Si l'on veut porter un regard sur la construction d'un
discours comme constitutive d'un projet commun, la coordination de la langue
est évidemment le premier élément préalable
nécessaire que nous devons interroger. C'est ce que nous avons vu,
d'après le travail Georges Mead1, dans la
seconde partie de notre exposé.
1 George Herbert, Mead, Mind, self and society,
University of Chicago press, 1962.
La communauté de la langue n'est pourtant pas, du
simple premier point de vue de l'analyse langagière, un caractère
pleinement satisfaisant. Le langage doit partager d'autres codes plus informels
: un lexique commun, une grammaire, une ponctuation verbale, des expressions
communes. Un « parler commun », en définitive. On ne peut
s'empêcher de penser au travail d'Anne-Caroline Fiévet sur les
codes langagiers entendus dans les émissions de NRJ, Fun radio et
Skyrock1. On n'obéit pas aux mêmes codes sur ces trois
grandes radios jeunes dont les cibles (et les publics) sont très
différents. Pour Anne-Caroline Fiévet, le parler nouveau des
banlieues dominant sur l'antenne de Skyrock est un métissages de
différents argots (anciens remis au goût du jour ou simplement
empruntés, nouveaux argots) ainsi que de nouveaux lexiques dont fait
partie, par exemple, le verlan. Ce vocabulaire n'est donc pas un simple langage
commun, nous pourrons voir ici la marque d'une appartenance identitaire
forte2.
Mais il ne s'agit pas seulement d'un vocabulaire collectif.
Il y a aussi une grammaire, une syntaxe partagée par les auditeurs et
les animateurs sur l'antenne. L'expression orale est, en outre, la plus
révélatrice de ces codes. On peut ainsi constater des
constructions syntaxiques communes. D'une part s'agissant de la ponctuation
elle-même au sens strict (comme par exemple le recours à des
phrases tronquées que nous décelons dans les retranscriptions par
la matérialisation écrite des points de suspensions). Mais aussi,
d'autre part, en envisageant l'emploi d'expressions comme « t'as vu ",
« tu vois ", « et tout ", « franchement ", « quoi "
(et tant d'autres que l'on retrouve tout au long des retranscriptions)
comme véritables marqueurs de ponctuation, établissant un code
syntaxique singulier tout autant qu'un socle de marqueurs langagiers
identifiants : comme le fait observer Anne-Caroline Fiévet, ne dite pas
« tu vois " à un animateur de Fun radio, il se moquerait
gentiment de vous en vous expliquant que non, à la radio, on ne voit
rien (en déplaçant ainsi la valeur de l'expression dans un
univers langagier où elle ne signifierait rien d'autre que la
1 Anne-Caroline Fiévet, sujet de thèse, sous la
direction de M. Jean-Pierre Goudaillier : Langue des jeunes et
stratégies des animateurs dans les émissions de libre-antenne de
trois radios nationale. Anne-Caroline Fiévet appartient au groupe
Radio (rencontres-ateliers doctoraux interdisciplinaires sur la radio, proche
du GRER (groupe de recherche et d'études sur la radio) de Jean-Jacques
Cheval, maître de conférences à
l'Université Michel de Montaigne de Bordeaux 3.
2 Françoise Gadet, Le Français populaire,
Paris, Puf, Coll. Que sais-je, 1997, 194 pages.
conjugaison de l'activité permise par nos yeux) voire
exprimerait franchement son agacement en vous envoyant promener.
Dans ses travaux, Anne-Caroline Fiévet montre ainsi le
caractère identitaire des langages propres aux auditeurs et aux
animateurs des différentes libres antennes du soir sur Skyrock, NRJ et
Fun radio et leur imperméabilité.
Partager le même langage co-élaboré dans
une émission par les différents auditeurs et animateurs
s'avère ainsi un élément fondamental du contrat de
communication radiophonique pour chacune des émissions de libre antenne.
Mais si ces langages sont propres à chacune de ses émissions, ils
n'en sont pas pour le moins rigides. Au contraire, ils sont très
vivants. Ils évoluent selon les vagues d'emprunts de mots ou
d'expressions dans la langue des cités (qui concerne tout
particulièrement Skyrock) et enrichissent en permanence un vocabulaire
coloré. On remarque ainsi à de nombreuses reprises les
répétitions de la même phrase par un auditeur ou un
animateur qui remplace une expression par un synonyme pour se l'approprier ou
la rendre plus accessible selon les fluctuations populaires ou plus excluantes
de certaines d'entre elles.
Le parler nouveau des banlieues vit et forge
l'identité langagière commune sur l'antenne de Skyrock. Les
mêmes langages et les mêmes codes partagés, le contrat de
communication en est renforcé par l'adhésion à une
identité langagière commune.
Le langage n'est cependant pas la seule condition du contrat
de communication pour l'élaboration d'un discours constitutif d'un
projet commun. Si nous avons vu plus haut qu'un certain nombre de valeurs sont
partagées à l'antenne, notamment s'agissant des attitudes des
auditeurs et de l'équipe prononcées à l'antenne à
propos des questions d'intolérance, il va s'agir de déceler plus
profondément quelles sont les valeurs qui gouvernent ces attitudes et
qui forgent le discours de l'émission.