En effet, pourquoi proposer un retrait ou une réduction des forces sur
le terrain, alors que toutes les informations en sa possession font état
d'un génocide ? Cela était pourtant clair que l'unique
solution était le renforcement du mandat de la MINUAR et de ses
effectifs.
Au moment où des centaines de milliers de civils
étaient en train d'être méthodiquement massacrés, le
Secrétaire général continuera de présenter des
rapports au Conseil de sécurité, indiquant "qu'il
s'inquiétait de la guerre entre l'armée rwandaise et le FPR
(S/1994/470, 20 avril 1994)"268(*). Aussi persistera-t-il à insister sur le
cessez-le-feu entre les deux forces, seul but vers lequel le Conseil va alors
focaliser toutes les actions.
Par contre, l'option de faire cesser les massacres contre une
partie "de la population civile ne fut jamais présentée au
Conseil de sécurité"269(*). Ces massacres seront plutôt décrits
par le Secrétaire général dans son rapport comme des
"violences répandues" (S/1994/470, du 21 avril 1994) et non pas
comme un "génocide". Au lieu d'informer le Conseil du
caractère systématique et organisé des massacres,
Boutros-Ghali présentera les événements comme étant
le résultat d'une anarchie, "de la même manière
déformée que la majorité des médias l'avaient
rapportée"270(*). Pourtant, son Représentant spécial
sur le terrain l'avait informé, "dès le 8 avril, qu'une
campagne de terreur bien projetée, organisée, intentionnelle et
dirigée était en cours"271(*).
Le même souci de ne pas déplaire aux
Américains semble avoir été partagé par le Haut
Commissaire aux droits de l'homme, M. José Ayala Lasso. Le rapport
(E/CN.4/S-3/3) que celui-ci a rédigé à la fin de sa visite
au Rwanda au plus fort du génocide démontre, soit qu'il
avait reçu pour consigne de ne pas alarmer l'ONU, soit alors
une incompétence notoire. Au moment où plusieurs voix
s'étaient déjà prononcé sur le caractère
génocidaire des massacres, Ayala Lasso parlera seulement de
"violations des droits de l'homme extrêmement graves qui se
poursuivaient"272(*) dans les deux côtés. Comment ne
pouvait-il pas voir de ses yeux ce que les moins intéressés
avaient déjà constaté ?
Paradoxalement, malgré sa tiédeur à
mobiliser l'opinion au niveau de l'ONU, le Secrétaire
général sera la première personnalité de
l'Organisation à prononcer, hélas trop tard, le mot
"génocide", pour qualifier les massacres des Tutsi du Rwanda.
Ses initiatives tardives se heurtèrent cette fois-ci à la
mauvaise volonté du Conseil de Sécurité.
2. L'absence d'intérêt des membres
permanents du Conseil de sécurité
Le Conseil de sécurité de l'ONU,
à qui incombait en premier lieu la prévention et/ou l'arrêt
du génocide, a, avant et tout au long du
génocide, montré son absence d'intérêt pour
les Rwandais. Alors qu'il n'en était pas à sa première
expérience d'une intervention dans un conflit interne273(*), le Conseil de
sécurité fera comme si ce problème ne le concernait pas du
tout.
La fin de la guerre froide et d'un monde bipolaire a
engendré un phénomène nouveau, à savoir la
méconnaissance de tout ce qui se passe dans une zone que
n'éclairent pas les projecteurs des grandes puissances, fut-ce-t-il un
drame humain sans nom.
Comme le signale un rapport d'experts, aujourd'hui, "les
États ont tendance à agir en fonction de leurs
intérêts propres, plutôt qu'en fonction morale de faire
respecter des normes de justice internationale qui est la leur"274(*). Ceci explique l'inertie du
Conseil de sécurité devant le drame rwandais. En effet, ce
Conseil étant à la merci des cinq puissances membres permanents,
aucune de ces dernières n'avait d'intérêts à
défendre au Rwanda pour mobiliser la volonté des autres en vue
d'une intervention. À l'exception de la France, le Rwanda est quasiment
une "terra incognita" pour les autres membres influents du Conseil de
sécurité. Ils se rangeront donc de façon grégaire
derrière les États-Unis.
Quant à la France, ses relations avec le gouvernement
rwandais d'avant et durant le génocide, ainsi que l'appui
militaire, diplomatique et financier, l'empêchent d'agir en toute
neutralité. Alors qu'elles avaient rapidement mobilisé l'opinion
pour l'adoption de la Résolution 688 du Conseil de
sécurité (en faveur de la protection des kurdes menacés
par le régime de Saddam Hussein), les autorités françaises
se tiendront coi tout au long du génocide au Rwanda. Elles ne
manifesteront leur intention d'agir qu'à la veille de la
déconfiture de leurs alliés, les FAR. Dans un laps de temps, les
autorités françaises parviendront sans problème à
obtenir du Conseil de sécurité un mandat sous le Chapitre VII,
pourtant refusé à la MINUAR, et leurs troupes
débarqueront au Rwanda avec une rapidité déconcertante.
Si cette intervention française est arrivée en
retard par rapport au génocide, elle a au moins eu le
mérite de démontrer, à bien des égards, qu'une
intervention d'humanité est réalisable sous mandat du Chapitre
VII de la Charte de l'ONU, à condition qu'une
puissance militaire soit disposée à parrainer l'opération
pour qu'une Résolution dans ce sens soit votée par le Conseil de
sécurité.
Quant aux pays membres non permanents du Conseil de
sécurité, le génocide contre les Tutsi du Rwanda
aura, une fois de plus confirmé qu'ils n'ont pas voix au chapitre. Le
groupe des non-alignés, par la voix du représentant du Nigeria
à l'ONU, avait en effet montré ses
préférences, hélas sans parvenir à rallier les
autres, pour un renforcement du mandat de la MINUAR275(*). Cette situation est
résumée par un auteur qui note que
Le Conseil de sécurité a pris la
responsabilité de laisser s'accomplir un génocide en
refusant de le nommer comme tel, alors que chacun, à titre individuel,
était convaincu de la réalité du crime, et que le
secrétaire général des Nations Unies avait
lui-même osé cette qualification276(*).
3. Le syndrome somalien
Après l'adoption de la célèbre
Directive présidentielle américaine (PDD 25) consécutive
au syndrome somalien, les États-Unis étaient les plus
farouchement opposés à une intervention musclée de
l'ONU au Rwanda. Ils feront tout pour bloquer toute initiative tendant
dans le sens contraire. Au plus fort du génocide,
l'Administration américaine alla jusqu'à empêcher à
ses fonctionnaires d'utiliser le mot "génocide" pour ce qui
est des massacres au Rwanda, pour ne pas tomber dans l'obligation d'y mettre
fin qu'entraîne une telle réalité, de la part des
États parties à la Convention.
Alors que ses forces avaient constitué le fer de lance
dans les opérations au Koweït et en Somalie quelque temps
auparavant, les États-Unis rechignaient à la simple proposition
de maintenir les forces de la MINUAR sur place et d'accorder à
celles-ci un mandat fort. Ils décréteront en revanche que l'envoi
de troupes ne sera plus conditionné que par les intérêts
propres de cet État dans le pays concerné, tel qu'exprimé
dans la fameuse "PDD 25". Or, les États-Unis n'avaient aucun
intérêt propre dans ce petit pays de l'Afrique noire sans
ressources naturelles ni position stratégique.
4. L'absence d'une volonté politique pour
intervenir de la part des États membres de l'ONU
La responsabilité de l'Assemblée
générale des Nations Unies dans l'échec de
l'ONU au Rwanda n'est pas, elle aussi, moindre. Certes, la
décision d'intervention en pareil cas appartient au Conseil de
sécurité, il n'en demeure pas moins cependant que
l'Assemblée générale, en tant qu'organe plénier, et
surtout avec le précédent de la Résolution
"Acheson", était qualifiée pour soit influencer les pays
membres du Conseil de sécurité, soit prendre à sa place la
décision qui s'imposait, compte-tenu des circonstances.
En effet, qui aurait alors pu dire que le Conseil de
sécurité remplit comme il faut les fonctions qui étaient
les siennes, alors qu'il se tournait le pouce, au moment où des
centaines de milliers de victimes tombaient sous les coups des
génocidaires ? Une Résolution, ou tout au moins une intercession
de l'Assemblée générale des Nations Unies, aurait
été pertinente pour changer favorablement le cours des choses.
Tel que nous venons de le constater, les causes de
l'échec de l'ONU dans le génocide contre les
Tutsi du Rwanda ont été multiples, les unes étant
liées au système normatif international existant, d'autres, et
à notre avis plus importantes, étant surtout liées
à l'absence de volonté politique pour prévenir ce drame ou
y mettre fin. Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? Face aux
échecs de l'ONU, faudrait-il créer un autre organe
international plus performant et plus adapté pour prévenir et
lutter contre le crime de génocide, où faudrait-il
revitaliser les structures existantes de cette organisation que tous
s'accordent à trouver indispensable ?
CHAPITRE III. QUELLES LEÇONS EN TIRER
?
La présente étude serait
incomplète si elle ne tirait aucune leçon du drame des Tutsi du
Rwanda, en passant sous silence des propositions de réponse aux
problèmes relevés. Quoique beaucoup d'enquêtes et
études aient été menées et un certain nombre de
recommandations formulées à cet égard, il convient de
rappeler celles-ci, en y ajoutant bien entendu nos propres suggestions pour
renforcer les précédentes études.
Toutes les études faites au sujet des échecs de
l'ONU ont jusqu'à présent confirmé la
nécessité de conserver cette organisation mondiale, même si
sa réforme s'avère impérative, afin de lui permettre de
remplir son obligation principale, soit la sauvegarde de la paix et la
sécurité internationales.
La plupart des enquêtes et études menées
en vue de l'amélioration du système des opérations de paix
sont tombées dans la même erreur de faire un amalgame entre le
génocide, les crimes de guerre et les crimes contre
l'humanité. Il est vrai que le génocide est un crime
contre l'humanité, mais il est d'un caractère sui
generis. Si les génocides déjà
constatés ont été jusqu'ici commis sur fond d'une guerre
interne ou internationale, il faut garder à l'esprit qu'ils sont
susceptibles d'être commis même en temps de paix.
En outre, une autre confusion provient du fait que l'on
oublie souvent qu'en matière de génocide, même si
l'on le qualifie de conflit interne, ce n'est pas exactement de cela qu'il
s'agit, mais bien d'un crime d'État. En effet, un conflit suppose deux
parties en opposition, ce qui n'est pas le cas pour un
génocide. Oui, il y a bien deux parties dans un
génocide, mais ces parties ne sont pas comme tel en conflit.
L'une des parties, l'État, commet un crime, l'autre partie, une partie
de la population, ne fait que subir.
Dès lors, quand bien même les moyens de
prévention du génocide et des crimes contre
l'humanité seraient en grande ligne les mêmes, les mesures
utilisées pour mettre fin à des conflits intraétatiques ne
sont pas nécessairement efficaces contre un génocide.
Nous insisterons spécifiquement sur les moyens de prévenir un
génocide, qui consistent à renforcer la Convention sur
le génocide (Section I), et à réformer l'appareil
de l'ONU. (Section II).
Section I. Des mesures à prendre pour renforcer
la Convention sur le génocide
L'intérêt de cette partie de l'étude porte
essentiellement sur les mécanismes de prévention du
génocide, pour la simple raison qu'il n'y aurait pas lieu, ni
de devoir mettre fin à un génocide, ni d'être dans
l'obligation de le réprimer, si les moyens de prévention
étaient mis en oeuvre et les mesures respectées.
Dans ce cadre, la Convention du 9 décembre 1948 devrait
être revu pour combler les lacunes et faiblesses y constatées.
Ceci se ferait notamment en levant toutes les équivoques contenues dans
le texte de la Convention, en mettant en application certaines dispositions de
la Convention restées sans suite, et en y insérant un
mécanisme de prévention.
1. Lever les ambiguïtés contenues dans la
Convention
Les articles premier et huit de la Convention sur le
génocide devraient être clarifiés, de façon
à reconnaître qui des parties à la Convention et
l'ONU, a l'obligation première de prévenir,
arrêter et réprimer un génocide. Cette obligation
devrait bien entendu revenir en premier lieu à cette organisation
interétatique, plutôt qu'à un seul État. Il est
clair que les États - parties et non parties277(*) - auraient également
l'obligation de coopérer avec l'ONU dans la lutte contre ce
crime sans nom.
L'organe de l'ONU chargé de prévenir,
arrêter et réprimer le génocide devrait
également être nommément désigné, afin de
mieux le responsabiliser. Sans aller jusqu'à être pénale,
cette responsabilité devrait être établie de façon
à pouvoir sanctionner des négligences individuelles, sans pour
autant que l'ONU en soit déchargé. En effet,
l'imputabilité des agents de l'État ou de ses organes en cas
d'action et/ou omission funeste, n'exonère pas celui-ci de sa propre
responsabilité.
2. Mettre en application les impératifs de la
Convention
Les articles cinq et six de la Convention accordent
respectivement une compétence aux juridictions nationales et à la
Cour pénale internationale pour juger les responsables du
génocide.
Cependant, comme souligné plus haut, en ce qui
concerne des juridictions nationales, seuls deux pays, la Belgique et le
Canada, ont jusqu'à présent souscrit à cette disposition.
Contrairement à ce que note un auteur qui dit qu'il "n'est pas sûr
que ce soit judicieux"278(*) que les tribunaux étatiques disposent de la
compétence universelle en matière de crime contre
l'humanité, nous pensons que d'autres États devraient
emboîter le pas à ces deux pionniers de la compétence
universelle, pour que le monde se resserre autour des génocidaires.
Sur le plan international, il faudrait que les États
signataires du traité de Rome du 17 juillet 1998, qui n'ont pas encore
ratifié ledit traité, le fassent dans les plus brefs
délais, pour que la Cour criminelle internationale que crée ce
traité soit une réalité. En effet, même si les
difficultés survenues dans la négociation de ce code pénal
international ont permis quelques faiblesses destinées à
séduire certaines puissances encore réticentes279(*), il n'en demeure pas moins
qu'un pas important a été franchi dans la prévention du
génocide par la dissuasion.
3. Créer un organe de prévention au
sein de la Convention sur le génocide
La convention sur le génocide a une lacune
importante en matière de prévention. Afin de ne plus se trouver
en retard par rapport à un génocide, il faudrait
créer un Comité contre le génocide.
Composé d'experts indépendants de haute moralité et
compétents en la matière. Ce Comité serait habilité
à faire des enquêtes dans tous les pays du monde,
spécialement dans des zones où des signes précurseurs
seraient signalés. Il ferait directement rapport au Secrétaire
général de l'ONU et au Conseil de
sécurité, annuellement et chaque fois que de besoin. À la
différence d'autres organes de contrôle des Nations
Unies, ce Comité agirait de façon active, au lieu d'attendre
que lui parviennent des plaintes. Le Comité aurait des pouvoirs de faire
des propositions directement applicables par les organes compétents de
l'ONU.
Une révision de la Convention pouvant être
difficilement réalisable, le texte créant ce Comité serait
adjoint à la Convention par un Protocole additionnel facultatif.
Section II. Réformer l'ONU pour
prévenir le génocide
Les moyens de prévention du génocide
ne diffèrent pas sensiblement de ceux utilisés pour la
prévention d'autres violations graves des droits de la personne humaine.
Cependant, en vertu du caractère particulier de ce crime, les
Nations Unies devraient s'atteler à trouver de nouvelles
formules pour y mettre définitivement un terme, pour que le "plus
jamais ça !" soit désormais une réalité.
Plusieurs études dans le cadre des missions de paix ont
été faites et des recommandations formulées. Nous en
reprendrons l'essentiel avec nos avis et considérations et ferons des
compléments que nous jugerons utiles.
Le Rapport du groupe d'étude sur les opérations
de paix de l'ONU du 17 août 2000, appelé le "Rapport
Brahimi"280(*),
constitue un document qui fait à ce jour autorité en cette
matière. Ce rapport a été favorablement accueilli par le
Conseil de sécurité de l'ONU qui a fait siennes les
recommandations y contenues, par sa résolution 1318 (2000) du 7
septembre 2000.
Un rapport de suivi281(*) sur la mise en oeuvre de celui-là a
également été publié par le Secrétaire
général de l'ONU le 21 octobre 2000. Les ressources
nécessaires à la mise en application des recommandations de ce
rapport ont déjà fait l'objet d'un rapport du Secrétaire
général282(*). Récemment, un autre rapport sur la mise en
oeuvre de ces recommandations a été publié par le
Secrétaire général de l'ONU283(*).
Dans le rapport de 1992 intitulé "Agenda pour la paix"
et son supplément de 1995, le Secrétaire général
Boutros-Ghali avait mis en exergue les principales faiblesses de l'ONU
en matière de mission de paix, dont notamment : le manque de
volonté politique des membres du Conseil de sécurité ainsi
que l'insuffisance des moyens militaires mis à la disposition de
l'ONU. Contrairement aux deux rapports de Boutros-Ghali restés
dans les tiroirs des Nations Unies, le rapport Brahimi a reçu
une grande consécration de la part de l'organe de décision qu'est
le Conseil de sécurité de l'ONU, et a même eu un
retentissement mondial.
Certes, le rapport Brahimi traite dans les moindres
détails et de façon remarquable les aspects opérationnels
et organisationnels susceptibles d'améliorer l'action des missions de
paix, cependant, à notre humble avis, il n'en demeure pas moins que ce
document nous semble incomplet, n'ayant pas réellement abordé des
sujets aussi importants pour la réussite des missions de paix que sont
les aspects politiques et stratégiques.
Les points forts de ce rapport concernent quatre points
à savoir : les actions préventives (1), les appuis politiques
(2), le déploiement rapide (3) ainsi que la solidité et la
fermeté des forces d'intervention (4). Seul le premier point
mérite d'être examiné dans cette section.
Deux activités sont proposées au titre des
actions préventives par le Rapport Brahimi : la création
d'unités de gestion de l'information et de l'analyse stratégique
et l'établissement des faits dans les zones de tension à titre de
mesure immédiate de prévention des crises. Ces deux actions sont
certes très importantes, mais elles ne sauraient à elles seules
suffire.
En effet, au lieu de se présenter comme une action de
police qui agit après coup en contrôlant si les normes ont
été respectées, nous pensons que la meilleure
stratégie en faveur d'une action préventive efficace serait de
mettre la main à la pâte, en s'attaquant aux causes profondes des
conflits, dont notamment l'environnement politique, juridique,
économique, social et culturel qui alimentent lesdits conflits.
Comme le souligne Kofi Annan,
le meilleur moyen de prévenir un conflit violent est de
promouvoir le développement humain durable et d'instaurer une
société démocratique harmonieuse reposant sur le strict
respect de la légalité et des institutions civiles solides, une
société où tous les droits de l'homme -
économiques, sociaux, politiques et culturels - sont
respectés284(*).
C'est ici que le concept des "Casques blancs" trouve toute sa
justification. Adoptée officiellement le 22 décembre 1995 par
l'Assemblée générale de l'ONU, la
résolution A-50-19 crée le concept de "Casques blancs". Ceux-ci
sont constitués de volontaires civils "aux opérations de
secours humanitaires et aux activités de relèvement et de
coopération technique pour le développement entreprises par
l'ONU"285(*).
Contrairement au mandat fixé par la Résolution, les "Casques
blancs" agirait par prévention et non lorsqu'un conflit
éclaterait.
1. Agir sur l'environnement politique
Le renforcement de l'État de droit constitue la
première étape de la promotion et la protection des droits de la
personne humaine. Un État où la séparation et la
complémentarité des pouvoirs sont garanties, où les
institutions politiques fonctionnent normalement et où la liberté
de la presse est respectée, ne saurait connaître des violations
graves des droits de la personne. Si les gouvernements rwandais successifs
d'après l'indépendance n'avaient pas été des
dictatures (et des fois des anarchies), mais plutôt s'étaient
efforcés de respecter les droits de tous les citoyens sans exclusion, il
va sans dire qu'il n'y aurait pas eu de génocide en 1994.
En revanche, en érigeant en institution une
citoyenneté de seconde zone pour les Tutsi, ces gouvernements ont bien
entretenu les germes du génocide. Le fait que pendant plus de
trois décennies, les Tutsi du Rwanda n'avaient aucun droit dans leur
propre pays, pas même le plus fondamental, soit le droit à la vie.
2. Agir sur l'environnement juridique
Le lien étroit entre la paix et la justice est
indéniable. En effet, la mainmise des pouvoirs politiques sur le
système judiciaire est le plus grand ennemi du respect des droits de la
personne, et partant, de la paix. Durant plusieurs années au Rwanda, non
seulement tuer un Tutsi n'était pas un crime, mais cela était
plutôt un acte de civisme à encourager. Cette culture de
l'impunité longtemps entretenue, a finalement fait croire aux Tutsi du
Rwanda qu'ils étaient voués à la disparition, et à
leurs bourreaux qu'ils seraient bénis des dieux s'ils faisaient
disparaître ces "cancrelats" de la surface de la terre. C'est cela que
Yves Ternon appelle "l'engourdissement psychique"286(*) pour le meurtrier, quand
celui-ci "prépare sa victime à l'hallali"287(*).
Il faudrait donc que l'ONU puisse, à travers
ses organes et institutions spécialisées, s'atteler à agir
en amont, en mettant sur pied des mesures efficaces favorisant la promotion et
le respect des droits de la personne dans tous les pays du monde. Ces derniers
auraient une obligation impérative de respecter ces mesures, et au
besoin, des moyens de coercition, tels que l'embargo sur les armes288(*), le gel des avoirs à
l'étranger et la mise en quarantaine des dirigeants, devraient
être appliqués à l'encontre de tout État
récalcitrant.
Enfin, l'impunité étant le principal
encouragement des criminels, il faudrait trouver les moyens d'y mettre fin une
fois pour toutes. En effet, le génocide contre les juifs a
été favorisé par l'impunité du
génocide arménien. Pourtant, lorsque ce
génocide était en train de se commettre, les
gouvernements français, anglais et russe avaient proclamé que
"devant ce nouveau crime de lèse-humanité (...) les
puissances de l'Entente déclarent publiquement à la Sublime Porte
qu'elles en tiendront personnellement responsables les membres du gouvernement
ainsi que tous ceux qui auront participé à ces
massacres"289(*).
Il n'en fut rien. C'est pour cela que Hitler aurait prononcé cette
phrase pour expliquer l'indifférence du monde au
génocide des Juifs : "Après tout, qui se souvient
aujourd'hui des Arméniens" 290(*)?
De même, le génocide de 1994 a
été encouragé par les actes de génocide
commis contre des Tutsi, de 1959 à 1994, sans qu'aucun criminel ne soit
puni, ni au niveau national, ni au niveau international.
Comme l'observait à juste titre un magistrat lors du
procès de Nuremberg, cité par un auteur, "l'affirmation des
principes de Nuremberg est illusoire, s'il n'existe pas d'organe
préconstitué et permanent, digne de les
sanctionner"291(*).
Dès lors, la mise en vigueur de la Cour pénale
internationale s'avère une priorité. Si les Tribunaux ad
hoc (TPIY et TPIR notamment) ont pu suppléer adéquatement
l'absence d'un tribunal pénal international permanent, il n'en demeure
pas moins que ce dernier s'impose impérativement, afin de disposer d'un
instrument permanent de dissuasion contre les crimes internationaux. Il
faudrait également revoir, dans les délais requis, la
compétence de ce tribunal, fixée par le Statut de Rome, afin de
rendre celle-ci réellement universelle. Dans ce domaine, d'autres pays
devraient également soutenir l'action combien importante amorcée
par la Belgique et le Canada de doter leurs tribunaux d'une compétence
universelle en matière des crimes internationaux, afin de resserrer
l'étau autour des criminels internationaux.
3. Favoriser un bon environnement économique,
social et culturel
Ce n'est ni par l'effet du hasard, ni parce que les Africains
aiment la guerre que la plupart des conflits intraétatiques sont
recensés dans leur continent. L'Afrique est en effet le continent qui a
connu ces dernières années le plus de missions de paix de
l'ONU et dont la plupart se sont soldées par des échecs.
La pauvreté extrême dans laquelle vivent un grand
nombre de populations africaines est un bassin de fermentation favorisant des
violations des droits de la personne. En effet, dans un État où
la voie d'accès aux richesses passe inévitablement par
l'occupation des hautes fonctions étatiques, il n'est pas
étonnant que l'alternance politique s'opère souvent dans un bain
de sang.
En outre, la constitution des milices, autre
élément déstabilisateur, s'obtient plus facilement en
faisant miroiter aux jeunes sans emplois les moyens de sortir de leur
misère par la voie des armes. Ces jeunes sont d'autant plus
vulnérables qu'ils n'ont souvent pas grand-chose à perdre. C'est
ainsi que les tristement célèbres "Interahamwe" (ceux
qui attaquent ensemble), responsables de l'exécution de plusieurs
centaines de milliers de Tutsi au Rwanda en 1994, ont été
facilement recrutés parmi la jeunesse désoeuvrée.
L'ONU devrait donc, par le biais des institutions
financières de Bretton Woods, aider les pays en développement
à sortir de leur pauvreté endémique, en agissant sur les
causes de celle-ci dont notamment le poids de la dette. À l'instar de
quelques initiatives de bailleurs de fonds bilatéraux, une annulation de
la dette en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE)
s'avère indispensable, et, qui plus est, un plan de développement
à moyen et long terme devrait être pensé et mis en oeuvre,
afin de réduire l'écart qui augmente chaque jour davantage entre
ces derniers et les pays riches. Les Nations Unies devraient
également s'atteler à la recherche de voies et moyens pour
promouvoir le développement de ces pays, en agissant plus
particulièrement sur l'accès aux connaissances et aux
technologies.
Tout comme la pauvreté, l'ignorance et
l'analphabétisme sont un terrain propice à la violence et au
non-respect des droits de la personne. En effet, il est plus facile de
manipuler un illettré qu'un intellectuel. À ce propos,
l'ONU devrait, par le biais de ses organismes
spécialisés tels que l'UNESCO et le Haut-commissariat aux droits
de l'homme, mobiliser les ressources nécessaires, afin de vaincre tous
les obstacles à l'accès au savoir, à la culture de la paix
et du respect des droits de la personne. Des cours relatifs à la
promotion et la protection des droits de la personne devraient être
enseignés dès l'école primaire, pour inculquer aux tout
jeunes la culture de tolérance et de la paix.
Ce n'est qu'alors que la création d'unités de
gestion de l'information et de l'analyse stratégique, ainsi que la mise
en place des missions d'établissement des faits seraient utiles, afin de
pouvoir réagir à temps.
4. Mettre sur pied un mécanisme d'alerte
rapide
Pour retenir l'attention des
décideurs politiques au niveau de l'ONU, les
événements doivent faire l'objet d'une couverture
médiatique des grandes chaînes de télévision. C'est
ce que l'on a l'habitude d'appeler "l'effet CNN". Le
génocide contre les Tutsi du Rwanda s'est préparé
et exécuté dans un silence assourdissant, parce que
précisément cela n'intéressait pas CNN. Pour cette
dernière, au moment du génocide au Rwanda, les
élections en Afrique du Sud et l'intronisation de Nelson Mandela
étaient plus importantes que tout autre événement survenu
dans un petit pays sans aucune importance, fut-ce-t-il un
génocide.
Dans son "Agenda pour la paix 1992"292(*), le Secrétaire
général de l'ONU a évoqué, sans plus de
détails, le rôle du Conseil économique et social dans la
contribution du système d'alerte rapide, par la production de rapports
sur des situations susceptibles de mettre en danger la paix et la
sécurité internationales. Par sa résolution 48/141 du 20
décembre 1993, l'Assemblée générale des Nations
Unies a créé un poste de Haut Commissaire aux droits de
l'homme, chargé de promouvoir et de protéger tous les droits de
l'homme. Celui-ci relève directement du Secrétaire
général des Nations Unies.
Cependant, sans minimiser le rôle de ces deux organes,
il n'en demeure pas moins qu'ils ont démontré leur
impéritie ou du moins leur incapacité à mobiliser les
ressources nécessaires pour prévenir ou arrêter le
génocide au Rwanda. Pourtant, des signes avant-coureurs
étaient perceptibles plusieurs années en avance. Comme le dit Y.
Ternon à propos des groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux,
"la situation prégénocidaire commence avec la perte des
droits civiques"293(*). Or, pour les Tutsi du Rwanda, ce n'était pas
seulement les droits civiques qui leur étaient refusés, mais
même les droits fondamentaux.
Il faudrait dès lors que l'ONU puisse
créer ses propres canaux d'information, capables se secouer la
léthargie des grandes puissances qui enferment cette organisation dans
un étau et ne bougent pas tant et aussi longtemps que les grands
médias n'ont pas mis leurs feux sur l'événement.
L'ONU devrait également mettre sur pied un
réseau d'experts en matière des droits de la personne, à
affecter dans différentes régions du monde, et qui sonneraient
l'alarme, chaque fois que les premiers signes d'un génocide
seraient décelés. Ce réseau d'alerte précoce aurait
le rôle de recueillir l'information, de l'analyser et de proposer des
options stratégiques susceptibles de guider une action préventive
de l'ONU. Les responsables pour chacune des régions
concernées devraient pouvoir remettre leurs rapports au
Secrétaire général des Nations Unies, à
qui ces derniers devraient pouvoir accéder en permanence.
Spécialistes des problèmes des droits de la personne dans une
région donnée, ces experts seraient aussi très utiles en
cas d'intervention d'humanité dans cette partie du monde.
5. Codifier l'intervention
d'humanité
En plus des moyens que nous venons de citer, l'ONU
devrait mettre à jour des textes normatifs existants en cette
matière, notamment sa Charte, et combler les lacunes et les
faiblesses y constatées. La Charte de l'ONU a
été imaginée et écrite dans un contexte aujourd'hui
périmé. Les guerres, à l'époque
interétatiques, ont laissé place aux conflits
intra-étatiques. Comme le rappelait il y a peu le président du
CICR, "ce qui caractérise les conflits majeurs d'aujourd'hui, c'est
qu'ils sont en bonne partie - vingt sur vingt-cinq, internes"294(*). À cet égard,
il faudrait donc mettre à jour le code de 1945, afin de l'adapter aux
transformations qui n'ont cessé de se produire, surtout depuis cette
dernière décennie. Pourquoi continuer à suivre une voie,
dès lors qu'il est clair qu'elle ne mène nulle part ?
Comme le note un auteur, "la multiplication des
opérations de maintien de la paix témoigne de l'échec du
système de sécurité prévu par la Charte et qui n'a
jamais pu fonctionner"295(*). De leur côté, ces missions de paix ont
connu beaucoup d'échecs dus aux mandats et aux moyens réduits
leur accordés. Il faudrait dès lors imaginer un nouveau
système qui aurait une capacité suffisante pour prévenir
ces catastrophes et imposer la paix en cas de besoin.
Beaucoup de voix s'élèvent depuis quelques
années, surtout dans les milieux des droits de la personne, pour
réclamer un droit d'intervention d'humanité. Ils estiment que
"le respect de la souveraineté des États devra passer
après le respect des vies humaines et la défense du droit
à l'existence des minorités lorsqu'elles sont menacées par
un État despotique"296(*). D'autres s'étonnent que cela ne soit pas
encore ancré dans la mémoire collective pour déclencher
une réaction internationale positive immédiate. Comme le note un
auteur,
La chute du mur de Berlin, l'effondrement du camp socialiste
ont permis le rapprochement des sensibilités collectives à l'Est
et à l'Ouest. Le temps semblait venu d'affirmer le droit pour les
populations en détresse de recevoir une aide internationale d'urgence
lorsqu'elles ne peuvent être secourues par leurs propres pouvoirs
publics297(*).
Nous appuyons parfaitement cette critique, ainsi que celle de
cet avocat qui notait en 1993, qu'il "est inadmissible qu'aujourd'hui la
Charte (sic) des Nations Unies ne comprenne pas encore de disposition claire
prévoyant le droit d'intervention"298(*). Cette réflexion est
toujours d'actualité. Il suggérait que son pays, la France,
puisse proposer "une addition à la Charte qui dirait clairement que
l'intervention est possible soit lorsqu'un État procède
lui-même à la destruction, à l'avilissement d'une partie de
sa population, soit lorsqu'il laisse une telle destruction se
dérouler"299(*). Quant à la ratification de cet ajout, il
explique que "les pays seraient invités, conformément
à la procédure, à adhérer à un tel texte ou
à le refuser. Ceux qui refuseraient seraient très vite
identifiés comme des agresseurs possibles de leur propre
peuple"300(*).
Nous souscrivons entièrement à cette
réflexion, préconisons davantage le fait que cela ne soit pas
seulement un droit, mais bien plutôt une obligation. Tous les pays
seraient dans l'obligation d'intervenir, sur base d'une Résolution du
Conseil de sécurité naturellement.
Dans le cadre de la codification des pratiques intervenues
à l'ONU depuis un certain nombre d'années, un nouveau
chapitre s'imposerait pour y inscrire expressis verbis ce qui est
souvent désigné comme "le Chapitre six et demi". Celui-ci
comprendrait notamment une disposition relative à l'obligation
d'intervention d'humanité, en cas de menace d'un
génocide et de crimes contre l'humanité, pour que ceci
ne soit plus qu'une faculté, mais bien une obligation.
Cette codification aurait aussi l'avantage de prendre au mot
ceux qui n'évoquent cette intervention que du bout des lèvres.
Feu le Président F. Mitterrand n'avait-il pas, le 30 mai 1989,
annoncé que "l'obligation de non-ingérence s'arrête
à l'endroit précis où naît le risque de
non-assistance"301(*) ? Pourtant, celui-ci ne fit rien ni pour
désavouer le très extrémiste Journal Kangura qui,
ironie du sort, publiait la photo du président français sur la
page de couverture de sa parution où étaient publiés les
dix commandements des Bahutu en 1990, ni pour mettre hors d'état de
nuire, des hordes de tueurs qui chantaient son nom en exterminant des Tutsi en
1994, du bébé au vieillard302(*). La raison serait-elle que le président
Français n'aurait prononcé ces mots que parce qu'il les a,
malgré lui, trouvés dans un discours lui préparé
avec l'aide de Bernard Kouchner303(*) ? Quoi qu'il en soit, l'attitude de son pays devant
le génocide au Rwanda aura démontré que ce n'est
que du bout des lèvres qu'il a laissé échapper cette
phrase.
Le principe de souveraineté étatique, et son
corollaire, la non-intervention des affaires intérieures d'un
État, sont certes des concepts qu'il faut bien défendre, dans le
cadre de la coexistence pacifique. La souveraineté étatique
suppose l'inviolabilité du territoire d'un État, mais
également la non-immixtion, par les tiers, dans les affaires de sa
compétence nationale.
Cependant, le massacre d'une partie de la population pour
l'une ou l'autre raison ne pourrait être retenu comme étant une
affaire intérieure d'un État. En effet, dès lors qu'une
matière touche à l'intégrité physique, voire morale
d'une population d'un État, cela cesse de rester sous la seule
compétence de cet État. Si un État se met hors-la-loi en
organisant ou en laissant commettre un génocide sur une partie
de sa propre population, il va sans dire qu'on ne doit plus le laisser faire.
De même, différentes situations
nécessitant des interventions ne l'ont pas été, ou ont
été caractérisées par des échecs
lamentables. Des millions de personnes ont perdu toute confiance en la
capacité de l'ONU à leur venir en aide en cas de
détresse liée aux conflits internes. L'échec du Rwanda et
des centaines de milliers de vies humaines emportées par le
génocide devraient l'interpeller. Il faudrait que
l'ONU se donne les moyens de rétablir cette confiance.
Comme l'a si bien souligné le Secrétaire
général à l'Assemblée du Millénaire,
"les résolutions et les déclarations ne peuvent rien changer
à cet état de choses, seule l'action le peut : une action rapide,
concertée et efficace, menée avec compétence et
discipline, pour faire cesser les conflits et rétablir la
paix"304(*). Il a,
à juste titre conclu que "ce n'est qu'en agissant ainsi que
l'Organisation des Nations Unies pourra rétablir sa réputation,
celle d'une force crédible au service de la paix et de la
justice"305(*).
À cet égard, des structures nouvelles
s'imposent, afin de créer un monde où le génocide
ne figurera plus que dans des livres d'histoire. Ceci passe notamment par la
révision de la composition du Conseil de sécurité (art.
23.1 de la Charte), du mode de prise de décision au sein de ce
Conseil (art. 27.3) de l'étroite collaboration de l'ONU et des
organismes régionaux (chapitre VIII), ainsi que par la mise sur pied
d'une force d'intervention rapide.
6. Revoir la composition du Conseil de
sécurité et du mode de prise de décision au sein de
celui-ci
Lors de la création de l'ONU, celle-ci
était essentiellement composée des pays du Nord, ceux du Sud
étant encore sous la colonisation de certains de ces premiers. Le
rayonnement de la Charte des Nations Unies n'éclairait
donc que l'hémisphère Nord de la Terre, autrement
dénommé "pays civilisés". Aujourd'hui, la
quasi-totalité des États du monde sont devenus des "pays
civilisés".
Au nombre d'une cinquantaine à l'origine, les
États membres de l'ONU sont à l'heure actuelle à
peu près quatre fois plus. Cependant, la composition du Conseil de
sécurité n'a été que faiblement
modifiée306(*)
jusqu'à présent. Il serait dès lors grand temps pour que
ce Conseil puisse refléter l'image actuelle de la communauté des
États membres l'ONU et permettre une meilleure
représentation des pays du Sud, tant en ce qui concerne les membres
permanents que non- permanents.
Une représentation équitable des pays du Sud est
un élément important en faveur de la paix et la
sécurité dans le monde. Il a été noté plus
haut le rôle joué par le représentant du Nigeria pour
plaider, hélas sans succès, auprès du Conseil de
sécurité, pour l'intervention au Rwanda au plus fort du
génocide. Sa voix aurait probablement été
entendue si cet État figurait parmi les membres permanents. Reste
à savoir si pour chaque région les pays pourraient s'entendre
pour présenter des candidatures unanimes.
Quant à la réforme concernant le mode de prise
de décision du Conseil, la question du droit de veto semble
encore résister à la vague de changement, en vertu du rôle
prépondérant que ce moyen exorbitant accorde à ses
détenteurs. Il faut noter que l'abolition de cet instrument
antidémocratique tient de la quadrature du cercle. En effet, selon
l'article 108 de la Charte des Nations Unies, aucun amendement de
celle-ci ne peut entrer en vigueur s'il n'est pas adopté par tous les
membres du Conseil de sécurité.
Or, ce sont justement ces derniers qui jouissent de la
supériorité qu'offre ce droit de veto. Il serait dès lors
utopique de penser que ces États accepteront volontiers de s'en
dépouiller. L'alternative à cette problématique serait
alors de s'abstenir d'abuser de ce droit de veto pour des situations
nécessitant une intervention d'humanité, et de rendre sa
motivation obligatoire au cas où l'un ou l'autre membre permanent en
ferait un usage abusif pour paralyser une action en faveur de la paix. Ceci
impliquerait également une responsabilité internationale de
l'État ayant mis son veto à cette action.
Dans le même ordre d'idées, les décisions
du Conseil de sécurité devraient pouvoir être effectivement
exécutoires. Il appartient bien entendu à celui-ci de trouver les
mécanismes de les faire exécuter, en prévoyant notamment
des sanctions efficaces à l'endroit des récalcitrants. En effet,
comme le signale un auteur, "le droit ne peut malheureusement pas compter
sur sa force morale intrinsèque pour s'imposer à ses sujets.
L'institution d'un système contraignant se révèle
indispensable pour assurer l'application des normes juridiques"307(*). Il faudrait en outre une
volonté politique suffisante des États, pour doter l'ONU
d'un budget lui permettant de mobiliser des moyens humains et matériels
suffisants pour s'acquitter de ses obligations.
7. Mettre sur pied une force d'intervention
rapide
Il serait illusoire de penser que toutes ces prescriptions et
recommandations que nous venons d'évoquer sont une panacée pour
la résolution de tous les problèmes en matière de
violations graves et massives des droits de la personne. C'est pourquoi nous
recommandons aussi la mise sur pied d'une force d'intervention rapide, pouvant
jouer un double rôle : d'abord comme un moyen de dissuasion dans le cadre
de la prévention, ensuite comme une force d'une rapidité
immédiate et fulgurante afin de mettre hors d'état de nuire et
sans délai, toute entité voulant s'adonner à la
perpétration de crime de génocide ou de crimes contre
l'humanité.
La Charte de l'ONU avait prévu en son article
43, la création d'une armée des Nations Unies
constituée de contingents prêtés par les pays membres, afin
de contribuer au maintien de la paix et la sécurité
internationale. Cette armée devait être dirigée par le
Conseil de sécurité avec l'aide d'un état-major (art. 45
et 46). Ce dernier devait se composer de chefs d'état-major des membres
permanents du Conseil de sécurité ou de leurs
représentants (art. 47). Cette structure n'a jamais vu le jour en raison
des divergences de vue entre les deux grands de l'époque. Celle-ci ayant
été conçu pour lutter contre les conflits
interétatiques, elle ne serait pas aujourd'hui appropriée pour la
majorité des conflits actuels, qui sont essentiellement internes.
Nous recommandons donc la constitution à court terme
d'une unité d'intervention rapide, composée de forces
homogènes crédibles et prêtes à intervenir
préventivement dans n'importe quelle région du monde où
une situation pré-génocidaire serait décelée.
L'homogénéité des troupes offre une cohérence dont
ne dispose pas des forces disparates, ce qui contribue au succès plus
que tout autre facteur. En effet, si l'expérience a
démontré que les interventions réussies sont celles
entreprises avec le soutien décidé des forces d'une puissance
militaire, le secret de cette réussite réside surtout dans la
cohésion et la coordination des activités sur le terrain. Une
chaîne de commandement ordonnée est un élément
essentiel pour le succès d'une mission militaire. Cette unité
d'intervention rapide serait à long terme remplacée par des
forces régionales une fois constituées et consolidées.
8. Favoriser une collaboration étroite entre
l'ONU et les organismes régionaux et constituer des forces
régionales d'intervention d'humanité
Le chapitre VIII de la Charte de l'ONU donne aux
accords ou organismes régionaux, le pouvoir de régler les
affaires qui touchent à la paix et la sécurité
internationales, à condition que leur activité respecte les buts
et principes des Nations Unies, et que le Conseil de
sécurité soit pleinement informé de toute action
entreprise ou envisagée en vertu de ces accords ou par ces organismes.
Ce droit comporte notamment le pouvoir d'exercer une action coercitive, avec
autorisation préalable du Conseil de sécurité.
Cette disposition est d'autant plus avantageuse que des
conflits internes que l'on observe aujourd'hui sont d'origine locale, et que
dès lors des acteurs régionaux sont mieux placés, d'abord
pour les comprendre et les prévenir, ensuite pour les faire
disparaître, et ce avec de moindres moyens. Il est important de noter que
ce système de solidarité régionale peut être
déclenché, soit d'initiative par des puissances régionales
mais avec l'aval explicite du Conseil de sécurité, soit sur
décision de ce dernier.
Cependant, la pratique révèle que les
ressources de ce système, quoique limitées, ont rarement
été mises à contribution. Il faudrait donc que
l'ONU favorise la formation des ensembles régionaux et appuie
ces entités là où elles existent, en les dotant de moyens
humains et matériels, en vue de leur permettre d'assumer des
responsabilités régionales en matière de paix.
La délégation des pouvoirs aux organismes
régionaux ne doit toutefois pas impliquer pour l'ONU la fuite
de ses responsabilités en matière de paix et de
sécurité.
Cette collaboration devrait permettre la constitution de
forces régionales, dont la formation serait assurée par des
experts militaires agissant sous la responsabilité de l'ONU et
dont l'équipement serait fourni par celle-ci. Une bonne formation
militaire, civique et humanitaire constitue un atout qui fait autant
défaut aux militaires du Sud que de l'équipement, alors qu'elle
est très importante pour la réussite d'une intervention
d'humanité.
Ces forces régionales seraient composées de
militaires des pays de la région. La formation et l'entraînement
seraient régulièrement entrepris ensemble et leurs chaînes
de commandement seraient tout à fait indépendantes de leurs
armées d'origine au moment des interventions. Ces forces remplaceraient
alors progressivement la force d'intervention rapide de l'ONU, qui
n'aurait plus sa raison d'exister.
Aussi longtemps que les organisations régionales
n'auraient pas encore acquis les moyens de financer de telles forces, la solde
des militaires durant les campagnes ainsi que toute la logistique
nécessaires à la bonne marche des opérations seraient
supportés par l'ONU.
Il est vrai que l'ONU n'est pas un super-État
mais bien une organisation inter-États. Elle ne peut donc accomplir que
ce dont les États membres, surtout les plus influents, veulent bien lui
donner les moyens de faire. L'engagement des États dans le domaine des
interventions d'humanité a jusqu'ici été très
mitigée, surtout en raison des coûts financiers y
relatifs308(*).
Les responsables des pays membres permanents du Conseil de
sécurité devraient avoir la volonté politique
d'éradiquer une fois pour toutes, les fléaux qui menacent
l'extinction de populations faibles ou minoritaires. Ce n'est que lorsqu'ils
comprendront que la lutte contre le génocide et les crimes
contre l'humanité n'a pas de prix, que le monde pourra vivre en paix.
CONCLUSION
Il nous est permis, au terme de cette étude, de poser
un postulat. La lutte contre le crime de génocide n'a pas, sur
les plans national et international, retenu toute l'attention qu'elle
méritait.
Nous avons démontré combien les pères
fondateurs de la Charte des Nations Unies n'ont pas tenu en
considération l'extrême inhumanité de ce crime qu'ils
venaient juste de découvrir. Le "plus jamais ça !" n'a
pas été suivi d'actes décidés des Nations
Unies pour le concrétiser.
C'est ainsi que l'intérêt de la Charte
des Nations Unies a porté prioritairement sur la lutte contre
les conflits interétatiques, sans rien prévoir contre les
conflits intra-étatiques. Le principe de l'égalité
souveraine des États, base du droit international contemporain, n'a pas
été assoupli par des accommodements dans la Charte,
permettant de porter secours à des populations menacées par leurs
propres gouvernements.
L'institution de "Missions de maintien de la paix", par
l'envoi sur le terrain de casques bleus de l'ONU, n'a pas eu plus de
succès contre la prolifération de conflits internes, devant
lesquels les "casques bleus" se trouvent complètement démunis. En
effet, ces missions de l'ONU sont le plus souvent mises sur pied pour
faciliter le maintien d'un cessez-le-feu et la mise en application d'un accord
entre les parties qui étaient en conflit, mais elles n'ont d'autre
alternative que de se retirer une fois la trêve rompue.
L'apparition récente de la notion d'intervention
d'humanité n'a pas non plus résolu ce problème.
Quoique la pratique ait, depuis un certain nombre d'années, introduit
ce dernier concept, il n'en demeure pas moins que son application répond
plus à des considérations liées aux intérêts
particuliers des États puissants qu'à favoriser
l'émergence d'une coutume internationale en la matière. La
codification de ce principe s'impose dès lors, afin de mettre fin
à son exercice suivant la règle de "deux poids et deux mesures".
Comme le dit un auteur, "l'appel à l'ingérence humanitaire a
toujours été remarquablement sélectif"309(*). Il faudrait que cela cesse
d'être une faculté, mais plutôt un droit, voire une
obligation.
Quoique le grand oubli de la Charte des Nations
Unies ait été corrigé par la Convention du 9
décembre 1948 sur le génocide, le texte de cette
dernière comporte lui-même des lacunes qui n'ont jamais
été comblées, en plus de certaines de ses prescriptions
pourtant importantes restées lettres mortes.
Il serait naïf de penser en effet qu'il suffit à
des États, qu'une convention ayant mission de prévenir le
génocide soit ratifiée pour la voir respectée,
sans que des mécanismes pertinents soient mis en place pour veiller
à son respect. L'absence prolongée d'une cour criminelle
internationale, elle-même prévue par ladite convention, aura
été un autre grand coup porté au respect de cette
Convention. Il est à espérer que les perspectives
prochaines de l'existence de ce tribunal seront suivies de la mise sur pied
d'organes chargés de la prévention. Qui plus est, le jour
où la non-assistance à peuple en danger sera
considérée commun un délit en droit international,
l'humanité aura franchi une étape importante dans son
humanisme.
Nous avons cependant relevé que les textes normatifs
existants, même lacunaires, suffiraient amplement à procurer
à tout individu, s'ils étaient appliqués, une
entière garantie contre l'injustice. C'est donc moins les limites de la
loi internationale que sa mollesse dans la mise en application qu'il faut
mettre en cause. C'est cela le droit international. Il n'existe pas, comme en
droit interne, d'autorité supranationale investie du pouvoir de le
faire respecter310(*).
Les ambitieuses propositions de la réforme de la Charte des Nations
Unies et de la Convention sur le génocide que nous
proposons ont-elles une chance de voir le jour dans un proche avenir ? Nous
l'espérons !
* 258 Contra :
Bernard Lugan affirme que l'appartenance ethnique était
irréversible même avant la colonisation. Il note que la
séparation entre Hutu et Tutsi était aussi définitive que
le sexe. Lire à ce propos B. Lugan, Histoire du Rwanda, De la
préhistoire à nos jours, Paris, Éditions Bartillat,
1977, à la p. 548.
* 259 Comité directeur
de l'évaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, La
réponse internationale au conflit et au génocide : enseignements
à tirer de l'expérience au Rwanda, Mars 1996, ISBN
87-7265-391-4, à la p. 17.
* 260 Rapport FIDH, AFRICA
WATCH, UIDH et CIDPDD, supra, note 19, à la p. 96.
*
261 United Nations and Rwanda, supra, note
1, par. 78.
*
262 Rapport OUA, supra, note 11, à la
p. 36.
* 263 Il ne sera pas
nécessaire d'y revenir, ceci ayant suffisamment fait l'objet d'un examen
approfondi dans la partie introductive.
* 264 Rapport OUA,
supra, note 11, à la p. 35.
* 265 L'ONU, par
le biais du HCR, aurait décaissé 5 milliards de dollars pour
prendre en charge les quelques millions de réfugiés hutus qui ont
déferlé sur les pays limitrophes vers la fin du
génocide, alors qu'un montant dix fois moins important aurait
été suffisant pour prévenir ou arrêter ce
génocide, et par voie de conséquence, limiter le nombre
de réfugiés (lire à ce propos, Comité directeur de
l'évaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, Rapport de
synthèse : La réponse internationale au conflit et au
génocide : enseignements à tirer de l'expérience au
Rwanda, Toronto, édition Millwood,1996, à la p. 75). Il y a
lieu de noter aussi que les sommes importantes qui constituent le budget du
TPIR aujourd'hui, auraient pu être sauvegardées.
* 266 The New York
Times, 10 avril 1994 et The Times, 11 avril 1994.
* 267 Rapport OUA,
supra, note 11, à la p. 7.
* 268 Ibid.,
à la p. 47.
* 269 Ibid.
* 270 Ibid.
* 271 Ibid.
* 272 Rapport OUA,
supra, note 11, à la p. 27.
* 273 Ce point ayant
été suffisamment abordé plus haut, il ne nous paraît
pas opportun d'y revenir.
* 274 Rapport OUA,
supra, note 11, à la p. 23.
* 275 Ibid.,
à la p. 13.
* 276 R. Brauman, Devant
le mal, Rwanda, Un génocide en direct, Paris, Édition
Arléa, 1994, à la p. 35.
* 277 Puisqu'il s'agit, selon
la CIJ, d'une obligation erga omnes.
* 278 J. Verhoeven dans A.
Destexhe (dir), supra, note 143, à la p. 47.
* 279 Il est très
encourageant de constater que les États-Unis ont signé avant la
date butoir le traité de Rome créant la Cour criminelle
internationale. Même si l'on ne peut savoir s'ils vont un jour le
ratifier, il n'en demeure pas moins qu'ils ne pourraient dès lors pas
faire des actes qui priveraient ce traité de son objet et de son but
(cfr. à l'article 18 de la Convention de Vienne sur le droit des
traités).
* 280
A/55/305 - S/2000/809, 17 août 2000.
* 281 A/55/502 du
21/10/2000.
* 282 A/55/507 et A/55/507/Add
1 du 27/10/2000.
* 283 A/55/977 du
1er juin 2001.
* 284 A/55/502,
supra, note 281.
* 285 ONU,
Assemblée générale, Résolution A-50-19 du 22
décembre 1995. Voir aussi les Résolutions 45-100 du 14
décembre 1990 et A-50-144 du 10 juillet 1995. Pour plus d'informations
sur le concept de "Casques blancs", lire Ch.-Ph. David, La consolidation de
la paix : l'intervention internationale et le concept des Casques blancs,
Paris, l'Harmattan, 1997, à la p. 56 et suivantes.
* 286 Y. TERNON,
supra, note 2, à la p. 121.
* 287 Ibid.,
à la p. 96.
* 288 Il faut noter ici que
nous sommes contre tout embargo économique, qui pénalise
doublement la population, dans ce sens qu'elle est la seule qui en souffre,
tout en restant otage de ses dirigeants.
* 289 A. Destexhe,
supra, note 148, à la p. 54.
* 290 Ibid.,
à la p. 41.
*
291 J.M. Varaut, Le procès de
Nuremberg, Paris, Hachette/Pluriel, 1993, à la p. 414.
* 292 A/47/277-S/24111, 17 juin 1992
* 293 Y. Ternon,
supra, note 2, à la p. 77.
* 294 Assemblée
nationale française, Colloque international, "Pour défendre
la paix, réformer l'ONU", Paris, 31 janvier - 1er
février 2001, à la p. 19.
* 295 P.M. Martin, Les
échecs du droit international, Paris, P.U.F., 1996, à la p.
79.
* 296 G. Lief, Le
droit d'ingérence humanitaire, Paris, Éditions du Griot,
1994, à la p.30. Lire aussi l'étude de B. Conforti et M. Bedjaoui
(dir), Droit international, Bilans et perspectives, Tome I, Paris,
Éditions A, Pédone, 1991, à la p. 503.
* 297 C. Zorgbibe, Le
droit d'ingérence, Paris, P.U.F., 1994, à la p. 108 et
109.
* 298 G. Kiejman, Les
leçons du XXè siècle, Forum international sur
l'intervention, La Sorbonne, 16 et 17 décembre 1993, Paris,
Éditions Grasset et Fasquelle, 1994, à la p. 22.
* 299 Ibid.
* 300 Ibid.
* 301 G. Lief,
supra, note 296, à la p. 48.
* 302 Pour d'amples
informations à ce sujet, lire le complet Rapport de HRW & FIDH,
supra, note 6, à la p. 684.
* 303 B. Kouchner,
supra, note 237, à la p. 225.
* 304 Assemblée du
Millénaire (55è Session, 4 nov. - 20 déc. 2000),
en ligne : ONU
<
http://www.un.org/french/millenaire/sg/report/state.htm>
(date d'accès : 12 mars 2001).
* 305 Ibid.
* 306 11 membres à
l'origine, puis 15 suite à un amendement du 17 décembre 1963 et 5
membres permanents désignés à l'article 23 de la
Charte. La prise de décision du Conseil de
sécurité requiert 9 votes affirmatifs, dont 5 des membres
permanents (selon le même amendement). Lors de l'amendement de 1963,
l'ONU comptait 110 membres. Elle en compte aujourd'hui 189.
* 307 F. Attar, Le droit
international entre l'ordre et le chaos, Paris, Hachette, 1994, à
la p. 252.
* 308 Pour de plus amples
informations à ce sujet, lire l'interview accordée au Journal Le
Soir du 10 mai 2001 par l'ancien Secrétaire général
Boutros Boutros Ghali. Ce dernier révèle notamment comment les
États-Unis ont refusé de lui accorder l'autorisation de brouiller
la Radio incendiaire "RTLM" au plus fort du génocide au Rwanda,
sous le fallacieux prétexte que cela coûterait très
cher.
* 309 M.D. Perrot,
Dérives humanitaires, État d'urgence et droit
d'ingérence, Paris, P.U.F., 1994, à la p. 19.
* 310 À l'exception,
bien entendu, de ce que nous avons vu sur le Chapitre VII de la Charte
de l'ONU. Mais cela est un autre débat, les dispositions de ce
Chapitre n'étant d'application qu'en ce qui concerne les conflits
interétatiques.
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