L'engagement francais dans le processus d'internationalisation des droits de l'hommepar Aurelia Kergueno epouse Peuch Université Pierre Mendes France de Grenoble - DEA "histoire, droit, droits de l'homme" 1996 |
SECTION II- L'ACCEPTATION DU RECOURS INDIVIDUEL: UN ENGAGEMENT COMPLETDe 1974 à 1981, les critiques unanimes et indignées des commentateurs de la ratification française au sujet de la non-acceptation du droit de recours individuel ne parvinrent pas à désarmer la méfiance des Ministres des Affaires Etrangères. Ce fut en 1981, à la faveur de l'alternance présidentielle, que la France se mit au diapason des autres grands pays démocratiques. Le nouveau Gouvernement fit de la déclaration de l'article 25 son premier acte de droit international en l'annonçant par la voix de son Ministre des Affaires Européennes, André CHANDERNAGOR, dès le 30 mai 1981288(*). Tout en acceptant le recours individuel au profit de ses ressortissants, le Gouvernement ne crut pas devoir lever les réserves à la Convention émises en 1974289(*). Toutefois, si l'on considère que, d'une part, le monopole de la radio-télévision avait été atténué290(*) et que, d'autre part, les tribunaux des forces armées avaient été supprimés et le Code de discipline militaire révisé dans un sens plus libéral, les deux premières réserves perdaient beaucoup de leur importance. Il ne restait plus que la troisième, la plus importante291(*). Sans la possibilité du recours interne, non seulement la Convention recevait en France, pour diverses raisons, une application interne insuffisante, mais de sucroît elle hypothéquait l'application internationale de la Convention292(*). A- Une application interne insuffisanteMalgré les efforts déployés par les tribunaux français pour appliquer la Convention, le refus du recours individuel rendait sa mise en oeuvre insuffisante. 1-Application par les tribunaux Dans l'ensemble, les tribunaux français n'ont guère fait de difficultés pour admettre l'intégration dans l'ordre juridique français des dispositions de la Convention. Il est utile de rappeler à ce sujet que la France fait partie de cette catégorie d'Etats qui admettent l'intégration des conventions internationales dans leur droit national du seul fait de la ratification. Ainsi, après sa ratification et sa publication au Journal Officiel du 4 mai 1974, en vertu d'un décret datant de la veille, la Convention a ipso-facto une "autorité supplémentaire à celle des lois" (sous réserve de réciprocité), en vertu de l'article 55 de la Constitution. Les juges, qu'ils soient de l'ordre administratif ou judiciaire, doivent donc appliquer effectivement la Convention. Il est apparu qu'en 1981, le juge administratif n'avait fait aucune application de la Convention. Plus préoccupant, le Conseil d'Etat semblait éviter de faire application du texte.européen. Par un arrêt d'Assemblée du 8 décembre 1978, Groupe d'information et de soutien aux travailleurs émigrés, la Haute Juridiction avait par exemple annulé le décret du 10 novembre 1977, suspendant partiellement le droit pour les familles des travailleurs immigrés de les rejoindre. Dans cette affaire, le Conseil d'Etat, suivant son Commissaire du Gouvernement, a admis -ce qui est conforme à l'inspiration fondamentale de la Convention de 1950- que la France protège les droits de "l'homme" et pas seulement ceux des "citoyens", mais, pour l'affirmer, il s'est fondé non sur la Convention (article 12) mais sur un principe général du droit. Le Conseil d'Etat ne refusait pas de faire application de la Convention, mais en donnait une interprétation restrictive. Les juridictions de l'ordre judiciaire quant à elles ont appliqué le texte européen sans hésitation et même parfois en visant d'office certains articles de la Convention293(*). Il était donc difficile d'admettre que "les occasions d'application directe des dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme, notamment par nos juridictions, n'ont pas été assez nombreuses pour que l'on puisse apprécier l'incidence de cette Convention sur notre droit interne", comme l'indiquait le Ministre des Affaires Etrangères en 1977 en réponse à une question écrite posée par M. KIEFFER294(*). Si la Convention se trouvait effectivement intégrée dans l'ordre juridique français, le contrôle de sa mise en oeuvre demeurait imparfait. 2- Contrôle de la mise en oeuvre de la Convention L'application effective de la Convention ne suffisait cependant pas à priver d'utilité l'acceptation du recours individuel; trois "manquements" pouvaient en effet surgir, qui tenaient à l'inadvertance du Gouvernement, à des problèmes d'interprétation ainsi qu'à certaines pratiques administratives ou juridictionnelles dépassées295(*). Les inadvertances sont constituées par une incompréhension de la portée de la ratification française. A titre d'exemple, le Tribunal de grande instance de Laval affirma dans un jugement du 29 avril 1977296(*) que: "les juges ont pour mission et obligation d'appliquer les lois régulièrement votées et promulguées sans pouvoir en apprécier ni la constitutionnalité, ni la compatibilité avec tel principe consacré par une convention internationale, fût-elle ratifiée." De telles erreurs risquaient de compromettre le contrôle effectif de l'application de la Convention par les autorités françaises. De cette constatation, on pouvait choisir de conclure qu'elles confortaient l'attitude prudente du Gouvernement, ou, au contraire, qu'elles rendaient plus nécessaire encore le contrôle effectué par la Commission et la Cour européennes des droits de l'homme. Mais la Commission européenne ne peut être saisie qu'après épuisement des voies de recours internes (article 26 de la Convention). Or les erreurs commises étaient le fait des juridictions de première instance seulement, ce qui diminuait la menace de voir la France s'exposer à une condamnation de Strasbourg. Des problèmes d'interprétation pouvaient surgir. Dans ce cas, le contrôle international viendrait faciliter l'interprétation quelques fois délicats des dispositions de la Convention de sauvegarde. Au sujet de la portée de son article 9 par exemple, des difficultés ont surgi: certains tribunaux avaient estimé qu'il était incompatible avec le statut français de l'objection de conscience alors que d'autres, utilisant la procédure du sursis à statuer, attendait l'interprétation du Ministre des Affaires Etrangères297(*). S'il était vrai que le mode normal d'interprétation des traités en droit des gens demeurait l'interprétation unilatérale par chaque Etat, il n'en restait pas moins qu'on risquait d'aboutir, du fait des divergences d'interprétation entre les organes nationaux et les organes européens, à une protection différente des droits de l'homme selon les pays. Or le but de la Convention était de créer un système européen unique de sauvegarde. Quant au troisième manquement possible, il touchait aussi bien le pouvoir exécutif et l'administration, que le pouvoir législatif et l'autorité judiciaire, tous trois tenus aux obligations de la Convention depuis sa ratification en 1974. Mais le contrôle du juge était incomplet, qu'il s'agisse du contrôle exercé sur les actes du pouvoir législatif298(*) , ou de l'autorité judiciaire ou administrative299(*). Il s'agissait de la plus grave des carences du système français de contrôle. * 288 Jean-Louis BURBAN, Le Conseil de l'Europe, p.79. * 289 Au Sénat, en réponse à une question orale, le Ministre CHANDERNAGOR a justifié ainsi la position du Gouvernement: "Le problème de savoir si le Gouvernement maintenait ou levait ces réserves ne s'est pas posé pour une raison simple et pratique. J'ai moi-même proposé, à ce moment-là, comme il était de mon devoir, de déposer la déclaration prévue à l'article 25. Nous avions le souci d'aller vite. Si on avait en même temps posé le problème des réserves, il s'en serait suivi une consultation assez longue des différents services. Or, l'expérience des Gouvernements précédents a prouvé que cette procédure risquait d'être longue." J.O., Sénat, séance du 13 octobre 1981, p. 1952. * 290 Par la loi du 9 novembre 1981 * 291 Jean-Louis BURBAN, op.cit., p.84 * 292 Alain PELLET, La reconnaissance par la France du droit de requête individuelle devant la Commision européenne des droits de l'homme, Revue de droit public, 1981, pp. 69 à 103. * 293 Arrêt "Baroum", bull., n° 346, p.906, cité par PELLET, op.cit.,p.79. * 294 A. N., séance du 6 mai 1977, J.O. A.N. Débats, mai 1977, p.2570. * 295 Alain PELLET, op. cit., p.80. * 296 Ann. Conv. Eur. D. H., 1977, p.750, cité par PELLET, op.cit., p.82. * 297 Alain PELLET, op.cit., p.84. * 298 Conseil constitutionnel, décision du 15 janvier 1975, rendue sur la conformité de la loi sur linterruption volontaire de grossesse à l'article 2 de la Convention: le Conseil refuse d'examiner la conformité d'une loi aux stipulations d'un traité ou accord international. * 299 Le Conseil d'Etat fit difficulté, jusqu'à l'arrêt Nicolo de 1989, pour faire prévaloir un traité international de préférence à une loi postérieure (jurisprudence Syndicat général des fabricants de semoules de france, C.E.,section, 1er mars 1968), alors que les juridictions judiciaires, respectueuses de l'article 55 de la Constitution, faisaient prévaloir les dispositions d'un engagement international sur toute loi interne, même postérieure (Cafés Jacques Vabre, , C.Cass, Chambre mixte, 24 mai 1975). |
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