L'espace radiophonique comme acteur social
Même dans les cas les plus extrêmes -par exemple
celui où à cause de l'intolérance de ses parents une jeune
femme enceinte se retrouve à la rue dans le froid- au-delà du
caractère non définitif de l'évolution de la relation avec
les parents que nous avions défini plus haut, le lien social familial
reste primordial dans le discours de la skysolidarité. Nous
avions, par ailleurs, observé, en début d'analyse, que la famille
était le premier recours proposé par l'équipe de Radio
libre pour trouver de l'aide dans la phase d'évaluation du
problème et de la situation de l'auditeur. Le père, la
mère, un grand frère ou une grande soeur... si le problème
vient souvent de l'intolérance de la famille ou d'un de ses membres,
d'une part rien n'est définitivement figé, la situation peut
évoluer, comme nous l'avons vu, mais d'autre part, un père, une
mère, on ne peut pas ne pas les aimer, les respecter. Nous pourrions
écrire que les liens filiaux apparaissent être
considérés comme quasi-sacrés, si l'expression ne faisait
pas référence à la chose religieuse, qui, elle, n'est pas
une valeur primordiale dans le discours, loin s'en faut. Même fautive
d'intolérance, de racisme ou d'homophobie, la famille, pour l'espace de
discussion skysolidarité, c'est l'inverse de la France de
Nicolas Sarkozy : en crise ou en désaccord profond, on peut la quitter
un temps, mais on ne cesse de l'aimer.
Le lien interindividuel est le recours aux situations de crise
et le credo de la skysolidarité, et la famille en est le
premier pilier... après l'amour bien sûr qui est
considéré comme le lieu d'épanouissement
privilégié, choisi par l'individu. Ensuite viennent les amis,
comme cercle de refuge, plus ouvert à l'acceptation des choix ou de
l'identité.
Les institutions ont un rôle à jouer, bien
sûr, et leur accès est médié par une plateforme
d'interaction interindividuelle.
Je, ils -+ nous
Sur l'antenne, on partage les expériences. Il y a une
communauté d'intérêts, d'esprit, bien sûr, mais plus
encore un sentiment d'appartenance à un groupe. Pour rompre l'isolement,
mais aussi pour faire profiter une communauté de son expérience.
Une communauté choisie, des amis virtuels, sur les ondes, comme cette
génération d'auditeurs en a tant d'autres sur des chats, des
forums... La logique de ces jeunes gens est essentiellement centrée sur
le « je », mais ce « je » entretien des relations sociales
qu'il choisit par affinité. Sacre de l'individualisme, il ne s'agit plus
de subir un entourage immédiat (comme on subissait naguère un
mariage arrangé) mais de choisir ses amis, dans la vie réelle
comme dans différentes communautés qu'ont organisées les
modes de consommation des nouvelles technologies de la communication,
particulièrement internet. Le blog, journal personnel publié sur
internet en est une parfaite expression : centré sur soi, on partage ce
que l'on choisit avec ceux avec qui on trouve un ou des point(s) commun(s)
fédérateur(s). Une passion, une aventure, un bout d'histoire,
l'internet a permis la gestion d'un lien social dont chacun est le maître
de la pérennité. Les premiers blogs qui ont explosé en
France sont ceux dérivés des sites internet de Skyrock.
Essentiellement crées par des auditeurs, certains skyblogs sont aussi le
résultat de tentatives de pénétration d'une large
communauté jeune de la part de politiques notamment. Julien Dray,
porte-parole du Parti socialiste et en charge des questions de la jeunesse au
conseil régional d'Île-de-France a été le premier
à flairer l'occasion d'y tenter le dialogue. Et s'il eût de
nombreux messages peu confiants quand à la sincérité de
son intrusion dans la sphère des skyblogs (nous reviendrons sur la
question de la légitimité), d'autres suivront, bienveillants,
lorsque, exposant l'horreur de ce qu'il a vu de la prison de sa
circonscription, il interpelle : « Je me demande vraiment comment
ça se fait que la prison ne fait plus peur à certains
délinquants. Est-ce que vous auriez une explication ?
»1. Et des blogueurs continuent chaque semaine à
échanger avec le politicien.
1 Skyblog de Julien Dray :
http:iiledefrance.skyblog.com/8.html
La radio, anonyme elle aussi, où l'on dévoile ce
que l'on souhaite, avec en l'occurrence entre autres promesses de
l'émission celle d'y trouver soutien en cas de crise, n'échappe
pas, bien au contraire, à la captation par les jeunes de se saisir d'une
communauté virtuelle. Le contenu de l'émission y est
varié, diverses gaudrioles parsèment la plateforme
d'échanges solidaires où l'on peut s'exprimer sans crainte de ses
tracas, en préservant son identité, où l'on peut
satisfaire ce besoin naturel d'être utile, d'aider (et peut-être
aussi parfois de connaître son quart d'heure de gloire). Un lien social
se crée entre des auditeurs de différents horizons, cultures et
milieux sociaux, qui forment une communauté d'affinités, choisie
(sans quoi le contrat de communication se rompt) et qui donne expression
à des malaises, des joies, des coups de gueule. S'agissant de notre
sujet, nous relèverons particulièrement l'intérêt du
lien qui se crée dans l'espace radiophonique et son caractère de
vecteur de socialisation : écoute, partage, soutien, aide.
Dans un monde réel rempli de tabous, de tensions,
d'incompréhensions... ce n'est finalement pas un si gros paradoxe que
viennent s'exprimer dans le moment adolescent de l'espace radiophonique et sous
forme de confidences « sur l'oreiller » -pour reprendre les
expressions de Glévarec- les malaises d'une génération, et
peut-être particulièrement d'une partie sensible en
porte-à-faux entre plusieurs cultures, en quête de repères
pour se construire une identité.
Le caractère « multicolore » ne
confère pas à cette communauté une dimension
communautariste. Au contraire, on prône le mélange des cultures,
une société multiethnique.
Le discours de la skysolidarité
développe un cadre normatif des attitudes sociales dans un paysage
multiculturel où coexistent des individualités exacerbées
et très divisées. Les expressions de la crise du lien social que
nous avons pu observer ne viennent pas moins de la difficulté de faire
coexister un héritage avec une société contrastée,
métissée à tout points de vue, que du choc des cultures,
de la rencontre, parfois frontale, de différentes traditions.
Dans le pacte social proposé, le jeune adulte est
présenté comme le citoyen de demain -voire d'aujourd'hui- qui
doit participer à créer et à solidifier un lien social
d'un nouveau type pour préserver un pacte républicain
tiraillé par l'exacerbation de l'individualisme et les communautarismes.
Il s'agira de renouer des liens entre des individus qui n'appartiennent plus
à l'ancien grand idéal universaliste que fut l'idée de
république uniforme, qui sont libres de leurs choix d'affiliation et
désaffiliation, et pour qui le « je » prime sur le « nous
». Un équilibre à trouver entre la liberté de chacun
et le respect mutuel, en évitant le communautarisme, excluant, opposant,
source de tensions. « Un lien qui sache unir, sans trop serrer » pour
François de Singly1.
La diversité, le mélange, la liberté et
le respect apparaissent ainsi présentés comme des forces et la
condition à la réalisation d'un équilibre. Un pacte social
nouveau se constitue dans le discours radiophonique d'une communauté
d'auditeurs échantillon de la jeune génération.
Mais quelle est alors la position, le statut de Radio
libre et de ses animateurs ? L'émission de Difool est une
émission commerciale diffusée sur une radio commerciale (par
ailleurs avec un certain succès d'audience). Il n'en demeure pas moins
que nos observations tendent à lui conférer une dimension
supplémentai re.
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