Itinéraire d'une recherche universitaire en
entreprise
A la rentrée 2002/03, venant de valider mon Deug
d'Administration économique et sociale (AES), j'intègre la
deuxième année de Deug Médiation culturelle et
communication (MCC) de l'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse
(UAPV). Ce cursus prévoit la validation d'un stage.
1 Laurent Gago est ATER à l'Université de Marne la
Vallée, UFR Arts et Technologies, enseignant à
l'Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle à l'UFR Communication,
chercheur au CREDAM, Centre de Recherches sur l'Education aux Médias.
Plus attiré par les médias que la communication
d'entreprise, et particulièrement par la radio, j'entame des
démarches pour faire quelques recherches au sein d'une station
nationale, sans préférence particulière pour l'une d'elle.
Si le statut de stagiaire en Deug 2 se prête peu pour la plupart des
dirigeants de stations à proposer à un étudiant de
travailler sur son antenne, mon réseau de connaissance m'a amené,
de façon inattendue, à rencontrer David Roizen, responsable de la
communication et des relations institutionnelles de Skyrock.
Les problématiques qui concernent son service
s'inscrivent en grande partie dans une stratégie de défense de
l'antenne, notamment dans la lutte qui l'oppose au Conseil supérieur de
l'audiovisuel (CSA), particulièrement attentif au contenu de
l'émission Radio libre, présentée chaque soir de
la semaine de 21 heures à minuit par Difool (David Massart, par ailleurs
directeur de l'antenne).
La mission que me propose David Roizen est de procéder
à une veille de cette émission, en élaborant des piges
précises de son contenu s'agissant des interventions des auditeurs au
sujet de problèmes qu'ils connaissent, des réactions de
l'équipes et des autres auditeurs.
Mon travail a donc été au mois de mai 2003
d'écouter les émissions des mois de janvier et février
précédents et d'élaborer un document de travail
précisant quelles étaient chacune de ces interventions et de
quels effets (réponses) étaient-elles suivies (cf annexe).
Le tableau Excel ainsi obtenu au prix de longues heures
d'écoutes attentives est une synthèse de tous les thèmes
de la « skysolidarité » pendant cette période.
Je le considère alors plus comme une prise de note, assez personnelle au
sens où elle appelle beaucoup de souvenirs plus précis dans ma
mémoire. Mon intérêt était alors de tenter,
grâce à cet outil de référence et de traitement
statistique, de présenter les aspects positifs contenus dans
l'émission autour de cette thématique de
skysolidarité.
Ce travail ne se destinait qu'à être
l'aboutissement de mes écoutes dans une perspective de première
approche de la recherche af in de compléter de façon aboutie mon
rapport de stage. Si mon appréciation de la dimension de
solidarité dans l'émission, objet de mes écoutes, m'est
apparue comme un aspect positif de l'émission -je ne me suis par
ailleurs alors exprimé sur rien d'autre- les outils que j'ai
utilisé étaient très personnels et ne relevaient
évidemment pas d'une méthodologie universitaire pour un
mémoire en sciences de l'information et de la communication (je rappelle
en outre que je n'étais alors qu'en seconde année de Deug MCC...
sans avoir fait la première année !)
David Roizen ne m'avait pas demandé ce travail, mais il
l'a apprécié et l'a largement diffusé comme un outil
supplémentaire de promotion de l'émission phare, à une
époque où le CSA était déjà vigilant
à son égard et où le rapport de Blandine Kriegel allait
affecter son appréciation et justifier un peu plus ses mises en garde
sur le caractère cru de certains propos tenus dans l'émission.
La station avait tous les droits de disposer de ce travail
comme une étude réalisée en interne par un étudiant
stagiaire et, à ma connaissance, il a trouvé un certain
écho dans le milieu de la radio et une partie du monde politique de la
culture comme au cabinet de Jack Lang. Michel Meyer l'a repris dans Paroles
d'auditeurs1, reproduisant les dix-huit pages de mon
tableau de notes et citant de façon référencée deux
pages de mon rapport. Je pense que cette citation est pour beaucoup dans
l'admission de ma candidature à l'Université de Paris 3 -
Sorbonne Nouvelle à la rentrée 2003. J'ai appris au Salon Radio
2006, en rencontrant Nicolas Becqueret, que le docteur en science de
l'information et communication avait aussi fait référence
à ce rapport dans sa thèse.
Si la citation de Meyer est flatteuse en recevant mes
observations comme seul contre argumentaire cité dans son ouvrage
largement à charge contre la tonalité du moment des
émissions de libre antenne, Nicolas Becqueret a été
largement plus critique sur mon travail. S'il valorise certains aspects de
l'antenne, il n'est
1 Parole d'auditeur, Michel Meyer, Paris, Syrtes, 2003,
345 pages.
pas une étude rigoureuse de tous les aspects de la
communauté d'auditeurs créée par l'émission.
Nicolas Becqueret précise notamment le caractère excluant de
cette communauté à l'égard de ceux qui n'en sont pas.
La concision et la visée de mon rapport, nous l'aurons
compris, laissait seulement la place à la valorisation de
l'émission selon mon appréciation de la solidarité qui
figure dans le contrat qui la lie à ses auditeurs. En aucun cas, il ne
s'agissait là du résultat de recherches au sens universitaire, ne
serait-ce que dans la construction de la réflexion et dans le format de
la chose.
La question de l'ambiguïté de la recherche
universitaire en entreprise se pose logiquement à moi aujourd'hui, alors
que je travaille sur le discours développé dans la
skysolidarité pour mon mémoire de Master 2 recherche et
que je suis, par ailleurs... salarié par Skyrock !
La station m'emploie en effet depuis un an et demi, à
la place des stagiaires successifs qu'elle recrutait jusque-là (dont
j'ai donc fait partie en mai 2003), à « piger » les
interventions de Radio libre autour de la thématique de la
skysolidarité. C'est-à-dire à continuer la prise
de note que nous avons précédemment définie selon
l'écoute de toutes les émissions depuis la rentrée
2004.
Dans la mesure où cette prise de note n'est que la
retranscription du contenu de l'émission et que l'usage qui peut en
être fait par la station m'est étranger (ou plutôt que j'y
suis étranger), je ne fais pas un cas moral troublant de partager ce
travail dans le cadre de mes recherches. Bien au contraire ! Aurais-je pu
bénéficier d'un tel corpus dans la seule année de
recherche de mon Master 2 ? Certainement pas. C'est parce ce traitement de
l'émission est aussi mon activité professionnelle, qui paie mon
loyer et me nourrit, que j'ai pu y consacrer le temps que nul n'aurait pu
consacrer dans une année universitaire dans le cadre de ses recherches.
Cela au bénéfice d'un corpus de référence plus
étendu, permettant de dégager des statistiques préalables
pour contextualiser l'objet particulier de mes recherches, permettant
d'éviter les erreurs d'appréciation liées à la
représentativité des éléments qui
seront traités, permettant de dégager des perspectives en
respectant leur cadre dans la skysolidarité et sans jamais
perdre de vue la part des recherches de mon mémoire dans le tout que
forme l'émission.
Et la station met à ma disposition un disque dur qui
peut se connecter à mon ordinateur personnel et qui regroupe toutes les
émissions de la saison, économisant au chercheur le travail
fastidieux d'enregistrement ou de consultation à l'Inathèque de
France, et permettant une consultation à courtoisie, à domicile,
sans contrainte d'horaires ou de coûts techniques, avec la meilleure
flexibilité dans l'organisation des recherches.
David Roizen n'est pour moi pas tout à fait un patron
ni tout à fait un ami. Nous entretenons de bonnes relations mais nous
nous voyons très peu et s'il voit je crois d'un bon oeil mes recherches
sur la matière qui nous lie par contrat de travail, il ne
s'intéresse pas à l'avancée de mes travaux ni même
à l'intitulé de mes recherches, à leur angle, à ma
problématique. Il découvrira mes résultats une fois mon
mémoire soutenu et j'accueillerais volontiers ses observations.
Je sais que s'il m'était utile pour ce mémoire
d'effectuer par exemple des entretiens, il me faciliterait largement la
tâche ; alors que si je lui étais étranger, il me serait
ardu, je n'en doute pas, de le rencontrer lui, Difool ou le directeur de la
station Pierre Bellanger, ou d'obtenir certaines informations que seule
détient la station.
Pour ces raisons, je trouve pertinent et même utile la
recherche universitaire en entreprise. J'imagine qu'il doit y avoir des cas de
conscience éthiques ou loyaux pour certains chercheurs dans cette
situation. J'ai la chance d'en être à l'abri.
Ce sont ces quelques mots avec les interpellations de Jacques
Gonnet et d'autres chercheurs qui ont déclenché la maturation du
projet de l'écriture de ce mémoire.
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